Marshall Sahlins : « L’intérêt pratique des hommes dans la production est symboliquement constitué. »

Il pourrait sembler superflu de rappeler une chose aussi triviale que celle énoncée dans le titre. Rien de nos besoins vitaux ne peut être considéré isolément de l’ordre symbolique où ils s’insèrent. Nous semblons tous le savoir ; il est portant patent que, d’une manière toujours plus agressive et hystérisée, la décision politique se justifie de l’absolue priorité de notre survie individuelle et collective comprises au sens statistique (la conjonction « et » se révélant disjonctive : il s’agit d’une survie de chacun pour soi, d’une part, et de la survie de la totalité abstraite ou humanité objectivée pour elle-même, d’autre part, le rapport entre les deux étant forclos). Cette problématique qui correspond à l’économicisation de la vie doit être examinée et critiquée, à une époque où la survie statistique est devenue raison d´État et cause apparemment supérieure et indiscutable d’un biopouvoir productif de normes, comme aurait dit Foucault – mais ceci précisément à l’intérieur d’une organisation sociale dont le fonctionnement objectif rend chaque jour plus précaire et plus menacée l’existence de l’humanité et en particulier celle des populations superflues. Les chiffres statistiques du nombre de morts par Covid ; du nombre d’homicides ou de suicides, ou encore d’accidents ou de « maladies de civilisation » qui pourraient être, dit-on, être évités ; les chiffres de la faim dans le monde et ceux des ravages écologiques tout comme ceux des victimes de la guerre et du terrorisme — ces chiffres ne peuvent en aucun cas être étudiés séparément de l’organisation symbolique qui en fonde le discours et qui perpétue une raison pratique historiquement déterminée. Ils ne sauraient constituer un argument valable en dehors de toute référence culturelle ni valoir comme une urgence à intervenir pour sauver une humanité réduite à la seule quantité de ses membres et à la seule intégrité physique des individus qu’elle contient (comme corps mobiles à gérer et employer, comme bouches à nourrir ou comme chair malade). Le paradoxe monstrueux que ces chiffes nous étalent tous les jours sous les yeux, comme si nous étions condamnés au spectacle de notre propre agonie et hypnotisés par elle, nécessite une analyse sans concession sur la manière dont notre civilisation se comprend elle-même et dont, précisément, elle se reproduit socialement, au point justement d’avoir inventé la mort industrielle. Les apports de l’anthropologie sont indispensables sur ce point et les lignes qui suivent, tirées du livre de Marshall Sahlins, Au cœur des sociétés, raison pratique et raison culturelle, nous le rappellent avec force. Dans cet ouvrage, Sahlins (1930-2021) reprend le débat entre le structuralisme et le matérialisme historique, afin de réfuter l’inféodation de la culture à tous les utilitarismes de la raison pratique moderne, ce qui inclut aussi une critique du marxisme traditionnel. Le livre étant actuellement indisponible en français, nous traduisons un extrait de sa conclusion (tiré de l’édition américaine, Culture and Practical Reason, The University of Chicago Press, 1976, p. 205-208) dans l’espoir d’intéresser beaucoup de monde à la lecture de l’ouvrage entier et de contribuer par là à un débat indispensable de la psychanalyse et de la critique sociale avec les problèmes et les résultats de l’anthropologie.


Il est évident, tant pour la société bourgeoise que pour les soi-disant primitifs, que les aspects matériels ne devraient pas être séparés des aspects sociaux, comme si les premiers étaient liés à la satisfaction des besoins par l’exploitation de la nature, les seconds aux problèmes des relations entre les hommes. Ayant fait une telle différenciation fatidique des composantes culturelles — ayant dissocié l’ordre culturel en sous-systèmes de finalités différentes — nous sommes obligés de vivre pour toujours avec ses conséquences intellectuelles. C’est-à-dire que chaque « sous-système » est d’abord soumis à un type d’analyse différent, en termes de propriétés matérielles et sociales, respectivement, et ensuite référé à une téléologie différente : l’articulation à la nature au service d’un intérêt pratique d’une part, le maintien de l’ordre entre les personnes et les groupes d’autre part. Nous nous trouverions alors face à un type de problème qui hante en fait l’anthropologie depuis le début, à savoir comment rendre compte des relations fonctionnelles entre des aspects qui avaient d’abord été conçus comme distincts. Une grande partie de l’anthropologie peut être considérée comme un effort soutenu pour synthétiser une segmentation originale de son objet, une distinction analytique des domaines culturels qu’elle avait effectuée sans réflexion, si ce n’est clairement sur le modèle présenté par notre propre société. Mais le projet était condamné dès le départ, car le tout premier acte avait consisté à ignorer l’unité et la spécificité de la culture en tant que structure symbolique, et de ce fait le problème de la raison imposée de l’intérieur à des relations tournées vers une nature extérieure. L’erreur a été d’abandonner cette raison à divers aspects pratiques et d’être ensuite obligé de décider comment un ensemble d’exigences se reflète dans les relations à un autre — relation de l’économique au social, du social à l’idéel, de l’idéel à l’économique. Mais il s’ensuit qu’une retotalisation ne s’effectue pas simplement en considérant les biens matériels, par exemple, dans le contexte des relations sociales. L’unité de l’ordre culturel est constituée par un troisième terme commun, le sens. Et c’est ce système signifiant qui définit toute fonctionnalité, c’est-à-dire en fonction de la structure et des finalités particulières de l’ordre culturel. Il s’ensuit qu’aucune explication fonctionnelle n’est jamais suffisante en soi ; car la valeur fonctionnelle est toujours relative au schéma culturel donné.

Corollaire spécifique : aucune forme culturelle ne peut jamais être lue à partir d’un ensemble de « forces matérielles », comme si le culturel était la variable dépendante d’une logique pratique inéluctable. L’explication positiviste de pratiques culturelles données en tant qu’effets nécessaires de certaines circonstances matérielles — comme une technique de production particulière, un degré de productivité ou de diversité productive, une insuffisance de protéines ou une pénurie de fumier — toutes ces propositions scientifiques sont fausses. Cela n’implique pas que nous soyons obligés d’adopter une alternative idéaliste, en concevant la culture comme se mouvant dans l’air raréfié des symboles. Ce n’est pas que les forces et contraintes matérielles soient laissées de côté, ou qu’elles n’aient pas d’effets réels sur l’ordre culturel. C’est que la nature des effets ne peut être lue à partir de la nature des forces, car les effets matériels dépendent de leur globalité culturelle. La forme même de l’existence sociale de la force matérielle est déterminée par son intégration dans le système culturel. La force peut alors être significative, mais la signification, précisément, est une qualité symbolique. En même temps, ce schéma symbolique n’est pas lui-même le mode d’expression d’une logique instrumentale, car en fait il n’y a pas d’autre logique, au sens d’un ordre significatif, que celle imposée par la culture au processus instrumental.

Le problème du matérialisme historique — un problème qu’il partage avec toutes les théories naturalistes de la culture — est qu’il accepte l’intérêt pratique comme une condition intrinsèque et auto-explicative, inhérente à la production et donc inéluctable dans la culture. Comme la raison de la production est un intérêt pratique, à savoir la satisfaction des besoins des hommes, elle est solidaire du processus naturel qu’elle met en marche. La culture est organisée en dernière analyse par la nature matérielle des choses et ne peut, dans ses propres différenciations conceptuelles ou sociologiques, transcender la structure de réalité manifestée dans la production. A première vue, la confrontation des logiques culturelles et matérielles semble inégale. Le processus matériel est factuel et « indépendant de la volonté humaine » ; le symbolique par contre est inventé et donc flexible. L’un est fixe par nature, l’autre est arbitraire par définition. La pensée ne peut que s’agenouiller devant la souveraineté absolue du monde physique. Mais l’erreur consiste en ceci : qu’il n’y a pas de logique matérielle en dehors de l’intérêt pratique et que l’intérêt pratique des hommes dans la production est symboliquement constitué.

[…] Les forces matérielles prises isolément sont dépourvues de vie. Leurs mouvements spécifiques et leurs conséquences déterminées ne peuvent être stipulés qu’en les combinant graduellement avec les coordonnées de l’ordre culturel. Décomposez les forces productives à leurs seules spécifications matérielles ; supposez une technologie industrielle, une population humaine et un environnement. Rien n’est dit alors sur les propriétés spécifiques des biens qui seront produits, ni sur le rythme de production ou les relations dans lesquelles le processus se déroulera. Une technologie industrielle en soi ne dit pas si elle sera supervisée par des hommes ou par des femmes, le jour ou la nuit, par des salariés ou par la propriété collective, le mardi ou le dimanche, pour faire du profit ou pour subsister ; au service de la sécurité nationale ou de la gloutonnerie privée ; pour produire des chiens nourris à la main ou des bovins nourris à l’étable, pour des cols bleus ou des robes blanches, pour polluer les rivières et infecter l’atmosphère ou pour se rouiller lentement comme la machine à coudre Singer posée majestueusement devant la maison d’un chef africain.

Marshall Sahlins, 1976

Le fétichisme de la marchandise : Marx et ses antécédents

Pour retracer la généalogie de la notion marxienne de fétichisme, il est intéressant de se replonger dans les textes qui ont façonné la théorie occidentale du fétichisme et dans lesquels Marx lui-même est allé puiser. En 1842, il lit l’ouvrage de Charles de Brosses Du culte des Dieux Fétiches (1760) qui avait été traduit en allemand en 1785. De Brosses, magistrat au parlement de Bourgogne, fonde son étude du fétichisme sur une vaste érudition fournie par les récits de voyage de l’époque et il est justement celui qui va soumettre l’inventaire des pratiques fétichistes à une théorie rationaliste du progrès historiques pour créer le concept de fétichisme. Son cadre de référence est le récit biblique du genre humain, création raisonnable de Dieu, qui une fois anéanti par le Déluge, se divise en trois nations pour repeupler la terre, dont seule l’une d’entre elles, celle des Sémites, a gardé les traces de la révélation originelle. Pour les autres nations, « tout était oublié [1] » et la superstition a pris partout le dessus. La conception historique de De Brosses se décline ainsi : « Le genre humain avait d’abord reçu de dieu même des instructions immédiates conformes à l’intelligence dont sa bonté avait doué les hommes. Il est si étonnant de les voir ensuite tombés dans un état de stupidité brute, qu’on ne peut guère s’empêcher de le regarder comme une juste et surnaturelle punition de l’oubli dont ils s’étaient rendus coupables envers la main bienfaitrice qui les avait créés. Une partie des nations sont restées jusqu’á ce jour dans cet état informe : leur mœurs, leurs idées, leurs raisonnements, leurs pratiques sont celles des enfants. Les autres, après y avoir passé, en sont sorties plus tôt ou plus tard par l’exemple, l’éducation et l’exercice de leurs facultés [2]. » De Brosses croit pouvoir constater le fétichisme dans « l’enfance » de tous les peuples du monde, en rapprochant de manière comparative les pratiques de l’Égypte ancienne et celles des peuples d’Afrique de l’Ouest de son temps. L’analogie avec l’enfance est constante [3] et elle suppose d’identifier l’Europe avec la maturité qui se retourne avec satisfaction sur les étapes de son propre développement. Elle implique une théorie sous-jacente de la nature humaine, de la formation des idées, et la croyance en un progrès continu de la « raison humaine » en direction de la religion révélée [4]. Il n’y pas de retour sur ce chemin : la marche de la civilisation ne connaît que le progrès vers cette vérité oubliée (dans un sens néoplatonicien). « L’esprit humain s’élève par degrés de l’inférieur au supérieur [5]. » Cette théorie de l’enfance de l’histoire dessine en creux la tâche des Lumières sur fond de ténèbres barbares, car ces peuples fétichistes « ne savent rien et n’ont nulle envie de savoir : ils passent leur vie sans penser et vieillissent sans sortir du bas âge, dont ils conservent tous les défauts [6]. »

De Brosses a collecté un grand nombre de faits ethnographiques et insiste tout au long du texte sur la diversité empirique d’une région à l’autre et même d’un individu à l’autre et sur le caractère relatif, capricieux et révocable du choix d’objet fétiche. Ce qu’il a baptisé fétichisme serait une constante universelle mais le choix d’un fétiche serait, lui, parfaitement arbitraire : il s’agit, dit-il, de « la première créature qu’ils rencontrent », du « premier objet qui flatte leur caprice [7] » ; de même les Iroquois ont un objet divin « consistant dans la première bagatelle qu’ils auront vue en songe, un calumet, une peau d’ours, un couteau, une plante, un animal, etc. [8] » Les fétiches sont de toutes sortes : « Il en fallait de généraux pour chaque pays ou pour chaque grand effet physique : il en fallait de particuliers pour chaque personne, même pour chaque petit désir de chaque personne, et surtout pour la préserver de chaque accident fâcheux et qu’elle pouvait avoir lieu de craindre [9]. » Or on retrouve justement cette idée dans des récits de voyage qui ont été lus par De Brosses, par exemple chez Guillaume Bosman, un Hollandais qui a travaillé pour le compte de la Compagnie générale des Indes orientales : « Chaque Feticheer ou Prêtre a son Idole particulière et composée d’une manière particulière [10]. » Ou encore : « Chaque personne, soit homme ou femme, a son Idole particulière à qui ils consacrent le jour de la semaine dans lequel ils sont nés [11]. » « Je n’ai pu encore découvrir ce qu’ils veulent représenter par leurs Fétiches, et de quelle manière ils se figurent leurs Idoles, parce qu’ils ne le savent pas eux-mêmes [12]. » Et lorsque Bosman interroge un natif : « il me répondit que le nombre de leurs Dieux était infini et qu’il était impossible de le dire ; car, poursuivit-il, si quelqu’un de nous veut entreprendre quelque chose d’important, il cherche d’abord un Dieu pour lui faire réussir son dessein et sortant de chez lui dans cette pensée, il prend pour son Dieu la première chose qu’il rencontre, un chien, un chat, ou quelque autre animal, et même des choses inanimées, comme une pierre ou un morceau de bois. (…) Que si son dessein a un heureux succès, voilà un nouveau Dieu qu’il a trouvé et à qui il fait tous les jours quelques offrandes ; mais s’il ne réussit pas, il le rejette comme une chose inutile ; c’est ainsi, continua-t-il, que nous faisons et défaisons des Dieux, et que nous sommes les inventeurs et les maîtres de ce à quoi nous offrons [13]. » On notera que ce dernier témoignage est celui d’un natif qui est déjà christianisé et a donc à l’égard des pratiques fétichistes une distance manifestement ironique : il renvoie à l´Européen le reflet de ce que ce dernier croit déjà connaître.

En même temps que la catégorie de fétichisme, De Brosses donne un fondement à une psychologie rudimentaire, selon laquelle les individus grossiers des sociétés « non civilisées » attrapent n’importe quel objet pour le doter de qualités spéciales et irrationnelles. L’idée que les autres sociétés ont des pratiques qui n’ont aucun sens (et qui deviendront plus tard objets d’exhibition zoologique) est essentielle à la constitution de la suprématie civilisée, qui elle, défend en toutes choses le sens supérieur qu’elle y met. Ceci peut être rapproché encore une fois du récit de Bosman, dont la mission explicite est d’évaluer les possibilités de commerce sur la côte de Guinée. Dans son Voyage de Guinée, il écrit un rapport très détaillé des mœurs, de la géographie, des différents forts côtiers, et il n’omet jamais l’inventaire des ressources locales. Concernant le fétichisme, on le voit déplorer que les gens du pays de Dinkira (situé dans l’arrière-pays, une région riche en or) fournissent un or d’excellente qualité « excepté qu’ils y mêlent trop de fétiches, qui sont une espèce d’or composé de toutes sortes d’or (…). Ils mettent ces fétiches, après qu’elles sont fondues, dans des moules de terre noire et extrêmement pesante et leur donnent la figure qu’il leur plaît. Il y a quelquefois dans cet espèce d’or le quart et même la moitié d’argent ou de cuivre, ce qui fait qu’il ne vaut pas tant ; cependant, ils nous importunent si fort sur toute la Côte, que si nous refusons de le prendre, il y a des Nègres assez déraisonnables pour reprendre le bon or qu’ils voulaient vendre sans vouloir nous rien laisser, ce qui nous oblige souvent à passer par-dessus [14]. » (On notera que fétiche est à l’époque de Bosman un nom féminin.)

Un exemple frappant de ce que Marcel Mauss nommera plus tard l’ « immense malentendu [15] » de la colonisation : tandis que les Européens veulent se fournir en or le plus pur possible, les indigènes tiennent avant tout à leurs fétiches faits de matières composites. Cette anecdote met en scène la rencontre de deux fétichismes, celui des figurines et celui de l’or pur qui a déjà la valeur d’un équivalent abstrait. Mais seul le premier sera baptisé fétiche par les Européens convaincus de la valeur en soi de l’or et des autres matières qu’ils importent à partir des comptoirs coloniaux [16]. Les mélanges portent préjudice à la valeur abstraite de l’or et sont censés témoigner de la bêtise des autochtones.

Notre Européen ne peut exprimer mieux son mépris qu’en affirmant par ailleurs que « les Nègres sont extrêmement paresseux et ne travaillent que quand ils sont contraints [17]. »  Il est à remarquer qu’il ne dit pas qu’ils ne font rien, ce qui serait absurde, puisqu’il décrit à longueur de pages leur mode de vie :  ils font la guerre, ils cultivent, ils font du commerce avec les Européens, ils font des cérémonies… et ils font des fétiches. Bosman dit qu’ils ne travaillent que s’ils sont forcés, ce qui veut dire qu’il ne considère pas les activités sociales et les activités de subsistance comme du travail. Il fait tout à fait la différence entre les deux, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui, lorsque nous considérons rétrospectivement ces activités comme le prototype intemporel du « travail ». Selon lui, les autochtones n’ont aucun souci du lendemain et traitent les réussites et les échecs avec la même désinvolture. Il s’étonne qu’ils puissent perdre une grande quantité d’or sans en paraître affectés. Ils apprécient particulièrement les fétiches et les parures, pendant que lui en note scrupuleusement la valeur monétaire [18]. S’étonnant de la sobriété alimentaire, aussi bien des riches que des pauvres, il commente : « Je crois qu’ils s’imaginent que tout ce qui coûte beaucoup ne leur vaut rien [19]. »  En somme, il est uniquement occupé á comptabiliser ce qui constitue l’environnement naturel et social des indigènes et à traiter de haut leur insouciance de la valeur. Ceci ne peut que traduire leur manque de goût et leur manque de sens des affaires, d’où il en déduit que ce sont des « gens grossiers et stupides [20] » — une imagerie qui se perpétuera pendant des siècles et justifiera la grande entreprise coloniale.

Notons que Bosman consacre de longs passages à décrire les fétiches, relevant notamment une expression locale « faire fétiche [21] » qui peut signifier prêter serment, rendre un culte, rendre un hommage, conjurer un affront, etc. C’est en tout cas l’expression d’une pratique sociale qui dépasse largement l’objet fétiche et qui montre bien que ce dernier n’est que le représentant d’un rapport social. Bosman dispose de tels éléments d’observation pour analyser le rapport social spécifique qu’il a sous les yeux. Mais il persiste, malgré cette remarque sporadique, à ne voir dans les sociétés primitives que des interactions arbitraires, incohérentes et grossières. Il va de soi que ce récit nous renseigne davantage sur l´Européen que sur les populations observées.

Il ne s’agit pas d’idéaliser ces sociétés dans une forme de miroir inversé de la nôtre, mais plutôt de prendre la mesure du mépris raciste avec lequel sont établies les catégories du développement qui vont guider la « mission civilisatrice » du capital. La première influence d’une lecture de De Brosses se trouve dans les articles que le jeune Marx consacre dans la Gazette rhénane (où il était rédacteur) aux débats sur le vol de bois [22] ; il élabore à cette occasion une cinglante critique du droit. Pour conclure cette série d’articles, il mentionne une anecdote équivoque rapportée par De Brosses qui la tenait lui-même du voyageur Antonio de Herrera : « Les sauvages de Cuba tenaient l’or pour le fétiche des Espagnols. Ils lui offrirent une fête, chantèrent autour de lui, à la suite de quoi ils le jetèrent dans la mer. Les sauvages de Cuba, s’ils avaient assisté à la séance plénière des États provinciaux de Rhénanie, n’auraient-ils pas tenu le bois pour le fétiche des Rhénans ? Mais une prochaine séance les aurait instruits de ce que le fétichisme est lié à la zoolâtrie et les sauvages de Cuba auraient jeté à la mer les lièvres pour sauver les hommes [23]. »

Marx introduit ici une distance comparative, sauf qu’au lieu de se placer au centre de l’analyse, comme le fait la tradition ethnographique, il décentre le point de vue et place fictivement les « sauvages de Cuba » en situation d’évaluer, eux, le fétichisme de la Diète rhénane, non seulement concernant le vol de bois mais aussi la chasse, deux activités que les propriétaires de forêt voulaient réglementer, ce qui portait atteinte à la subsistance des populations. Marx suppute que les sauvages de Cuba feraient subir au fétiche rhénan un traitement bien mérité : après l’avoir célébré comme il se doit, ils le jetteraient à la mer ! Qui est donc le plus fétichiste, des Espagnols ou des Cubains ? Marx a saisi dans tout le livre de De Brosses un passage essentiel où la perspective vacille. Ce renversement met en question la validité de la description ethnocentrique qui va marquer toute l’histoire coloniale, car, de même que l’or des Espagnols à Cuba ou l’or des Hollandais sur la côte de Guinée, le fétiche est avant tout ce que les Européens ont apporté dans leur bagage… Les « sauvages » sont tout à coup supposés par Marx plus rationnels que les juristes qui défendent les propriétaires rhénans, puisqu’après avoir identifié le fétiche de leurs envahisseurs, ils le jetteraient à la mer, dit Marx « pour sauver les hommes ». Ils ne succomberaient donc pas à ce que Marx nommera plus tard, pour décrire le fétichisme de la marchandise, l’inversion du rapport entre les hommes en rapport entre les choses.

On pourrait dire que tout le Capital est une explicitation du fétichisme, si on lit la fameuse première phrase comme un spectacle fétichiste à élucider, celui justement de la « ˝gigantesque collection de marchandises˝, dont la marchandise individuelle serait la forme élémentaire [24] » que nous avons constamment sous les yeux [25]. Il y a déjà là une invitation à aller au-delà de la seule marchandise individuelle, celle qui nous leurre sur la nature du fétiche. Devant ce spectacle, il y a deux possibilités, ou bien nous célébrons la marchandise (par exemple en l’appelant « richesse des nations »), ou bien nous nous attelons à élucider les conditions sociales de sa reproduction. Dans le chapitre du Capital sur le fétichisme de la marchandise, Marx insiste sur la mystification des rapports qui ne sont pas tels qu’ils apparaissent. Il fait pénétrer le lecteur dans cette énigme comme un explorateur dans une contrée exotique où règne un culte bizarre. Mais il est probablement plus intéressant de le lire comme s’il voulait obtenir un effet sur son lecteur, plutôt que d’emprunter la voie d’une critique du capitalisme comme critique de la religion. La religion peut aussi bien être définie comme un rapport cultuel à une entité supérieure impliquant une croyance que comme un rapport « aliéné » à l’autre et à l’objet. Deux possibilités s’ouvrent alors á l’analyse du fétichisme, l’une qui met l’accent sur la critique d’un rapport de type religieux, l’autre qui met l’accent sur l’élucidation de l’organisation sociale qui préside à l’existence apparemment naturelle de la marchandise.

Car le chapitre du Capital sur le fétichisme n’est pas seulement marqué par une ironie consistant à traiter de fétichiste une société qui se croit civilisée et dénoncer une « métaphysique » et des fantasmagories dans ce que nous prenons pour des intérêts matériels bien compris et scientifiquement indiscutables (selon l’idéologie libérale de l’homme toujours à la recherche de l’optimisation de son intérêt). Il y a aussi une dimension performative qui veut arracher le lecteur à la fausse naturalité des rapports sociaux dans lesquels il est pris. Contrairement à un fétichisme d’ordre personnel, marqué par un rapport qui semble immédiat entre l’homme et un objet doté d’une qualité spéciale, le fétichisme de la marchandise ne fait pas que prêter de l’esprit à un objet, ce sont les rapports de production qui s’autonomisent dans le dos des acteurs sociaux et se trouvent ensuite représentés dans la marchandise à laquelle est alors prêtée une valeur en soi [26]. Le fétichisme de premier ordre (celui de la marchandise individuelle) masque celui de second ordre (celui du processus de représentation d’une qualité sociale dans une marchandise). En démasquant le fétichisme de premier ordre on n’a pas encore fourni une critique adéquate du fétichisme de second ordre. L’or dont parle Guillaume Bosman n’est pas seulement un métal que les Hollandais affectionneraient par goût esthétique, disons pour sa valeur d’usage, c’est déjà un équivalent universel qui rend possible tous les échanges intercontinentaux et à l’aune duquel sont mesurées toutes les autres valeurs.

Lorsqu’on accuse par exemple le fétichisme de l’automobile ou l’amour du profit en croyant dénoncer le capitalisme, on reste paradoxalement fétichiste en ceci qu’on reste englué dans la manifestation immédiate du fétichisme (celle du fétichisme personnel correspondant à la sphère de la circulation), sans analyser la forme sociale qui se reproduit « dans le dos » des acteurs. Marx va jusqu’á décrire le capitalisme financier comme la forme ultime du fétichisme, celle qui ne semble même plus passer par les autres états de la marchandise que sont le travail ou le produit du travail : « Le capital porteur d’intérêt est le fétiche le plus parfait. (…) Dans le capital porteur d’intérêt, ce fétichisme automatique est parachevé [27]. » Il y a ici l’idée que le fétichisme a bien, en effet, des formes phénoménales diverses mais qu’il en existe une forme pure où le circuit est réduit au minimum, lorsque le rapport A-A’ s’établit apparemment sans intermédiaire. Cela ne veut pas dire que le rapport social cesse d’exister, car il va de soi que le capital ne fait pas des intérêts ex nihilo, c’est-à-dire sans qu’il y ait du travail quelque part (qui constitue son unique substance) ou sans une spéculation sur une richesse à venir. La substance de la valeur, le travail, est simplement escamotée ici. Ce rapport décanté, réduit à sa plus simple expression, montre dans toute sa crudité le caractère automatique de cette forme de domination sociale. Le fétichisme consiste en ceci que le capital semble sortir de nulle part, comme une génération spontanée, et le tour de prestidigitation qui occulte la source de la valeur atteint par là son degré ultime.

Sandrine Aumercier, juin 2020.

Ce texte est une mise en forme partielle du séminaire « Psychanalyse et capitalisme » qui s’est tenu le 4 juin 2020 à la Psychoanalytische Bibliothek Berlin. C’est aussi un extrait de l’article « Fétichisme, sujet de la marchandise et sujet de l’inconscient » paru dans Jaggernaut n°3, 2020, p. 204-2012.


[1] Charles De Brosses, Du Culte des Dieux Fétiches, 1760, p. 192-193.

[2] Ibid., p. 15.

[3] Ibid., p. 16, p. 185-186, p. 193, p. 195, p. 202, p. 224, p. 226.

[4] Ibid., p. 197, p. 201.

[5] Ibid., p. 207.

[6] Ibid., p. 224.

[7] Ibid., p. 20 et 21.

[8] Ibid., p. 60.

[9] Ibid., p. 220.

[10] Guillaume Bosman, Voyage de Guinée, Antoine Schouten, 1705, p. 153.

[11] Ibid., p. 156.

[12] Ibid., p. 158.

[13] Ibid., p. 393.

[14] Ibid., p. 83.

[15] Marcel Mauss, Œuvres, II, Paris, Minuit, 1969, p. 244-245 : « Quand on écrira l´histoire de la science des religions et de l´ethnographie, on sera étonné du rôle indu et fortuit qu´une notion du genre de celle du fétiche a joué dans les travaux théoriques et descriptifs. Elle ne correspond qu´à un immense malentendu entre deux civilisations, l´africaine et l´européenne, elle n´a d´autre fondement qu´une aveugle obéissance à l´usage colonial… »

[16] Voir la moquerie de Marx sur une telle croyance économique dans Le Capital, Livre I, Paris, PUF, 2014, p. 95.

[17] Guillaume Bosman, op. cit., p. 124.

[18] Ibid., p. 126.

[19] Ibid., p. 130.

[20] Ibid., p. 142.

[21] Ibid., p. 151.

[22] Karl Marx, « Debatten über das Holzdiebstahlgesetz », Rheinische Zeitung, 25 octobre 1842 n° 298, 27 octobre 1842 n°300, 30 octobre 1842 n°303, 1er novembre 1842 n°305, 3 novembre n° 307, MEW 1.

[23] Karl Marx, « Debatten über das Holzdiebstahlgesetz », Rheinische Zeitung, 3 novembre n° 307, MEW 1. Voir Charles De Brosses, op. cit., p. 52-52.

[24] Karl Marx, Le Capital, Livre 1, op. cit., p. 39.

[25] Quelques marxistes tels Isaac Roubine, Karl Korsch, Fredy Perlman ou Hans-Georg Backhaus entre autres ont relevé la centralité du thème du fétichisme dans l´œuvre de Marx, même si le nombre des occurrences du concept reste modeste. Voir Anselm Jappe, « Un concept difficile. Le fétichisme chez Marx », dans Jaggernaut. Crise et Critique de la société capitaliste-patriarcale, n°1, Albi, Crise & Critique, 2019.

[26] Voir Isaak Roubine, Essais sur la théorie de la valeur de Marx, Paris, Syllepse, 2009, p. 114 : « Le travail s´exprime et « se représente » (sich darstellt) dans la valeur. Le terme sich darstellen est souvent employé par Marx pour caractériser la relation qui existe entre travail abstrait et valeur. On peut seulement se demander pourquoi les critiques de Marx n´ont pas remarqué cette connexion indissociable entre sa théorie de la valeur-travail et sa théorie de la réification ou fétichisation des rapports de production entre les hommes. Ils ont compris la théorie de la valeur de Marx dans un sens mécaniste-naturaliste. Et non dans un sens sociologique. »

[27] Karl Marx, Théories de la plus-value, tome III, Paris, Éditions sociales, 1974, p. 456.