
Le Réel, il faut concevoir que :
– C’est l’expulsé du sens.
– C’est l’impossible comme tel.
– C’est l’aversion (L, apostrophe) du sens.
– C’est aussi, si vous voulez, l’aversion du sens dans l’anti-sens et l’ante-sens.
– C’est le choc en retour du Verbe, en tant que le Verbe n’est là que pour ça.
Jacques Lacan, Séminaire XXII, RSI, séance du 11 mars 1975.
Le réel en tant que traumatisme n’est pas la vérité ultime « ineffable » que le sujet ne peut approcher qu’asymptotiquement, mais celle qui rend toute vérité symbolique articulée à jamais « incomplète », ratée, une petite boule dans la gorge de l’être parlant qui l’empêche de « tout dire ». C’est ainsi que fonctionne le réel de l’antagonisme (« la lutte des classes ») dans le champ social : ici aussi, l’antagonisme n’est pas le référent extrême qui ancre ou limite l’arrachement infini des signifiants (« La signification ultime de tous les phénomènes sociaux est fixée par leur position dans la lutte des classes. »), mais précisément la force de son déplacement constant, c’est-à-dire celui selon lequel toute référence directe à l’universalité (à « l’humanité », à « notre nation », et ainsi de suite) est toujours disloquée, « diffractée », d’une manière particulière selon sa signification littérale. La « lutte des classes » est le nom marxiste de cet « opérateur de déplacement » fondamental ; en tant que telle, la « lutte des classes » signifie qu’aucun métalangage neutre ne nous permet ici d’appréhender la société comme une totalité « objective » donnée, que nous « prenons toujours déjà position ». Le fait qu’il n’existe pas de concept « neutre », « objectif » de la lutte des classes est donc le constituant décisif de ce concept. Et il en va exactement de même pour la différence sexuelle en tant que réel pour Lacan : la différence sexuelle n’est pas le référent ultime qui limite la dérive infinie de la symbolisation, dans la mesure où elle est à la base de toutes les autres polarités et en constitue la signification profonde (comme dans les cosmologies prémodernes : la lumière contre les ténèbres, le feu contre l’eau, la raison contre l’émotion, et ainsi de suite, elles sont toutes ultimes, le yin contre le yang, le principe masculin contre le principe féminin …), mais au contraire celle qui « courbe » l’univers discursif, nous empêche de fonder ses formations dans la « dure réalité » — ce qui signifie que toute symbolisation de la différence sexuelle par rapport à elle-même reste à jamais instable et décalée. Pour le dire de manière un peu spéculative, la différence sexuelle n’est pas un mystérieux X inaccessible qui ne pourra jamais être symbolisé, mais plutôt l’obstacle à cette symbolisation, la tache qui sépare à jamais le réel des modes de sa symbolisation. Ce qui est décisif pour une telle représentation du réel, c’est cette coïncidence du X inaccessible avec l’obstacle qui le rend inaccessible, comme chez Heidegger qui souligne à maintes reprises comment l’être n’est pas simplement « soustrait » — l’être « n’est » rien d’autre que son propre retrait… (…) Et le réel ne peut pas être désigné, non pas parce qu’il est extérieur, hors de l’ordre symbolique, mais parce qu’il lui est inhérent, sa limite interne : le réel est l’obstacle interne par lequel le système symbolique ne peut jamais « venir à lui-même » ou s’expérimenter comme une identité de soi. En raison de son immanence absolue au symbolique, le réel ne peut pas être désigné positivement, il ne peut être montré que dans un geste négatif comme l’échec inhérent de la symbolisation. (…) Dans son rapport à la phénoménologie, Lacan passe par trois stades. Le premier Lacan est un phénoménologue herméneutique, dans la mesure où le domaine de la psychanalyse est pour lui un domaine de signification, c’est-à-dire que le but du traitement psychanalytique est d’intégrer les symptômes traumatiques dans un domaine de signification. Le Lacan du milieu, « structuraliste », dévalorise agressivement la phénoménologie, selon la formule classique de Jacques-Alain Miller [1]. Elle est déterminée comme la science imaginaire de l’imaginaire ; en tant que telle, elle est incapable d’approcher le mécanisme structural insensé qui génère l’effet de signification d’ordre phénoménal. Plus tard, avec le déplacement d’accent porté sur le réel, le fantasme n’est plus (sur)déterminé comme une formation imaginaire par le réseau symbolique absent, mais il est reconnu comme une formation qui remplit la lacune du réel — comme le dit Lacan : « on n’interprète pas le fantasme ». La phénoménologie est alors réintroduite comme description des manières dont le réel se montre lui-même dans des formations fantasmatiques sans être désigné par elles : c’est la description, et non l’interprétation, du domaine fantomatique des mirages, des « grandeurs négatives » qui positivent le manque d’ordre symbolique. Nous avons ici affaire à la disjonction paradoxale entre phénoménologie et herméneutique ; Lacan ouvre la possibilité d’une phénoménologie radicalement non-herméneutique, c’est-à-dire d’une description phénoménologique des apparitions fantomatiques qui sont porteuses du non-sens constitutif. Dans la mesure où les sphères interdépendantes de la signification (accessible à l’herméneutique) et de la structure symbolique (accessible par l’analyse structurale) forment deux cercles, la description phénoménologique du fantasme doit donc être localisée comme l’interface des deux cercles.
Slavoj Žižek, Das Unbehagen im Subjekt, Wien,Passagen, 1998, p. 91-93.
Élaboration de la catégorie de Réel chez Lacan
A différents moments de son parcours, Lacan a exploré l’un ou l’autre des trois registres : Imaginaire, Symbolique et Réel. La célèbre conférence sur le « stade du miroir » (1936) insistait sur l’unité imaginaire du moi dans l’image du corps. Dans les années 50, en plein essor du structuralisme, Lacan insiste sur le primat du symbolique, c’est-à-dire sur le fait que la parole est toujours en position seconde dans le champ du langage. Celui-ci préexiste au sujet et le détermine ; il ne reste pour le sujet qu’à apprendre à s’y repérer. Dans les années 70, s’affirmera le rapport entre ce que Lacan appelle désormais le « parlêtre » — pour éviter les difficultés de la notion de sujet — et le réel du corps (la jouissance).
C’est dans sa conférence de 1953 que Lacan introduit une première articulation des trois registres. Il rappelle que la psychanalyse se fonde sur la fonction de la parole : toute parole appelle une réponse, même s’il n’y a que du silence en face. Ce faisant, la parole ouvre un champ que Lacan appellera le champ de l’Autre, qui est le champ du discours où opère la logique du signifiant dans le transfert. Ce champ se situe au-delà du face-à-face narcissique et de l’intersubjectivité. « Ce que nous apprenons au sujet à reconnaître comme son inconscient, c’est son histoire — c’est-à-dire que nous l’aidons à parfaire l’historisation actuelle des faits qui ont déterminé déjà dans son existence un certain nombre de “tournants” historiques. Mais s’ils ont eu ce rôle, c’est déjà en tant que faits d’histoire, c’est-à-dire en tant que reconnus dans un certain sens ou censurés dans un certain ordre. » [2] Les trois registres seront encore dits « ces modes qui sont ceux sous lesquels j’ai pris la parole » vingt ans après (séance du 18 mars 1975). Plus tard, Lacan dira que « l’Autre, c’est le corps », non pas pour récuser son approche précédente mais pour rappeler à un auditoire trop pressé de s’asseoir sur ses acquis, que le signifiant n’est pas « des mots en l’air », mais du corps. Pas le corps de la biologie, mais le corps de la jouissance.
Il est impossible de déduire de ce parcours que Lacan évoluerait de l’Imaginaire vers le Réel en passant par le Symbolique, comme s’il s’agissait des étapes d’une ascension vers le Saint Graal du Réel. C’est un contresens de vouloir en déduire un effacement de l’imaginaire et du symbolique au profit du réel. De ceci témoigne le séminaire RSI de 1974-1975, où Lacan reprend la question des trois registres à l’aide d’une figuration topologique qui les fait équivaloir en tant que ronds tenus ensemble par un nœud borroméen. L’essentiel de ceci est que l’on ne peut parler de l’un des registres sans avoir à faire aux deux autres. Lacan nous dit que « la consistance de l’Imaginaire est strictement équivalente à celle du Symbolique, comme à celle du Réel » (séance du 11 février 1975). De plus « ce n’est que de tenir entre eux qu’ils consistent. Les trois tiennent entre eux réellement » (17 décembre 1974).
Lacan se débat avec la question de la consistance des trois registres, qu’il fait pencher parfois du côté de l’imaginaire (séances du 10 décembre 1974, du 17 décembre 1974 et du 11 février 1975), parfois du côté du réel (11 mars 1975). Ce séminaire ne permet pas de dégager une théorie lacanienne définitive du rapport de consistance entre les trois registres ! C’est plutôt l’errance que la complétude qui caractérise ce séminaire et Lacan ne cesse de manifester son désarroi qu’il appelle à l’occasion son « erre ». Ce séminaire tend à introduire un quatrième terme susceptible de faire tenir l’ensemble des trois ronds. Ce quatrième terme deviendra le symptôme.
Lacan affirme que rien ne peut démontrer la conjonction du masculin et du féminin, puisque les deux étant affectés du langage, leur rapport n’est pas naturel ni complémentaire. D’où l’aphorisme « Il n’y a pas de rapport sexuel ». « Le langage n’est donc pas simplement un bouchon, il est ce dans quoi s’inscrit ce non-rapport. C’est tout ce que nous pouvons en dire. » (17 décembre 1974). Le langage fait échouer toute démonstration du rapport sexuel, mais fait également échouer la démonstration du contraire (18 mars 1975). Lorsque Lacan martèle cet aphorisme dans les années 70, il ne faut pas perdre de vue le contexte où il a pris naissance : la montée après la guerre d’un révisionnisme post-freudien qui affirmait devoir conduire l’analyse des pulsions partielles vers le « primat du génital » considéré comme un dénouement réussi. Dit autrement, c’était inscrire dans la théorie et la pratique analytiques une normativité qui n’était pas celle de Freud et qui sera nommée plus tard dans le féminisme : contrainte à l’hétérosexualité obligatoire. Lacan est venu s’inscrire en faux contre cette vision de la vie sexuelle en refusant d’y faire participer la psychanalyse. Il n’y a rien qui démontre que l’homme est fait pour la femme et la femme pour l’homme.
L’important est que toute cette élucubration essaye de nous faire cerner ce dont il s’agit dans la psychanalyse, à savoir ce qu’il en est de l’interprétation qui fait effet sur le symptôme. L’interprétation ne vise pas l’imaginaire (l’identité imaginaire du moi), elle ne vise pas le symbolique (ajouter du sens au sens, dériver sans fin d’une signification à la suivante) ; elle vise le corps. « L’effet de sens exigible du discours analytique n’est pas Imaginaire, il n’est pas non plus Symbolique, il faut qu’il soit Réel. Et ce dont je m’occupe cette année, c’est d’essayer de serrer de près quel peut être le Réel d’un effet de sens. » (11 février 1975). Mais dire que l’interprétation vise le réel du corps ne signifie aucunement, si on suit Lacan, qu’elle pourrait enjamber les autres registres, comme s’il était possible d’ouvrir un accès direct et purifié au Réel. Cette idéologie post-lacanienne vise le Réel d’une manière qui reste justement imaginaire… Or, redisons-le, « ce n’est que de tenir entre eux qu’ils consistent. Les trois tiennent entre eux réellement. » (17 décembre 1974).
On voit aussi que nulle part Lacan n’affirme cette espèce de phobie du sens qui semble s’être saisie de l’engeance lacanienne après la mort de Lacan : il s’agit certes de toucher un point d’arrêt dans la dérive du sens, c’est-à-dire le point où se nouent le sens et le corps (la « jouis-sens »), mais pas de viser en soi un pur « hors-sens » qui serait l’épiphanie de la jouissance et le dernier mot de l’analyse. Il n’y a pas d’en-dehors positif à atteindre. La contingence de la propre histoire n’est pas plus un résultat positif à cerner que les fixations névrotiques qui la rendent racontable : ce sont plutôt l’envers et l’endroit d’un même parcours. Il n’y a sur ce parcours que des points d’achoppement par où l’inconscient signale qu’il y a du sujet à cet endroit. Le réel se signale par un truc qui cloche. Mais ce truc est aussi en retour ce qui fait parler, aussi le réel n’est pas le terme du processus, mais un élément du processus.
Le réel comme « aversion du sens » ne signifie donc pas une injonction à cette aversion, mais une reconnaissance de ce que le réel verrouille le sens dans le corps. Le réel n’a pas de sens mais ne peut être abordé qu’avec du sens. Cliniquement, cela peut vouloir dire qu’on peut passer son temps à bavarder pour ne pas toucher à ce nœud dans le corps, ou au contraire qu’on peut se rengorger de non-sens pour ne pas faire l’effort de parcourir la chaîne signifiante et d’achopper encore et encore, qui est le seul chemin de l’analyse. Ce sont alors deux formes cliniques — une fois à l’envers, une fois à l’endroit — du même évitement. Lacan ne nous dit pas du tout qu’il faut refuser le sens, mais que l’interprétation peut toucher ce nœud dans le corps, et ceci non pas en répudiant les autres registres, mais au contraire en sachant suivre leur courbure.
Conception du Réel lacanien par Žižek
Žižek rappelle que le réel de Lacan n’est pas la réalité — c’est-à-dire ni la réalité psychique ni la réalité extérieure. C’est ainsi qu’il est peine perdue de chercher le réel « dans la réalité », comme ces analysants qui veulent à tout prix s’expliquer leurs problèmes à l’aide d’un hypothétique « traumatisme » dont ils pensent que la thérapie va les aider à l’exhumer. Le réel, comme le dit Žižek, n’est pas le bord externe du symbolique, comme le serait un traumatisme non-symbolisable, mais il est immanent au symbolique. Le réel est cette pierre d’achoppement qui fait trébucher le discours bien rodé, et qui se manifeste dans un lapsus ou un acte manqué qui empêchent ce qui était prévu « de tourner rond ».
De ce rappel élémentaire de la catégorie de réel chez Lacan, Žižek déduit le fait pour un sujet d’être situé dans les antagonismes sociaux ou dans la différence sexuelle d’une façon qui l’empêche d’embrasser le tout, de tout dire, ou encore d’être « des deux côtés » à la fois. Il n’est pas possible d’être à la fois l’Un et l’Autre. Cette position « dans le champ de l’Autre » (pour parler ici comme Lacan) interdit toute vision surplombante de la totalité, toute symbolisation close sur elle-même, tout métalangage.
Dans une veine tout à coup heideggérienne annonçant la parallaxe, Žižek parle alors d’une « coïncidence du X inaccessible avec l’obstacle qui le rend inaccessible ». Le trou du réel se manifeste par les formes que prend son remplissage fantasmatique. Le trou réel et l’obstacle imaginaire coïncident selon Žižek. Si le réel est ce qui arrive (comme avec un lapsus), ce qui n’est pas prévisible et qui en même temps ne colle pas, comment peut-il avoir à faire à un obstacle ?
Demandons-nous maintenant à quoi sert cette notion de Réel. Chez Lacan, cette notion servait à ordonner la parole aux trois registres dits de même consistance, afin justement de se garder d’en privilégier un, comme il est tentant de le faire ; elle servait aussi à démentir toute idée d’une harmonie préétablie entre le mot et la chose ou entre l’homme et la femme. L’affirmation inlassable d’un rapport sexuel qui « ne cesse pas de ne pas s’écrire » rappelait à la fois l’impossibilité de formaliser une conjonction logique entre l’homme et la femme en même temps qu’une tentative permanente de l’écrire qui caractérise les rapports foireux entre les sexes.
Mais qui a bien voulu démontrer cette conjonction logique, si ce n’est les psychanalystes américains d’après-guerre, qui s’inscrivaient tout à fait en ce sens dans le « dispositif de sexualité » décrit par Foucault ? Le discours de Lacan arrive dans un contexte civilisationnel où la différence sexuelle vidée de son immense corpus mythologique se résume à la reproduction sexuée, laquelle cherche à s’avérer par les voies de la science. Le sexe biologique est ainsi réduit à l’os nu de sa fonction reproductive. Ce qui se dit et se vit par-dessus dans le couple et l’amour est en effet bien incapable de démontrer quoi que ce soit du côté de l’existence du rapport sexuel, c’est-à-dire d’une preuve que l’homme et la femme seraient faits l’un pour l’autre. Le démenti de Lacan intervient à une époque où il s’agirait de déduire de la reproduction biologique une conjonction sexuelle qui n’a pourtant jamais été problématisée de cette façon auparavant. Or il n’est pas tenable dans la structure, qui est faîte de langage, de suspendre la conjonction sexuelle à une réalité biologique.
L’impossible affirmé par Lacan prend sens dans un tel contexte historique, qui s’acharne à vouloir rendre possible l’impossible, soit à déduire un rapport social de l’administration de la preuve biologique. Cette démonstration ne peut pas se faire. Mais il faut bien voir que cette impossibilité est tributaire de la position même du problème, laquelle n’est à la disposition de personne. Il n’est pas entre les mains d’individus livrés à leurs préférences individuelles de contrer l’évidement symbolique de la réalité sexuelle. Chacun doit désormais se débrouiller avec sa solitude sur ce point, jusqu’à nouvel ordre (symbolique s’entend).
C’est à cet endroit qu’on doit poser la question de la « politique de l’impossible ». Car si Lacan est bien responsable d’une certaine promotion de l’impossible dans les années 70, la responsabilité de la lecture qui en est faîte restera toujours celle du lecteur. Si le nom de « parlêtre » voulait échapper à toutes les ambiguïtés de la notion de sujet, il a à son tour l’inconvénient d’introduire une nouvelle prise ontologique. De là à ce que l’analyse se donne pour but de réduire le discours de l’analysant à l’os nu de « l’impossible du rapport sexuel » consubstantiel à « l’être parlant », il n’y a en effet qu’un pas qui a été allègrement franchi par des successeurs de Lacan. L’impossible sur quoi achoppe l’analyse est alors identifié au fait même du langage. Mais il est tout à fait loisible — du point de vue de la responsabilité de notre lecture — de replacer cette notion de Réel dans la tentative par Lacan de formaliser une impasse moderne et d’avertir en quelque sorte qu’on ne pourra que se casser le nez dessus, chose pour laquelle il n’existe précisément aucune solution individuelle telle que la psychanalyse pourrait y remédier. Si on adopte cette lecture, alors les recherches ne font que commencer et on ne s’en tirera pas en logicisant l’inconscient, mais en l’historicisant.
Compris de cette manière, le Réel — indissociable des autres registres, répétons-le — ne saurait se muer en objectif hypostasié de la cure non plus qu’en alibi d’impossibilité contre toute perspective d’émancipation collective. Lacan parle du « Réel d’un effet de sens » qui ne soit ni imaginaire ni symbolique. Pourquoi ? Parce que seul un tel effet de sens aurait une chance de faire se rejoindre la structure du sujet et la structure de son époque. Toute autre approche du Réel ne fait que reconduire à l’image du corps propre (imaginaire) ou aux voies du discours socialement efficaces (symbolique) ; or ce n’est clairement pas ce que vise Lacan lorsqu’il parle de « serrer le Réel d’un effet de sens ». Il n’est pas possible pour un tel Réel, immanent au champ de l’Autre, de se poser comme indemne de cet Autre. Mais il ne peut y faire effet qu’en ne se confondant pas à sa consistance imaginaire ou symbolique, ce que permet la modélisation borroméenne.
Peut-on détacher la notion de Réel de la fonction politique qu’elle prend à tel moment de l’élaboration d’un discours et peut-on la transformer en « révélation ontologique » [3] ? Žižek a parfaitement perçu la dérive nihiliste que contient une telle position, puisqu’il en fait le reproche percutant à Jacques-Alain Miller [4]. Cliniquement, il ne fait aucun sens de vouloir conduire l’analysant vers une sorte de butée indépassable présentée comme une constante logique. Cela revient à donner à l’analyse une orientation préécrite et à faire passer un résultat théorique (lui-même conditionné) au rang d’inconditionnel. Mais les conséquences ne se font pas sentir que dans l’intime du cabinet analytique, puisque qu’elles s’accompagnent d’un cynisme politique qui prétend s’incliner devant le Réel de son cru.
Mais Žižek n’est manifestement pas lui-même entièrement dégagé de la fascination qu’exerce sur des générations de Lacaniens le terme de Réel. Une prise en compte rigoureuse de ce que dit Lacan dans le séminaire RSI ne permet pas d’hypostasier cette catégorie, l’impossible étant lui-même situé dans le discours (c’est-à-dire au cœur du lien social). En somme, le Réel est celui des trois registres sur lequel il y a le moins à dire ; il n’y a aucune raison d’en faire la promotion. Le réel est une mauvaise rencontre, une chose qui vous arrive sur le coin de la figure quand vous ne vous y attendez pas, un signal que ça cloche, une invitation à analyser, mais certainement pas une chose qui devrait être recherchée pour elle-même (version millérienne) ni faire l’objet d’une mise en garde éthique, comme le défend Žižek. Il vaut tout au plus comme relance à analyser des conditions dont les termes ne sont jamais taillés dans le marbre de l’éternité. Ainsi, le non-rapport sexuel n’est pas une chose qui peut être ontologisée, érigée en doctrine fondamentale et vérité ultime de la cure et du lien social. Il faut bien plutôt mettre en rapport cette proposition lacanienne avec les conditions historiques de sa formulation. Un réel dont la place est ménagée n’est qu’une mise en scène grotesque. Un négatif averti n’est pas un négatif de structure. Un impossible qu’on ressasse, un tel amour de l’échec, n’est qu’un mantra réactionnaire.
Sandrine Aumercier, février 2023
[1] Jacques-Alain Miller, « L’action de la structure », dans Cahiers pour l´Analyse, 9, 1966.
[2] Jacques Lacan, « Fonction et champ du langage et de la parole », dans Écrits, Paris, Seuil, p. 261.
[3] L’expression est de Jacques-Alain Miller dans « Progrès en psychanalyse assez lents » dans La cause freudienne, n°78, 2011/2,, p. 177.
[4] Slavoj Žižek, « L’inconscient, c’est la politique », dans Lacan Quotidien, 31 août 2011. En ligne : https://lacanquotidien.fr/blog/2011/08/zizek-linconscient-cest-la-politique/