Le nouveau parochialisme et la vieille critique des exigences tronquées de la pratique

« Il existe actuellement, notamment au sein de la gauche et au-delà, une tendance à recourir à la psychanalyse pour expliquer tout ce dont la théorie sociale n’a pas réussi à rendre compte. Les mouvements de droite sont éclairés par des personnalités autoritaires ; l’égocentrisme des milleniums est assorti de ses propres psychologismes populaires ; l’échec des groupuscules communistes est importé dans les notations algébriques de la psychologie de groupe. La psychologie passe au premier plan et la sociologie est reléguée à l’arrière-plan. Ou bien inversement, la vie d’un individu n’apparaît que comme une fiction bourgeoise, au lieu d’un potentiel étouffé à chaque occasion. De Talcott à Chibber, lorsque la structure sociale est tenue pour irréductible, l’individu disparaît sous une couche de comportements, de motivations et d’attitudes. Dans les deux cas, nous constatons que la relation entre psychanalyse et sociologie n’a pas été examinée, ce qui permet « d’appliquer » une myriade de catégories psychanalytiques là où cela fait sens sur le plan thérapeutique. Ce qui n’a pas encore été étudié, c’est la meilleure manière de saisir la relation entre individu et société, plutôt que de magnifier l’un au détriment de l’autre [1]. »


Il nous paraît particulièrement pertinent de reconnaître avec les éditeurs de Cured Quail la tendance actuelle à utiliser la psychanalyse comme recours tous azimuts à tout ce que la théorie sociale ne peut expliquer, et d’y voir l’expression d’un nouveau parochialisme : quel que soit ce que l’on pense comprendre à l’aide de la psychanalyse, cela en ressort fragmenté, le contexte s’évapore et se dissout, et l’objet à examiner lui-même reste finalement dépourvu de concept.

Il semble également juste de souligner au même endroit qu’il s’agit d’un mouvement de balancier absurde, dans lequel tantôt la psychologie, tantôt la sociologie sont mises au premier plan, et dans les deux cas, la moitié la plus mauvaise est reléguée à l’arrière-plan. Ce va-et-vient ne prive pas seulement la psychanalyse de sa spécificité réfractaire ; il contribue en même temps à la psychologisation et à la sociologisation de la théorie sociale. Cela peut durer indéfiniment mais ne fournira pas une boussole au plus gros défi auquel nous sommes encore confrontés, à savoir un examen de la relation entre psychanalyse et théorie sociale ; cela ne nous permettra pas non plus d’examiner comment le rapport entre individu et société peut être saisi de manière adéquate. En d’autres termes, on ne fait là que répéter indéfiniment le chant funèbre de la théorie critique.

Mais faut-il vraiment enterrer cette dernière ? La revue Cured Quail invite plutôt à répondre à la question de savoir ce qui est nécessaire aujourd’hui pour la raviver.

Inévitablement, la thèse d’un nouveau parochialisme face à la crise mondiale, telle qu’elle est présentée dans l’éditorial du deuxième numéro de Cured Quail, nous ramène directement à la question posée par Theodor W. Adorno en 1955, à savoir pourquoi les « masses, dans les pays hautement industrialisés » s’en remettent « à la politique de la catastrophe plutôt que de poursuivre des intérêts rationnels, au premier chef desquels la conservation de sa propre vie [2] ». Selon Adorno, il ne pouvait déjà pas y avoir de réponse à cette question sans clarification de la relation entre sociologie et psychologie, — dans laquelle se reflète la séparation de la société et de la psyché, une séparation qui « pérennise sur un plan catégorial la désunion du sujet vivant et de l’objectivité, qui règne sur les sujets et en découle pourtant [3] ». « Aucune synthèse scientifique à venir ne peut mettre dans le même sac ce qui, par principe, est scindé en lui-même [4]. »

Mais comment introduire alors — autrement — de la clarté dans « l’opacité de l’objectivité aliénée » ? Le recours à la psychanalyse constituait à cet égard une tentative prometteuse, parce qu’il était lié à l’espoir que « l’insistance sur un élément particulier, dissocié, fasse exploser son caractère monadologique, et aperçoive, en son noyau, l’universel [5] ».

Le fait que cette attente n’ait pas vraiment pu être satisfaite est notamment dû à la propre lecture de la psychanalyse par Adorno. En dépit de son jugement accablant sur une « psychanalyse révisée [6] » qui trahit la raison selon Freud (J. Lacan), il prend lui-même la théorie freudienne des instances trop à la lettre ; et sa conception de la psychanalyse reste encore attachée à l’individu psychologique dans la critique globale qu’il fait de la psychologie psychanalytique du moi. Ainsi, le recours d’Adorno à la psychanalyse n’atteint pas lui-même le « noyau », à savoir le concept de sujet de l’inconscient, un concept qui bouleverse pourtant comme aucun autre le rapport entre l’universel et le particulier.

Adorno ne s’en tire pas beaucoup mieux en partant de l’autre côté, c’est-à-dire à partir de sa lecture de Marx, car il ne comprend pas vraiment le noyau énigmatique de l’universel dans le particulier. Il est d’autant moins capable d’éclairer l’objectivité aliénée en question que son analyse de la scission catégorielle s’enlise à mi-chemin : car si la « tendance a priori à la destruction et à la dissolution de tout le monde sensible dans l’abstraction réelle » est critiquée, en même temps « la constitution de cette forme continue à être considérée comme l’émergence originelle et propre de l’émancipation [7] ».

La tentative, par la théorie critique, de mettre en relation les catégories de la critique de l’économie marxienne et celles de la critique freudienne de la conscience en est finalement restée à une « émulsion théorique [8] », selon Robert Kurz, en raison même de cette aporie — parce que la critique n’atteint pas de cette manière la « forme sujet » qui sous-tend l’objectivité aliénée.

Robert Kurz l’a fait pour sa part en commentant le concept de « pseudo-activité » (Adorno) et a tenté de montrer comment la critique d’Adorno à l’égard des exigences tronquées de la pratique repose elle-même sur une lecture tronquée de Marx.

Adorno a certes insisté sans ambiguïté sur le fait que la 11e des thèses sur Feuerbach de Marx ne doit pas être comprise dans le sens d’une « subsomption de la théorie critique sous des exigences implicites envers l’action telles que la théorie critique doive s’en trouver ligotée [9] ». Adorno refusait de la sorte l’affirmation de l’unité immédiate de la théorie et de la pratique constante dans le marxisme. Cependant il n’a pas problématisé le fait que « la séparation entre réflexion théorique et agir pratique, critiquée selon une conception largement répandue dans la Thèse sur Feuerbach, cette séparation n’est nullement absolue et extérieure, mais, au contraire, enchâssée de manière paradoxale dans le processus pratique englobant du « sujet automate » et de la dissociation sexuelle qui lui est liée [10] . »

C’est précisément à cet endroit — là où Robert Kurz lit Adorno avec Marx contre Adorno — que le terme de nouveau parochialisme rencontre la vieille critique des exigences tronquées de la pratique — et l’on peut en même temps toucher du doigt pourquoi la notion par Adorno de « pratique théorique », mise en avant dans le sens de cette critique, devait finalement rester lettre morte.

Car si la théorisation est elle-même un moment de la pratique sociale sous le capitalisme, il n’en résulte pas l’unité de la théorie et de la pratique, mais plutôt « un rapport entre « pratique pratique » et « pratique théorique », qui sont structurellement séparées l’une de l’autre ». Il s’ensuit que le concept d’Adorno ne peut rester que d’un côté, c’est-à-dire : ne peut trancher qu’à moitié et ne pourra donc pas mettre à jour le rapport catégoriel central.

Toute tentative de répondre à la question de savoir comment il est devenu possible qu’aujourd’hui « la critique se soit repliée sur ce modèle simple et vertueux du rapport d’échange, pour lequel une opinion en vaut une autre : l’idée de l’équivalent général [11] », doit nécessairement se poser la question de savoir pourquoi, déjà à l’époque, même Adorno n’a pas pu franchir le pas décisif, — à savoir : à partir de sa critique, effectuer la rupture avec les conditions mêmes dans lesquelles « la réflexion (théorique) apparaît nécessairement comme subordonnée à la « pratique pratique » et, comme telle, séparée d’elle [12] ».

La proposition selon laquelle « la pratique ne peut être « vraie » que dans la mesure où elle vise la révolution du mode de socialisation négatif et destructeur du capitalisme [13] » attend donc sa réalisation aussi longtemps que la critique catégorielle de la forme de théorie moderne, qui ne peut jamais être « qu’interprétation du rapport social ontologiquement présupposé [14] », n’a justement pas encore été poussée jusqu’au bout.

Frank Grohmann, 22 février 2022


[1] « Éditorial », Cured Quail, Volume II, 2020, p. 3. Voir aussi : https://curedquail.com

[2] Theodor W. Adorno, « A propos du rapport entre psychologie et sociologie », dans Société : Intégration, désintégration, Paris, Payot, 2011, [1955], p. 315.

[3] Ibid., p. 316.

[4] Ibid., p. 323.

[5] Ibid., p. 325. Adorno ajoute : « plutôt que d’espérer que la synthèse concep-tuelle de ce qui s’est réellement désagrégé mette fin à la désagrégation ».

[6] Theodor W. Adorno, La psychanalyse révisée, Paris, Éditions de l´Olivier, 2007 [1962].

[7] R. Kurz (2005), « Tabula rasa. Jusqu’où peut et doit aller la critique des Lu-mières ? », dans : R. Kurz, Raison sanglante. Essais pour une critique éman-cipatrice de la modernité capitaliste et des Lumières bourgeoises, Crise & Critique, 2021, p. 217.

[8] « Exkurs II: Die psychoanalytische Dimension in der Warenformkritik », in: R. Kurz (1992), « Geschlechtsfetischismus. Anmerkungen zur Logik von Weiblichkeit und Männlichkeit », Krisis, 12, 1992.

[9] Robert Kurz, »Grau ist des Lebens Goldner Baum und grün die Theorie. Das Praxis-Problem als Evergreen verkürzter Kapitalismuskritik und die Geschichte der Linken«, Exit! — Krise und Kritik der Warengesellschaft, 4, Horlemann, Bad Honnef, 2007, p. 20.

[10] Ibid., p. 23.

[11] « Editorial », Cured Quail, Volume I.

[12] Robert Kurz, « Grau ist des Lebens Goldner Baum und grün die Theorie », op. cit., p. 25.

[13] Ibid., p. 21.

[14] Ibid., p. 27.

Marx et Freud chez Lacan : de l’enchevêtrement inextricable à la compatibilité parfaite

Diego Rivera, Les Vases Communicants, 1939.

Nous traduisons ce texte de David Pavón-Cuéllar avec l’autorisation de l’auteur que nous remercions ici. C’est le texte d’une conférence organisée par le Mouvement freudo-marxiste à la Faculté de psychologie de l’Université autonome de Nuevo León (UANL), à Monterrey, le jeudi 27 septembre 2018. Cette présentation reprend un fil bien « enchevêtré », en effet, des apories freudo-marxistes restées largement en suspens jusqu’à aujourd’hui. Toutefois, pour notre part, nous insisterions davantage sur la limite intrinsèque des méthodes. Leur dualité (psychanalytique d’une part et sociale-critique d’autre part) nous paraît déboucher, par des abords différents, sur une commune négativité, ce qui constituerait plutôt alors le champ d’une compatibilité négative. Peut-on dire cette compatibilité « parfaite » pour autant, même si c’est le mot de Lacan ? Chaque abord de ce champ est entravé, barré par sa propre méthode en même temps qu’il indique inexorablement un au-delà de celle-ci. À un autre niveau, l’identité spéculative est l’autre face de cette division méthodologique irréductible (et historiquement située), ce qui oblige finalement à repasser par le débat Kant-Hegel. En d’autres termes, la tentation moniste nous paraît – au contraire de ce qu’avance ici David Pavón-Cuéllar — largement aussi risquée que la tentation dualiste. Mais il reste en effet essentiel de reprendre ces problèmes là où ils ont été laissés en plan dans la tradition freudo-marxiste et de se coltiner cette difficulté théorique, aussi inextricable qu’elle apparaisse. (S.A. & F.G.)

Jacques Lacan semble avoir été politiquement conservateur. Il n’était certainement pas un communiste ni même un socialiste. Il se moque à plusieurs reprises des intellectuels marxistes et des militants de gauche. Dans sa jeunesse, il se présente comme un partisan de la monarchie et participe aux réunions d’une organisation d’extrême droite, l’Action française. Des années plus tard, en pleine maturité, il a admis avoir voté pour de Gaulle, à droite.

Bien que plutôt de droite et hostile au marxisme, Lacan a toujours montré un grand intérêt et une admiration presque fervente pour Marx. Il n’a jamais cessé de le lire et de l’évoquer avec passion. Il est vrai qu’il l’a parfois critiqué, mais le plus souvent, il a reconnu ses grands mérites, ses succès et ses découvertes. En outre, il a approfondi nombre de ses idées et l’a utilisé à plusieurs reprises dans son interprétation de la pensée freudienne.

Marx ne cesse de rencontrer Freud dans les écrits de Lacan et dans son enseignement oral. Les rencontres sont aussi fréquentes que consistantes, profondes et significatives, et donnent parfois lieu à des relations étroites qui organisent intérieurement la théorie lacanienne. Cependant, quel que soit le degré d’invocation de Marx par Lacan, il est clair qu’il ne lui accorde pas la même place qu’à Freud. Il n’adopte pas son point de vue. Il ne se considère pas comme un adepte de Marx.

Lacan suit Freud. C’est à lui qu’il adhère. Il se considère comme un freudien et non comme un marxiste et encore moins comme un freudo-marxiste. Sa vision du freudo-marxisme n’est d’ailleurs pas du tout positive. Il le décrit, selon ses propres termes, comme un enchevêtrement inextricable, comme l’ « embrouille sans issue », ou « sans solution ».

Ce qui est enchevêtré dans le freudo-marxisme est avant tout freudien et marxiste. Les références à Marx et à Freud commencent par s’enchevêtrer l’une dans l’autre. Puis ces enchevêtrements freudo-marxistes s’emmêlent inextricablement les uns dans les autres dans les polémiques ou les tentatives de synthèse qui se produisent dans le freudo-marxisme.

Rappelons l’enchevêtrement inextricable auquel ont participé les freudo-marxistes Siegfried Bernfeld, Wilhelm Reich et Otto Fenichel entre 1926 et 1935. Bernfeld recourt aux pulsions décrites par la psychanalyse pour expliquer le fonctionnement de l’économie étudiée dans le marxisme, ce qui lui vaut la mise en cause de Wilhelm Reich, qui préfère expliquer le psychique de Freud par l’économique de Marx, c’est-à-dire, dans les termes mêmes de Reich, expliquer le psychisme et son refoulement par l’enracinement idéologique du capitalisme avec sa logique d’exploitation. Comme on peut le constater, dans cette polémique déjà assez embrouillée, Reich avance exactement le contraire de Bernfeld. Cependant, comme s’il sentait que Bernfeld a en partie raison, Reich reprend également le schéma de Bernfeld et tente d’en faire la synthèse dialectique avec le sien en affirmant, de manière encore plus alambiquée, que la psyché a un « substrat économique » tout comme l’économie a une « structure psychique » de pulsions. Selon Reich, en d’autres termes, Freud traite de la structure de ce que Marx étudie, tandis que Marx étudie le substrat de ce que Freud analyse.

L’enchevêtrement s’aggrave encore, jusqu’à devenir complètement inextricable, lorsque Fenichel entre en scène, poussé par son désir de réconcilier Bernfeld avec Reich par une synthèse dialectique semblable à la synthèse substrat/structure reichienne. Le fait est que Fenichel considère que Reich a raison en ce qui concerne le monde intérieur, tandis que Bernfeld a raison en ce qui concerne le monde extérieur. En effet, dans la société, ce que Marx étudie serait la base déterminante de ce que Freud étudie, tandis que dans la psyché, ce serait l’inverse : les facteurs psychiques dont traite Freud seraient la base déterminante des facteurs économiques dont parle Marx. En termes marxistes, la base interne, psychique, serait la superstructure externe, tandis que la base externe, économique, serait la superstructure interne.

Il est vrai que les efforts de synthèse dialectique de Reich et Fenichel semblent mériter le qualificatif d’embrouillamini inextricable que l’on retrouve aussi chez Lacan. Cependant, même si nous l’admettons, il faut noter que le brouillage est brouillé pour avoir remis en cause la séparation dualiste traditionnelle intérieur/extérieur et pour avoir exprimé une sorte de monisme, une continuité inversée entre l’extérieur et l’intérieur, entre le champ de Marx et celui de Freud, que Lacan lui-même tentera de saisir, quelque trente ou quarante ans plus tard, à travers la bande de Mœbius, la bouteille de Klein et d’autres figures topologiques. Dans de telles figures, comme dans les enchevêtrements freudo-marxistes de Fenichel et Reich, l’extérieur se poursuit et s’inverse à l’intérieur. La dialectique prend une forme topologique.

La topologie lacanienne nous permettrait alors de représenter de manière claire et distincte ce qui ne peut qu’apparaître inextricablement enchevêtré dans le discours dialectique de Reich et Fenichel, mais aussi de Lacan lui-même, du moins lorsqu’il tente de décrire en mots des figures topologiques. C’est comme si nos discours étaient intrinsèquement dualistes et résistants à la manifestation d’une réalité telle que celle présupposée par le monisme. Si c’est le cas, l’embrouillamini inextricable du freudo-marxisme devrait être pris au sérieux, car il ne serait pas faux en soi, mais révélerait la vérité sous une forme inadéquate, ou, peut-être, pas même inadéquate, mais seulement complexe, énigmatique, pas évidente, quelque peu difficile à percevoir. La vérité serait alors découverte dans le freudo-marxisme de la seule manière dont elle peut être découverte pour Lacan : en se couvrant dans sa découverte et sans se découvrir complètement.

De quelle vérité parlons-nous ? Je l’ai déjà dit : celle du monisme. La vérité en question est celle qui nie la différenciation dualiste entre l’intérieur et l’extérieur, entre le psychique et l’économique, entre l’objet de Freud et l’objet de Marx. L’un et l’autre objet seraient exactement les mêmes. Il y aurait une identité entre l’un et l’autre. C’est ce à quoi Lacan fait référence lorsqu’il parle de l’« homologie » entre son plus-de-jouir, qui est le même que celui de Freud, et la plus-value de Marx. Dire que ces objets sont homologues, pour Lacan, c’est admettre qu’ils ne sont pas « analogues », similaires ou comparables, mais qu’ils sont identiques, il n’y a entre eux qu’une pure et simple « identité ».

En admettant que les objets de Marx et de Freud sont exactement les mêmes, on comprend qu’un freudo-marxiste s’embrouille en essayant de les mettre en relation. Comment ne pas s’embrouiller en essayant de mettre en relation la même chose avec la même chose ? La psychanalyse et le marxisme ne sont pas tels qu’ils puissent être reliés l’un à l’autre, puisqu’ils sont identiques. Ou comme le dit Lacan en se référant explicitement aux discours de Marx et de Freud : « Ils ne s’accordent pas, ils sont parfaitement compatibles. Ils s’emboîtent (…) ». Ils passent déjà l´un avec l’autre. Il n’est donc pas nécessaire de les accorder. Mieux vaut ne pas le faire : il vaut mieux ne pas relier la même chose à la même chose, ce qui ne sert qu’à s’emmêler.

L’enchevêtrement, toutefois, n’est pas entièrement stérile. Parfois, il nous permet de découvrir la cause de l’enchevêtrement, c’est-à-dire l’identité profonde entre le marxisme et la psychanalyse. Cette découverte a été atteinte par des voies différentes chez tous ceux qui ont précédé Lacan dans l’identification de la coïncidence entre le marxisme et la psychanalyse, comme Luria et Trotsky en Union soviétique ou Reich et Fenichel eux-mêmes en Autriche et en Allemagne. Tous, chacun à sa manière, ont entrevu que les perspectives de Marx et de Freud étaient plus que simplement similaires ou convergentes, coïncidant absolument dans leurs aspects matérialistes, dialectiques et historiques.

Faisant mouche, Luria a trouvé la même orientation moniste dans les héritages marxiste et freudien. Tous deux, en suivant la surface unique du ruban de Moebius, découvriraient l’intérieur dans l’extérieur et l’extérieur dans l’intérieur. C’est précisément ce qui leur permettrait, selon Luria, de se découvrir mutuellement. C’est exactement ce que les surréalistes Breton, Crevel et Tzara décrivaient en d’autres termes en se référant à la continuité et aux vases communicants ou capillaires entre l’intérieur et l’extérieur, entre les rêves et la réalité, entre le champ freudien et le champ marxiste.

Nous savons que l’enseignement moniste du surréalisme a été décisif pour Lacan qui, suivant la tradition inaugurée par ceux qui l’ont précédé dans le freudo-marxisme et autres marxismes freudiens, a également tenté d’énumérer les points où les héritages de Marx et de Freud coïncident au point d’être identiques, homologues, indiscernables. Le premier point est la « passion de révéler » et son objet, la « vérité », pour laquelle Marx et Freud seraient également indépassables, puisque le vrai est « toujours nouveau ». Le deuxième point de coïncidence entre le marxisme et la psychanalyse a également trait à la vérité : c’est la considération du vrai comme quelque chose de symptomatique, d’irrégulier, de surprenant, de dérangeant. Le troisième est la conception matérialiste du « sujet cosmique », matériel, inintelligible, opaque. Le quatrième est la reconnaissance de la structure latente, psychique ou économique, organisatrice et constitutive du manifeste. Le cinquième et dernier point est la manière dont les héritages marxiste et freudien sont poétiquement transmis, aussi réels que symboliques, aussi sexuels que sociaux, par le texte et sa lettre, par le militantisme et le transfert, par les partis communistes et les associations psychanalytiques.

Si Marx et Freud peuvent converger comme ils le font, c’est peut-être parce qu’ils traitent exactement de la même chose. Ce serait alors l’identité même de l’objet qui les ferait coïncider aux points détectés par Lacan. Ces points de coïncidence pourraient confirmer dans diverses sphères concrètes les effets du monisme que Luria postule de manière quelque peu abstraite.

C’est comme si ce que postule Luria, malgré son abstraction, était la formulation la plus explicite de ce qui sous-tend l’identité ou l’homologie entre Marx et Freud. C’est d’ailleurs une formulation qui n’indique pas son objet sans s’expliquer elle-même : ce n’est pas seulement que Marx et Freud coïncident dans leur monisme, mais que ce monisme explique la coïncidence même de l’un avec l’autre. Disons qu’ils ont tous deux découvert la cause même de leur coïncidence. Ce point est crucial, mais il complique certainement ce que Luria avance. Nous savons d’ailleurs que son approche brillante n’a pas été vraiment comprise à son époque.

On connaît les critiques que Luria a essuyées de la part de Voloshinov et même de son ami Vygotsky . C’est le même questionnement que d’autres adresseront aux freudo-marxistes. Le principal reproche, en fait, coïncide avec celui de Lacan. Le problème de Luria est qu’il voudrait mêler le marxisme à la psychanalyse. Il procéderait ainsi comme un représentant typique du freudo-marxisme.

On peut se demander si Lacan a jamais réalisé tout ce qui était en jeu dans l’enchevêtrement freudo-marxiste et marxiste-freudien de l’entre-deux-guerres. Je pense que la réponse doit être oui. Peut-être que personne n’a mesuré les enjeux aussi bien que Lacan.

Le monisme des surréalistes, ce même monisme qui explique l’imbroglio freudo-marxiste, sera profondément et largement développé par Lacan. Ça va traverser toute sa théorie. Elle sera compatible d’abord avec son spinozisme, ensuite avec son hégélianisme, puis avec son structuralisme et enfin avec son topologisme, si je peux appliquer le -isme à sa topologie.

Le monisme des surréalistes et des freudo-marxistes sera paradoxalement l’une des raisons pour lesquelles Lacan semble aussi empêtré, aussi inextricablement empêtré que ceux à qui il doit tant. La même perspective moniste donnera lieu à des conceptualisations lacaniennes pénétrantes, parmi lesquelles l’extériorité de l’inconscient, l’absence de métalangage et l’extimité par laquelle est désignée l’intimité radicalement extérieure. Ces concepts décrivent de manière précise et pénétrante ce que Luria, les freudiens-marxistes et les surréalistes envisageaient de leur côté.

On sait que Jean Audard, poète et critique proche du surréalisme, a attiré l’attention du jeune Lacan en publiant un texte étonnant dans lequel il proposait un fondement freudien du marxisme semblable à celui que Bernfeld avait élaboré peu avant de l’autre côté du Rhin. Pour Audard, le marxisme ne pouvait être authentiquement matérialiste que s’il reconnaissait qu’à la base du développement des forces productives, à la base du fondement des explications marxistes, se trouvaient non seulement les idées scientifiques et leurs applications technologiques, mais les pulsions et leur matérialité corporelle. Ce matérialisme parfaitement moniste est sévèrement critiqué par Georges Politzer, qui trouve dans l’écriture d’Audard le meilleur exemple de l’intrication freudo-marxiste. Cependant, bien des années avant de juger l’enchevêtrement freudo-marxiste, le jeune Lacan a été ébloui par le texte d’Audard et a voulu rencontrer son auteur en personne.

Il est impossible d’avoir une idée claire de ce que Lacan a appris exactement d’Audard. Nous ne savons pas non plus exactement ce qu’il doit aux surréalistes en général. Le monisme vient d’eux et de leur lien particulier entre Marx et Freud, mais il vient aussi de Marx et de Freud eux-mêmes, de Spinoza et ensuite de Hegel repris par Kojève à partir d’une lecture marxiste et heideggérienne.

Ce qui est certain, c’est qu’il y a ici des coïncidences entre Lacan et les différents freudo-marxismes. Cela explique aussi la passion de Lacan pour Marx, ainsi que l’orientation moniste de sa théorie et le style alambiqué qui la caractérise. Dans son aspect stylistique, l’intrication lacanienne fait irrésistiblement penser à Crevel et à d’autres freudo-marxistes. C’est une façon de ne pas céder à la tentation du dualisme, qui est aussi, d’ailleurs, la tentation de la facilité.

David Pavón-Cuéllar, 30 septembre 2018.

Erich Fromm et les « besoins »

Ce texte est une version écrite du séminaire « Psychanalyse et capitalisme » qui s´est tenu à Berlin le 22 octobre 2020 à la Psychoanalytische Bibliothek Berlin. Le texte d´Erich Fromm intitulé « Tâche et méthode d´une psychologie sociale analytique » commenté ici fut publié en 1932 et peut être lu en français à l´adresse suivante : http://www.persee.fr/doc/homso_0018-4306_1969_num_11_1_1174


La notion de « besoin essentiel » est devenue omniprésente avec la pandémie, opposée à des besoins qui ne seraient pas essentiels. Elle occasionne désormais des conflits sociaux : par exemple les petits commerçants, obligés de fermer, ne veulent pas être pénalisés par rapport à la grande distribution. Il n’est pas inutile dans ce contexte de repasser par la notion de besoin telle que Fromm l’a empruntée à la psychanalyse et détournée.

Rappelons quelques aspects du parcours qui a amené Fromm à la psychanalyse. Erich Fromm est né en 1900 à Francfort. Il épouse la psychanalyste Frieda Reichmann en 1926 et démarre une formation de psychanalyste avec Hanns Sachs à l´Institut psychanalytique de Berlin. Il pratique la psychanalyse en tant que non-médecin à partir de 1929 et devient peu après membre du Frankfurter Institut für Sozialforschung (connu en France sous le nom d´École de Francfort). Il gravite alors dans un cercle de psychanalystes marxistes autour de Wilhelm Reich et de Otto Fenichel. Il doit quitter l´Allemagne en 1933 après l’arrivée d’Hitler au pouvoir et émigre aux États-Unis en 1934. Vers la fin de 1939 il se sépare de l´Institut für Sozialforschung suite à des démêlés théoriques avec Adorno, qui portaient notamment sur le statut de la théorie freudienne des pulsions. Après la guerre, Fromm participe au mouvement américain pour la paix et devient membre du Parti Socialiste d´Amérique. Il défend un humanisme reposant sur l’établissement de besoins psychiques à titre de critères universels, qu’il reproche à la société capitaliste de négliger. Il se distancie de plus en plus de Freud, en mettant toujours plus l’accent sur l’influence unilatérale de la société sur l’individu. Il voit la névrose comme une défectuosité socialement produite sur une constitution psychique humaine vue par le prisme de ses besoins et naturalisée. Cette conception peut, comme le dit Adorno dans sa conférence de 1946, être considérée comme révisionniste en ce sens qu’elle mène à une formulation normative qui n’a plus rien à voir avec la théorie des pulsions. Or, ceci est déjà perceptible dans les textes de 1932, bien que Fromm s’efforce encore de rendre la théorie psychanalytique compatible avec ses propres vues sur les « besoins psychiques ».

La question du rapport entre les formations de l’inconscient et les formations sociales était un casse-tête pour Freud et les premiers psychanalystes. L’individu n’est qu’une construction moderne, mais ledit « individualisme » n’a pas supprimé le rapport de dépendance sociale qui semble au contraire devenu plus insurmontable que jamais, bien qu’il ne soit plus de nature si personnelle que dans les sociétés prémodernes. (Il convient toutefois de relativiser l’idée d’une dépendance personnelle sensée définir les sociétés traditionnelles et dont les sociétés modernes se seraient émancipées, car la psychanalyse a mis au jour une dépendance œdipienne qui est justement caractéristique de la famille bourgeoise. La question de l’universalité du complexe œdipien et des formes qu’il a pu prendre reste ouverte.) La question est de comprendre comment s’articulent individu et société dans une société moderne, c’est-à-dire faîte d’individus, question également débattue en sociologie dans ce qu’on appelle holisme et individualisme méthodologiques (les deux approches persistant à poser un point de départ méthodologique qui s’avère dans les deux cas réductionniste). Fromm ne mentionne ces difficultés que pour affirmer aussitôt qu’individu et société sont soumis à des lois identiques, ce qui est une autre manière d’éviter le problème épineux de leur articulation. Freud, justement parce qu’il était tenté de penser à partir d’une analogie entre les niveaux individuel et collectif, suggérait également de « ne pas céder à la fringale de dépister des analogies » (Le Malaise dans la civilisation, PUF, p. 100).

Poser une identité de structure entre individu et société ouvre la porte à un réductionnisme de type spéciste. Certains « besoins » humains sont ainsi définis par Fromm à partir de leur supposée universalité posée dans une abstraction transhistorique. La distinction sur laquelle se fonde Fromm entre les pulsions d’auto-conservation, d’une part, et les pulsions sexuelles, d’autre part, ne rend pas raison de l’élaboration freudienne : Freud ne distingue les deux que pour avancer l’idée d’une fonction d’étayage (voir les Trois essais sur la théorie sexuelle) et non pour créer deux groupes de pulsion hétérogènes. Or Fromm n’évoque qu’une fois en passant la notion d’étayage et sans en tirer les conséquences qu’en tire Freud. En ce qui concerne les pulsions d’auto-conservation, il ne s’agit pas de les nier, mais d’affirmer avec Freud qu’on ne les rencontre jamais de manière immédiate. Autrement dit, la faim doit être dans une perspective freudienne également traitée comme une pulsion sexuelle (ce qui devient évident quand on a affaire aux troubles alimentaires par exemple), et ceci même s’il n’est pas question de nier qu’un être humain ne peut survivre sans manger, c’est-à-dire que la nourriture satisfait aussi un besoin. Mais le besoin est surdéterminé dès les premiers soins maternels par le destin de la libido. Fromm, lui, considère les « besoins » comme quelque chose d’objectivement « donné », ce que contredit toute l’étude de la vie psychique, laquelle offre le tableau de besoins qui sont toujours affectivement chargés et symboliquement structurés. Lacan dirait : déterminés par le langage. Même les débats actuels sur le véganisme et le végétarisme, sur l’addiction aux graisses ou aux sucres, ou encore sur les pratiques de jeun — qu’elles soient rituelles ou thérapeutiques — manifestent le malaise d’une nécessité physiologique impossible à objectiver. Autrement dit : tout le monde sait qu’on a besoin de manger, mais personne ne sait exactement où commence et où s’arrête le besoin. Et lorsqu’il arrive qu’un être humain soit réduit à la satisfaction brute ou au déni d’un besoin fondamental, c’est qu’il est en situation de survie, c’est-à-dire potentiellement hors de la société ou bien dans une situation où la société est niée.

La « faim dans le monde » ne renvoie pas tant au scandale d’un besoin non satisfait qu’à la négation du lien social élémentaire par lequel un être humain est en mesure de se procurer avec d’autres ce qui est nécessaire à la reproduction d’une communauté. Lorsque des êtres humains survivent dans des camps de réfugiés privés de toutes commodités ou sont expropriés des terres qui leur donnaient accès à la subsistance, la morale s’apitoie sur leurs besoins non satisfaits (vite réparés à coups de sacs de riz et de médicaments expédiés par des ONG) mais le véritable scandale est la négation de leur participation à la société en tant que privation politique des conditions d’une reproduction sociale. L’idéologie humanitaire est la signature la plus éclatante de cette dépossession en tant qu’elle accepte de réduire les êtres humains à des bouches à nourrir. La socialisation capitaliste s’est construite sur une dépossession organisée de toutes les autres formes de reproduction sociale, et c’est la logique de ce rapport (y compris les formes octroyées de la politique comme l’imposition universelle de la forme État) qui repousse des couches entières de la population mondiale dans une paupérisation dramatique. Que des régions entières soient privées d’eau potable ou soient sous contrainte hydrique n’est pas un problème d’inégale « répartition » qui pourrait être corrigé avec un peu plus de justice sociale (si seulement les industries « en laissaient un peu plus » aux pauvres paysans), c’est d’abord un problème de dépossession sociale qui certes conditionne l’accès à cette ressource, mais surtout la capacité fondamentale d’organiser ses usages sociaux que certaines sociétés ont pu assurer pendant des millénaires. Lorsque Fromm écrit que « les pulsions sexuelles peuvent être différées » (p. 20) contrairement, selon lui, aux pulsions d’auto-conservation, il défend un biologisme vulgaire qui présente le besoin comme immédiatement assouvissable, ce qui n’est pourtant que la définition de la survie. Dans la vie psychique, les pulsions d’auto-conservation ne peuvent être dites représenter un primat sur les pulsions sexuelles, tout simplement parce qu’elles sont d’emblée enrôlées par ces dernières. Les besoins sont toujours déjà des occasions de satisfaction sexuelle, et lorsque ce n’est pas le cas, c’est que nous avons à faire à une régression psychique ou sociale. Si nous voulons dénoncer cette régression, c’est justement en tant qu’elle réduit l’homme à ses besoins et non en tant qu’elle faillit à les satisfaire. Marx l’exprime de la manière suivante : « La faim est la faim, mais la faim qui se satisfait avec de la viande cuite, mangée avec fourchette et couteau, est une autre faim que celle qui avale de la chair crue en se servant des mains, des ongles et des dents. » (Critique de l’économie politique, Introduction).

Les pulsions étant posées en des termes de prédispositions biologiques (p. 21) ou rangées « dans la série des conditions naturelles » (p. 27), Fromm peut affirmer tranquillement : « on ne peut satisfaire la faim qu’éprouvent les êtres humains qu’avec du pain, mais leur désir d’être aimés, par exemple, peut l’être avec le fantasme d’un Dieu de bonté et d’amour, ou leurs tendances sadiques avec des spectacles sanglants collectifs » (p.20). La réalité et le fantasme, ou encore le dedans et le dehors, sont ainsi posés l’un en face de l’autre comme deux dimensions indépendantes, dans la plus pure tradition d’une psychologie matérialiste préfreudienne. Or il est évident que le pain ne « suffit » pas à nourrir la faim sauf dans l’état de survie (auquel chacun peut choisir de préférer la mort). Le fantasme n’est pas davantage naturellement voué à satisfaire les désirs affectifs ou érotiques (qu’on songe au syndrome d’hospitalisme du nourrisson décrit par Spitz ou au nombre de gens qui se sont suicidés par passion déçue). Bien plutôt ces groupes de pulsions — si tant est qu’on persiste à les traiter séparément — sont tissés d’une seule et même énergie libidinale qui ne peut pas être étudiée par parties, comme le fait Fromm, mais d’après leur commun destin psychique.

Freud, pour sa part, considère que le facteur constitutif (celui qui est donné à la naissance) ne fait pas l’objet de l’exploration psychanalytique en tant que telle, pas davantage que les influences extérieures qui ne sont que des occasions de déclenchement de la névrose, et non des causes. En outre, les uns et les autres ne sont pas vérifiables avec les moyens de la psychanalyse et ne sauraient donc constituer un point de départ analytique. Encore une fois, il ne s’agit pas de nier l’existence d’un monde extérieur ou d’une constitution personnelle, il s’agit de décrire le développement subjectif du point de vue du sujet lui-même, c’est-à-dire de subjectiver l’inconscient au lieu de l’objectiver à partir d’un rapport de causalité extérieur à lui. La psychanalyse s’intéresse à l’activité psychique et considère que le sujet a toujours déjà « fait » quelque chose du matériau de la réalité. C’est ce que Freud appelle « choix de la névrose » qu’il déclare s’appuyer sur des dispositions « indépendantes des expériences vécues qui peuvent avoir une action pathogène ». Les choses se passent ainsi : « Notre attention a été attirée par le fait que les fonctions psychiques qui entrent en considération — avant tout la fonction sexuelle, mais également diverses fonctions importantes du moi —, doivent passer par un développement long et compliqué avant de parvenir à l’état qui les caractérise chez l’adulte normal. Or nous admettons que ces développements ne s’effectuent pas toujours assez impeccablement pour que la fonction dans son ensemble soit soumise à une modification progressive. Qu’un élément de cette fonction s’accroche au stade antérieur, et nous aurons alors ce qu’on appelle un « point de fixation », auquel la fonction pourra régresser en cas de maladie déclenchée par un trouble externe. » (« La disposition à la névrose obsessionnelle », Névrose, psychose et perversion, PUF, p. 190).

Ce que développe Freud, c’est une méthode d’exploration subjective qui, afin de circonscrire son cadre de pertinence, doit être distinguée de toute autre forme d’exploration, par exemple celle des facteurs environnementaux. Ces derniers constituent un point de vue distinct qui nécessite une méthode propre. Les freudo-marxistes se sont embrouillés en voulant poursuivre simultanément ce double point de vue, ce qui aboutit à une confusion de méthode insurmontable qui ne profite à aucune des deux approches. Toutefois, ils ont eu raison de considérer que chaque point de vue aboutissait nécessairement à une limite intrinsèque de méthode, où seul le point de vue opposé pouvait venir prendre la relève. Autrement dit : l’exploration de l’inconscient menée assez loin d’après ses propres instruments débouche nécessairement sur une critique sociale (et vice versa). Une psychanalyse qui s’arrête à l’exploration individuelle est une psychanalyse tronquée. On vérifiera aisément que l’extrême majorité des productions analytiques en reste à cette psychanalyse tronquée et préfère s’enfler de résultats qui ne sont pertinents qu’à l’intérieur d’un cadre circonscrit. Ce cadre a un bord et en appelle nécessairement aux « disciplines affines », lesquelles dérangent le confort méthodologique de la psychanalyse. Ceci explique l’insistance de Freud à produire une interprétation de la formation des masses, de la guerre, du développement de la civilisation, des données de l’anthropologie, etc., phénomènes qui dépassent la seule expérience clinique, et, bien souvent, nécessitent de nouveaux concepts qui requièrent un saut de méthode. Mais ce ne sont pas de pures incursions accidentelles dans des champs limitrophes, qui seraient seulement liées aux intérêts personnels de Freud : ces explorations sont induites par une nécessité structurelle de la psychanalyse lorsqu’elle est poursuivie jusque dans ses plus lointaines conséquences. Simplement on ne peut pas mener ces deux recherches (celles qui prennent respectivement l’individuel et le collectif pour objet) simultanément, ni avec les mêmes instruments théoriques. Il y a un endroit où certains instruments doivent céder la place à d’autres — tout comme le microscope et le macroscope ne décrivent pas les mêmes phénomènes concrets bien qu’ils s’appliquent incontestablement à décrire le même monde. Ils l’approchent par différents côtés qui ne doivent pas être relativisés dans une phénoménologie réconciliatrice (du genre « chacun son point de vue et les vaches seront bien gardées ») mais articulés les uns aux autres. La science appelle le dépassement de ces méthodes régionales, et ce sont les chercheurs qui éventuellement résistent à se confronter à cet appel. La nécessité de fournir une telle articulation théorique dérange le confort d’une critique qui s’accroche tellement à son propre instrument qu’elle prétend pouvoir l’appliquer à toutes les échelles. Cette sorte d’inflation imbue de sa propre radicalité devient rapidement un fondamentalisme.

En voulant à tout prix inscrire le développement subjectif au sein d’une réalité posée par lui dans une extériorité naive, Fromm ne peut que s’engouffrer dans une théorie de l’adaptation qui sera fatale à toute référence analytique. « Les pulsions sexuelles peuvent dans une large mesure s’adapter aux possibilités de satisfaction, c’est-à-dire aux conditions de vie réelles. Elles se développent spontanément dans le sens d’une telle adaptation, et c’est seulement chez les individus névrosés que l’on trouve des troubles de la faculté d’adaptation. » (p. 21). Freud n’a jamais parlé de « faculté d’adaptation » mais uniquement de « principe de réalité ». Le « principe de réalité » constitue l’une des dimensions du moi à l’origine du conflit psychique et non une instance à l’aune de laquelle on mesurerait l’adaptation de l’individu au monde extérieur. La conséquence de cette opposition formelle entre le moi et le monde extérieur professée par Fromm aboutit directement à une conception adaptative c’est-à-dire identifiante de la subjectivité. « Une telle psychosociologie s’interroge sur les traits psychologiques communs aux membres d’un groupe et elle essaie d’associer ces attitudes psychologiques communes à partir du destin commun des existences. (…) La psycho-sociologie analytique, c’est donc comprendre la structure pulsionnelle d’un groupe, son attitude libidinale inconsciente, dans une large mesure à partir de sa structure socio-économique. » (p. 23). C’est faute de distinguer conceptuellement (et non de les opposer dans un pur face-à-face formel) les niveaux d’analyse individuel et collectif, que Fromm verse dans l’erreur d’appliquer de manière non médiatisée la méthode d’exploration de l’inconscient à la société.

Fromm inscrit l’histoire du développement du sujet dans un cadre théorique qui n’est déjà plus celui de la psychanalyse, bien qu’il parle encore au nom de la psychanalyse dans ce texte. S’il nomme de manière intéressante la famille « agence psychique de la société » (p. 23), ce qui le conduit à une critique de « l’absolutisation de la société capitaliste » et de la généralisation de la structure de la société occidentale et du complexe d´Œdipe, toutefois le fait de caractériser l’appareil psychique par sa capacité d’être modifié par les influences extérieures le conduit à une théorie de l’adaptation purement mécanique. Il ne reste à l’individu « normal » rien d’autre que l’adaptation à cette réalité, sauf à devenir névrosé. Ceci ne rend pas compte du fait que l’adaptation est en fait structurellement impossible : le sujet — et Freud le répète assez souvent — ne saurait s’adapter aux demandes de la société et il nous raconte d’ailleurs inlassablement cet échec dans son analyse. Mais ce n’est pas cet échec qui fait de lui un névrosé (peut-être même indique-t-il au contraire un ferment de bonne santé psychique résistant aux injonctions normatives débilitantes). La souffrance névrotique, au contraire, se caractérise par une formation de compromis qui ne peut être explorée qu’au singulier et qui a moins à voir avec les demandes de la société qu’avec des exigences contradictoires de la vie psychique. Les injonctions sociales ne sont à ce niveau-là que le parfait alibi du symptôme. Il n’y rien de plus facile pour un sujet que de couvrir son symptôme derrière la longue liste des contraintes objectives auxquelles il est livré. Mais étudiées cette fois dans leur caractère répressif et coercitif, ces contraintes doivent bien faire à un autre niveau l’objet d’une critique qui n’est plus du champ de pertinence direct de la psychanalyse, mais qui constitue bien la conséquence nécessaire d’une butée sur ses propres limites. La psychanalyse a sans doute la capacité d’analyser la plainte névrotique d’un sujet et de le conduire vers un autre arrangement subjectif ; par contre elle n’a pas le pouvoir de le soustraire par exemple à l’obligation générale de travailler, et toute réconciliation en ce sens la met elle-même, qu’elle le veuille ou non, au service d’un ordre social répressif (que le psychanalyste assis dans son fauteuil n’oublie pas ici la misère des « boulots de merde » analysés par exemple par l’anthropologue David Graeber et ne leur oppose pas un discours affirmatif qui ne peut que buter sur l’impossibilité radicale d’émanciper toute la société en prenant les désirs un par un). La psychanalyse n’a même pas les moyens de sa théorie du désir, qui se réduit alors — souvent involontairement — à un geste aristocratique ou à une méthode pour apprendre à tirer son épingle du jeu. Si elle veut corriger cet effet induit par la place qu’elle occupe dans l’organisation capitaliste, elle doit faire place au bon endroit à une théorie critique de la société, mais aussi sans prétendre généraliser sa méthode, qui, à un certain endroit, cesse de faire effet. C’est ainsi des deux côtés de cette ligne méthodologique que la critique du sujet tout comme la critique sociale doivent faire preuve, avec leurs moyens respectifs, de non-complaisance radicale avec les forces en présence. Lorsqu’on se cantonne dans le quant-à-soi satisfait d’un seul de ces côtés, c’est à une expertise au pire sens du management social qu’on se complaît. C’est ainsi que les psychanalystes se retrouvent à donner leur avis sur des questions sociales parmi une panoplie d’autres experts qui, justement, ne veulent rien savoir de la psychanalyse. Un tel setting réduit à néant le tranchant de la théorie freudienne en accordant un micro et quelques congratulations à un psychanalyste à la mode sur un plateau de télévision.

Fromm a raison de critiquer l’idée que la « pulsion d’acquisition » caractériserait l’homme en soi, alors qu’elle n’est, comme il le rappelle, qu’une idée du libéralisme et de lui seul. Mais il développe à cette occasion une théorie de l’influence réciproque de la structure libidinale et des conditions économiques qui maintient l’opposition formelle entre individu et société qu’il pourtant prétend lever à plusieurs autres endroits de son argumentation. Il méconnaît le principe de l’activité psychique, qui n’est pas orientée selon Freud par la nécessité de s’adapter, mais par le principe de plaisir (et son au-delà). Même la tentative de s’adapter n’est rien d’autre en ce sens qu’un moment de la dynamique du principe de plaisir. La recherche d’une homologie structurelle induite par influence réciproque entre la structure pulsionnelle et les structures économiques (qu’on retrouve aussi chez Lacan, mais pas dans une version immobile) risque de manquer les médiations théoriques nécessaires à une double critique. Elle projette une identification ontologique sur deux moments du processus d’ensemble qui ne peuvent être traités séparément que du point de vue de la méthode, mais pas en soi. Ce problème théorique n’est toujours pas résolu aujourd’hui, bien qu’Adorno, très tôt, ait critiqué cette réduction théorique de la psychanalyse. En visant nommément Karen Horney, il visait aussi Erich Fromm : « Alors qu’ils [les révisionnistes] parlent sans relâche de l’influence de la société sur l’individu, ils oublient que non seulement l’individu, mais aussi la catégorie même d’individualité sont les produits de la société. Au lieu de commencer par détacher l’individu des processus sociaux pour décrire ensuite leur influence formatrice, une psychologie sociale analytique aurait à découvrir dans les mécanismes les plus intimes de l’individualité les forces sociales déterminantes. De manière générale, il est discutable de parler d’influences sociales : on se borne à reproduire la représentation idéologique que la société individualiste a d’elle-même. » (Theodor W. Adorno, La psychanalyse révisée, Éditions de l´Olivier, 2007, p. 26). Adorno exprime ici le fait que le plus intime est aussi, en même temps, une loupe posée sur le plus objectif, ce qui nécessite un geste spéculatif (pour parler ici de manière hégélienne) qui ne sépare pas individu et société avant de les analyser, mais qui ne cherche pas non plus à les réunir dans de confuses analogies : cette recherche part plutôt sur les traces de leur source commune – une fois en partant de l’individu, une fois en partant du tout social.

Les niveaux d’analyse doivent donc être distingués (en tant que psychanalyse et théorie critique ou critique du capitalisme n’ont pas les mêmes portes d’entrée méthodologiques), toutefois il ne s’agit pas de perdre de vue qu’individu et société naissent en même temps. Cette identité structurelle-là est une identité dynamique que doit supposer la pensée spéculative, mais qui ne se résout pas dans une homologie directement lisible sur les formes « cristallisées » que peuvent être par exemple la forme sujet ou la forme valeur. Ces formes dérivées ne donnent aucune clé immédiate du rapport entre individu et société ; ce rapport doit être reconstruit par la théorie. Il ne suffit pas par exemple de dire qu’on est dans une société faîte d’individus narcissiques pour avoir élucidé la formation subjective du narcissisme, ni son coincement objectif dans une concurrence identitaire généralisée. La psychanalyse dispose déjà d’un tel concept spéculatif lorsqu’elle parle de « sujet de l’inconscient », en se refusant justement à « trier » ce qui ressort de l’intérieur et de l’extérieur. A l’origine de la société il y a l’individu, exactement comme à l’origine de l’individu il y a la société. Mais ces deux formules sont elles-mêmes des raccourcissements, en ceci que « individu » et « société » n’existent jamais d’une manière indépendante et préalable, ils sont eux-mêmes les constructions modernes d’une société réifiée. Une telle approche théorique, qui spécule sur une source commune, n’empêche donc pas que chaque méthode (celle qui s’occupe de psychanalyse et celle qui s’occupe de théorie critique) doive suivre son propre résultat jusqu’au point où elle débouche immanquablement sur l’autre côté, qui, à un endroit, lui barre la route. Adorno l’exprime ainsi : « Freud avait raison quand il avait tort. La puissance de sa théorie se nourrit de son aveuglement face à la séparation de la sociologie et de la psychologie, qui résulte, il est vrai, des processus sociaux que plusieurs révisionnistes, dans le langage de la tradition philosophique, appellent l’aliénation humaine de soi. Alors que ceux-ci se sont laissés entraîner, justement par le constat critique des aspects destructifs de cette séparation, à faire comme si cet antagonisme entre l’être privé et l’être social pouvait être guéri par la psychothérapie, Freud est parvenu, grâce, précisément, à son atomisme psychologique, à exprimer adéquatement une réalité dans laquelle les êtres sont effectivement atomisés et séparés les uns des autres par un gouffre infranchissable. » (La psychanalyse révisée, op.cit., p. 38).

Sandrine Aumercier, 2 novembre 2020