Pourquoi la technoscience travaille contre la science

Nous entendons tous les jours parler des progrès scientifiques comme si nous vivions une grande époque scientifique. Pourtant, cette « science » n’est pas de la science mais, au mieux, un scientisme obscurantiste. Il ne s’agit pas de venir affirmer l’interchangeabilité des visions « mythologique » et « scientifique » du monde, ni de faire valoir que d’autres visions du monde comportaient aussi leur « part de vrai » ou valaient autant du point de vue d’un jugement de valeur ; pas non plus de présenter un critère irrationnel qui serait opposable à la débâcle technocapitaliste. Il n’y a tout simplement pas de compas pour effectuer de telles comparaisons. On ne peut pas ici comparer « toutes choses égales par ailleurs » deux ou plusieurs systèmes du monde, on est condamné à étudier le sien et à mesurer tous les autres à son aune, ce qui nous condamne au « capitalocentrisme » ou à l’« occidentalocentrisme » inhérents à la condition de départ. Au demeurant ce n’est pas une condamnation à s’identifier avec cette position, mais seulement à la reconnaître comme point de départ indépassable, comme ce dans quoi nous sommes « situés ». Rien ne permet d’opposer des « épistémologies autochtone » à l’épistémologie scientifique. Celles-ci sont, de longue date, recodées dans les termes d’une « réaction » au « progrès » qui n’a rien d’authentique. Ce sur quoi nous renseignent l’histoire et l’anthropologie, en revanche, c’est sur la diversité des sociétés, incluant l’intérêt technique et scientifique que les hommes ont manifesté de tous les temps, et dont les formes diverses ont pu un jour coexister comme autant de modes différents d’accès au réel. La technoscience, au contraire, exclut ce qui n’est pas elle ou le refoule dans les marges d’une superstition populaire dissociée du destin collectif, comme si elle-même n’était pas fondamentalement une cosmogonie qui nous promet la lune.

Aussi le point de départ n’est pas relativiste : il ne cherche pas à réhabiliter artificiellement d’autres vision du monde mais à mesurer par leur entremise l’abîme de la seule vision du monde que l’on peut connaître, la techno-capitaliste en l’occurrence, et apercevoir par ce moyen le rétrécissement qu’a subi la science moderne (bien qu’elle soit convaincue d’être partie au contraire à la conquête du Tout). N’ayant pas de compas « objectif » pour mesurer ce rétrécissement, on ne peut qu’examiner de façon immanente les présupposés qu’elle impose, ce qu’on peut faire en retournant le critère de la science contre elle-même. Il faut donc une bonne dose de science pour critiquer la science et cette approche n’est pas susceptible de relativisme épistémologique. Nous devons nous appuyer sur le fait qu’il arrive que la recherche scientifique transcende son mouvement immédiat, qui est congruent au mouvement de valorisation du capital. Ainsi, la science, poussée assez loin, c’est-à-dire réfléchissant sur ses propres conditions de possibilités, a quelque chose à nous apprendre sur la fatuité de ses propres buts ; toute science qui ne va pas jusque-là ne fait que confondre sa recherche au scientisme techno-capitaliste qui constitue son moteur historique.

Le mouvement fondamental de la technoscience repose d’une part sur un réductionnisme matérialiste, d’autre part sur un finalisme tautologique, qui n’admet d’autre but que son propre accroissement quantitatif et abstrait de « savoir » ; or ce sont ces deux caractéristiques qui font d’elle une entreprise résolument antiscientifique, si tant est que cet accroissement de savoir ne retourne pas sur ses propres présupposés idéels et matériels. Le programme de la technoscience ne peut être accompli qu’en poussant la division du travail à un point tel que la vision du tout, poursuivie par ailleurs de manière obsessive, doit être confiée à des ordinateurs toujours plus performants et aux ressources de ce qu’on appelle « l’intelligence artificielle » (qui n’a rien d’intelligent au demeurant). L’intelligence artificielle reçoit de la part de son programmateur une tâche définie à accomplir : elle est intrinsèquement instrumentale et finaliste ; mais elle est en outre au service d’un accroissement fondé sur l’addition extérieure de résultats partiels. Ne pouvant embrasser le tout à l’aide d’une théorie unifiée (car elle constitue elle-même le bord de son objet), la science moderne doit additionner des myriades de résultats pour approcher idéalement sa propre raison d’être, localisée quelque part dans le cerveau humain, son ultime limite, située fantasmatiquement au sommet de l’évolution [1]. Le cerveau et le cosmos — implicitement identifiés l’un à l’autre comme si le cosmos nous avait créés à son image — se trouvent aux deux extrémités de cette conquête mégalomane. Mais cet effort est vain, car c’est l’articulation interne des phénomènes entre eux, redevable d’une théorie qui les organise et prend le risque de son propre fondement — c’est-à-dire admet d’être « située » sans pouvoir pour autant se situer dans une objectivité, dépourvue d’échelle de référence ultime — qui se perd dans ce processus. Lorsqu’une articulation interne est établie, elle reste une formulation locale due à des efforts isolés. Ce qui est inaccessible sur le plan ontologique (à savoir constituer un tout à partir d’éléments séparés) cherche donc à se regagner sur le plan de la quantité de données, comme sur une échelle inversée qui serait atteinte par une approximation asymptotique. La quantité vise ainsi le saut qualitatif qui conférerait au savoir le statut d’une totalité que la science est pourtant incapable d’atteindre par ce moyen, puisque la totalité ne peut être qu’une idée régulatrice (Immanuel Kant) et non une addition d’éléments extérieurs. Aussi plus la science se rapproche de son but, plus elle s’en éloigne. La totalité visée, celle qui réaliserait la totalisation des connaissances, dévore tendanciellement le monde vécu en le faisant passer par son tamis numérique. Plus les connaissances partielles s’accumulent, plus s’éloigne la connaissance de leurs rapports internes, c’est-à-dire de ce que la conscience est capable de formuler sur elle-même en prenant le risque d’une théorie, à l’ombre de la division dont procède la constitution de l’objet scientifique moderne. Plus se remplit le « puzzle » de la connaissance, plus l’activité du faiseur de puzzle devient obscure à elle-même et les buts et les conséquences de son activité radicalement hors de portée.

En face de cela, toute considération théorique d’ordre moral ne fait aucun poids. Les individus ne peuvent être que renvoyés à leur vision du monde privée, c’est-à-dire à la cacophonie de leurs préjugés et de leurs valeurs. Les débats philosophiques sont devenus des péroraisons malines mais en réalité tout à fait stériles. Ils sont incapables de fournir ce supplément ontologique auxquels ils font parfois encore semblant de croire pour se perpétuer sur leur propre ruine. Dans le cadre du finalisme tautologique qui forme l’ethos du capitalisme, il est impossible de fournir en théorie un critère stable et consensuel d’interruption du progrès technoscientifique. Même le clonage humain reproductif, qui fait l’objet d’une Déclaration (non contraignante) des Nations Unies depuis 2005, n’est pas exclu à l’horizon. Les délibérations éthiques et politiques ne sont pas là pour poser de telles « limites », si ce n’est de manière ponctuelle et provisoire, sans arrêt transgressée. Elles sont là pour accompagner et justifier le développement du « progrès » technoscientifique dans tous les domaines de l’existence, sans aucune limite de principe. Une telle compulsion n’a plus rien à voir avec une science fondamentale.    

Le terme de science a dans la philosophie classique une signification encore syncrétique qui englobe connaissance, savoir-faire pratique et savoir théorique [2]. Ce n’est qu’au cours du XIXe siècle qu’il se spécialise progressivement dans le sens de « connaissance scientifique » liées à l’émergence d’un ensemble de méthodes de vérification. Le caractère réitérable et vérifiable des résultats constitue progressivement le socle de ce qu’on appelle aujourd’hui la « science ». La quantification et l’introduction de normes de reproductibilité deviennent de leur côté une condition du développement technologique, qui reposait auparavant sur une ingénierie travaillant par approximation. Le bricolage technique est toujours aujourd’hui la partie honteuse — bien qu’indispensable — de l’innovation scientifique. Mais cette approximation exige dans la conception moderne de tendre vers sa propre suppression, soit sa fusion avec la science, et donc l’éviction de toutes les approximations constitutives de l’objet de recherche. Les sciences quantifiables que nous appelons « dures » ou « exactes » deviennent par là le paradigme de la méthode scientifique. C’est en respectant ce réquisit que lesdites « sciences humaines » ou « sciences sociales » peuvent parfois entrer au panthéon de l’épistémologie scientifique, toujours en position inférieure cependant. Il est désormais entendu que la philosophie n’est pas une science, ce qui n’avait rien d’évident auparavant. Hegel est le dernier philosophe qui assume et parachève une conception passée d’un « système de la science » qu’il comprend comme philosophique et non positiviste, c’est-à-dire qui pose à la raison le défi de ses propres fondements. Marx emprunte en partie à ce concept encore philosophique de la science lorsqu’il parle de « matérialisme scientifique » ; son concept de « science » syncrétise le concept encore hégélien d’un savoir logique de la succession des figures de la conscience historique et l’importation d’une conception déjà post-hégélienne et déterministe du progrès historique, qui croit pouvoir déceler des « phases » dont l’enchaînement nécessaire conduirait à une société sans classes. Hegel n’allait pas jusque-là, puisqu’il ne déterminait l’avènement de la liberté que dans la logique du concept. Lui opposer la réalité matérielle n’est d’aucun secours ici, car celle-ci n’est pas moins médiatisée par des catégories historiques que celles-ci ne médiatisent la réalité matérielle. Une certaine « indécision » de Marx quant au concept de la science n’autorisait pourtant pas le déterminisme qui finira par dominer le marxisme traditionnel, importé des sciences de la nature et repris du naturalisme inhérent au mode de production capitaliste. Si Hegel et Marx ont une approche logique du savoir et non purement cumulative, précisons que, pour autant, ni l’un ni l’autre ne négligeait les avancées scientifiques de leur temps. Mais il serait temps de purger le marxisme de toute croyance déterministe dans le Progrès, et de s’interroger exclusivement sur les conditions de possibilité d’une libération sociale qui ne saurait être définie par tel ou tel état de la technique atteint à un moment donné.

Dans ce contexte, l’idée d’un progrès cumulatif est elle-même une idée moderne fondée sur la séparation de la quantifiabilité scientifique (qui seule garantit la vérifiabilité de l’expérimentation) d’avec toutes les autres formes de savoir. Hegel, en même temps que dernier témoin d’une conception passée de la science comprise comme système du savoir, est aussi le théoricien par excellence d’une progression du savoir, non pas au sens d’un savoir totalisant, mais au sens d’une réalisation historique de la liberté de l’esprit. Hegel exige pour la « science » philosophique un critère spéculatif dont son époque consacre l’impossibilité. Il nous aide à comprendre ce basculement historique par le critère d’identité entre la forme et le contenu qu’il veut imposer à la « science » — de façon vaine, comme il appert deux cents ans plus tard. À la croisée d’une époque, Hegel est donc moderne dans sa conception d’un progrès du savoir et prémoderne dans sa conception de la « science ». Hegel veut sauver la chèvre et le chou, le savoir absolu (c’est-à-dire l’élément spéculatif du savoir) et la diversité du monde sensible qui ne peut selon lui être résorbée dans cet élément spéculatif. Il n’avait pas vu que le monde était déjà engagé dans la spirale de leur commune suppression — ou bien, parce qu’il l’avait pressenti, il proposa le système philosophique qui devait le conjurer.

Car il ne peut y avoir « progrès scientifique » au sens moderne qu’au prix d’une telle séparation : séparation de la subjectivité, de la sensibilité, de l’expérience de type non expérimentale, mais aussi de la spéculation philosophique et du vaste domaine des valeurs morales et des questions dernières qui touchent au sens de la vie humaine et à son organisation sociale, ainsi qu’à l’interprétation symbolique de ses contraintes. En d’autres termes, la transmission coutumière de certains savoir-faire non quantifiables constitue un obstacle sur le chemin de la science moderne. Cette science est devenue l’ennemie de la vie quotidienne, et par conséquent, l’ennemie des êtres humains. Elle ne s’intéresse à eux que pour leur soutirer des données quantifiables versées au creuset de sa propre accumulation. Que la technoscience ne fasse rien d’autre que de se vanter des améliorations apportées dans la vie quotidienne, y compris des améliorations apparemment simples et incontestables comme la pasteurisation ou l’eau courante, ne change rien à son mouvement fondamental qui se pose comme étant à soi-même sa propre fin, et à ce titre voué à la destruction de tout ce qui existe. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner que le progrès constitué par la généralisation de l’eau courante coexiste parfaitement avec une crise de l’eau sans précédent historique dans divers endroits du monde ; que les progrès réalisés dans les connaissances en immunologie et en bactériologie coexistent avec la multiplication des zoonoses ; que les progrès de l’hygiène coïncident avec une pollution de l’environnement sans précédent et létale ; que les progrès réalisés dans la connaissance de l’atome coexistent avec la prolifération nucléaire (militaire et civile) ; que l’allongement de la durée de la vie et le perfectionnement du confort coïncident avec l’augmentation de la consommation de psychotropes ; ou que l’ouverture des échanges et le progrès des infrastructures de transport s’accompagne de la mise en place des frontières étatiques modernes et du contrôle de plus en plus barbare des mouvements de migration.

Il n’y a bien évidemment pas de rapport causal transitif entre les deux séries, positive et négative, de phénomènes ; l’eau courante au robinet et la crise de l’eau sont par exemple deux phénomènes indépendants l’un de l’autre et n’autorisent pas une mise en corrélation hâtive. Mais ils se produisent indubitablement à l’intérieur du même système mondialisé de rapports de production, et ils ne sont à ce titre pas sans corrélation, quoique de manière indirecte, en tant qu’ils sont les produits d’un même développement. On pourrait certes imaginer un monde post-capitaliste où chacun aurait accès à l’eau courante, et où par ailleurs les nuisances industrielles conduisant à l’épuisement des nappes phréatiques seraient arrêtées. On aime dans le champ de la critique sociale se satisfaire de ce genre de divagation, qui ne veut rien savoir du fait que c’est bien dans le même système d’interactions techniques que sont apparues à la fois les industries aquavores et les systèmes d’assainissement et d’acheminement de l’eau courante dans les foyers. L’imaginaire de découplage entretient le vitalisme de la société capitaliste, qui croit pouvoir satisfaire les « besoins » fondamentaux définis selon sa grille matérialiste indépendamment de la forme des rapports sociaux qui les rendent possibles ou impossibles. Cet imaginaire perpétue le principe scientifique abstrait de l’isolement de certaines qualités du système des interactions où elles s’inscrivent. La même remarque vaut à plus forte raison pour les infrastructures électriques, ainsi que les infrastructures de transport et de communication dont rien n’indique qu’elles pourraient survivre à une fin véritable du rapport social capitaliste, si celle-ci n’était pas remplacée par un système pire encore. Or un besoin social et les moyens de le satisfaire, c’est tout un. La rigueur d’analyse commande donc ici le plus strict agnosticisme — et j’utilise à dessein un terme issu du vocabulaire religieux.

L’idée qu’on pourrait isoler tel ou tel « progrès » du système des interactions où il s’insère est une croyance de type religieux. Elle s’aveugle au rapport systémique qu’entretient toujours une évolution particulière avec l’ensemble de ses conditions. Tout dépend toujours en dernière instance du réglage focal sur la chose examinée. C’est pourquoi la science ne peut pas non plus éviter de s’interroger sur ses instruments et ses définitions, qui déterminent ultimement les rapports de causalité qu’elle établit. L’établissement de rapports entre les objets du savoir est une affaire de définition d’une échelle (qui fait l’objet d’une décision théorique) [3]. Ce réglage détermine la limite à partir de laquelle des phénomènes sans rapport peuvent être mis en rapport. Pour autant qu’elle a en vue le système-monde et l’habitabilité de la planète, une approche scientifique cesse donc de brandir l’hygiène moderne et l’eau courante comme des preuves incontestables de « progrès » absolu. Elle est mise en demeure de prendre ici en considération sa propre histoire d’instauration et pas uniquement de trier dedans ce qui l’intéresse de mettre en avant pour parfaire son auto-légitimation. De la sorte, la science devrait elle-même maintenant exiger des comptes à ceux qui parlent encore de progrès dans les conditions planétaires que nous traversons, qui font état de régressions et de crises structurelles dans une foule de domaines fondamentaux.

Il est vrai qu’on peut aboutir à une conclusion diamétralement opposée : Gilbert Simondon préconisait non seulement la constitution d’un milieu technique adéquat aux objets techniques, mais surtout que l’homme devienne « homogène à la technique » [4]. « Pour que le progrès technique soit auto-régulateur, il faut qu’il soit un progrès d’ensemble, ce qui signifie que chaque domaine d’activité humaine employant des techniques doit être en communication représentative et normative avec tous les autres domaines ; ce progrès sera alors de type organique et fera partie de l’évolution spécifique de l’homme. » [5] Il y avait déjà ici l’idée de faire « progresser » ensemble le détail et le tout, afin de rétablir une correspondance systémique entre les deux, reprise dans l’idée plus récente d´ « écosystème industriel ». Simondon croyait le progrès possible à ce prix, c’est-à-dire qu’il croyait possible de se rendre maître non seulement des domaines séparés du « progrès », mais de fabriquer a posteriori les rapports qu’ils devraient entretenir et dont, par définition, ils n’étaient pas issus, puisqu’ils étaient justement issus de leur isolement du tout. Après avoir atomisé l’idée du tout, il faut la reconstituer sous la forme d’un « milieu adéquat » par addition extérieure d’éléments séparés. Il y a là bien sûr omission de toute la dynamique historique, réduite à une question de maîtrise horizontale de facteurs techniques. Mais qu’est-ce d’autre qu’un délire de remplacement total de l’existant par le système technologique, qui ignore la position seconde de la science dans le monde et refuse donc une fois encore de réfléchir aux conditions de possibilité de la connaissance ? Le cerveau humain est le produit d’une histoire contingente ; il ne détient pas les moyens de supplanter le principe aléatoire de la sélection évolutive dont il provient. Même s’il connaissait l’intégralité des lois de la nature, cela ne lui donnerait aucune disposition sur l’engendrement aléatoire de l’existence, sans compter son ignorance absolue de la direction éthique qu’il devrait imprimer à l’avenir, pour laquelle il existe autant d’opinions que d’individus. Il ne pourrait pas implémenter mieux qu’une téléologie bornée qui se révèle en pratique un goulot d’étranglement. Et d’où tiendrait-il enfin de tels pouvoirs ?

Les êtres humains du passé surent inventer des techniques d’une grande efficacité — soit par exemple la terra preta amazonienne, capable de fertiliser des sols stériles. Ces techniques n’étaient pas d’abord isolées de la vie quotidienne, sorties d’un « laboratoire de recherche », pour lui être ensuite appliquées de l’extérieur au titre d’améliorations apportées par le dieu du Progrès. Elles étaient issues de la vie quotidienne, insérées dans une longue acculturation, en interaction permanente avec le milieu social et naturel et les contraintes locales, et maîtrisées par les intéressés. C’est d’ailleurs cette insertion sociale qui interdit de transposer abstraitement des « savoirs indigènes » dans un corpus moderne, ou d’exercer à partir d’eux une critique de la science reposant sur une opposition superficielle entre les deux — opposition elle-même héritée du paradigme colonial. Il n’y a pas ici des « savoirs indigènes » et là des « savoirs modernes » qui mériteraient d’être mis en comparaison dans le but de réhabiliter les premiers, car cette comparaison elle-même est un produit de la modernisation. Il faut plutôt montrer pourquoi la science moderne, dans son mouvement de totalisation, exclut tout autre rapport au savoir et en quoi donc elle est l’ennemie de la vie humaine. Il est dans son essence que la comparaison se fasse toujours à son avantage, ou que, lorsqu’elle reconnaît la « valeur » d’une technique oubliée, ce soit pour la transplanter, la recoder dans son propre paradigme, sans considération de la réalité sociale où elle avait pris forme. Au besoin, comme le propose Simondon, on fabriquera après-coup le milieu qui convient… L’idéalisation de formes passés ne nous est donc ici d’aucun secours ; ces formes peuvent en revanche nous renseigner sur l’éventail des formes de vie sociales que la technoscience détruit aussi irréversiblement que la biodiversité.

La science, si elle voulait être à la hauteur de son objet, aurait donc ici une tâche infinie, voire impossible, car jamais le rapport social exhumé du passé à partir de traces anthropiques ne rendra tous ses secrets ; il laisse simplement entrevoir d’autres possibles, parmi lesquelles la possibilité d’un tout autre rapport à la technique et au savoir, qui ne serait pas séparé des expériences sociales et symboliques où il s’enracine. Il ne nous enseigne rien d’autre que le sens de la variabilité évolutive et historique. De même, la psychanalyse propose un autre rapport au savoir inconscient, qui ne serait pas séparé du récit que fait le sujet de sa propre histoire, au contraire de la psychologie scientifique occupée à la quantification statistique des réactions individuelles ou collectives, à la codification des comportements ou à la modification chimique du cerveau. La psychanalyse prend en charge le reste de cette opération, par quoi elle peut contribuer à une théorie critique de la science.

La difficulté commence là où il s´’agirait de dire ce que serait la science si elle n’était pas ce qu’elle est devenue. Pendant des millénaires, les humains ont conjointement spéculé sur le sens de la vie, sur le bien et le mal, sur l’âme, sur Dieu et sur les propriétés matérielles de la nature. Aristote était « polymathe », c’est-à-dire logicien, politologue, moraliste et naturaliste à la fois. Une telle science était nécessairement d’une lenteur confinant à la stagnation, puisque l’intégration spéculative de toutes ces dimensions assumait à la fois le caractère subjectif et infini de la tâche. Il était exigible, pour que la science mérite le nom de science, qu’elle s’intéressât à ses propres conditions de possibilité, qui avaient pour nom recherche des principes et qui incluaient nécessairement aussi des états subjectifs — par exemple la contemplation ou l’examen classique des passions ou les conditions de possibilité de la connaissance, etc. Ces états subjectifs sont entretemps devenus une tare pour la science. Il est déconseillé au physicien de réfléchir sur ses penchants et ses présupposés fondamentaux dans le cadre de son activité scientifique. Il risquerait en effet d’y passer le reste de sa vie et de délaisser l’objet de sa recherche, dont l’avancement va se trouver insupportablement ralenti ! Ces dimensions sont reléguées aux philosophes et aux psychanalystes, pendant que la science chante pour elle-même le triomphe de l’objectivité. Mais elle n’interdit à personne, il est vrai, de pratiquer la méditation dans son temps libre…

La technoscience peut être dite la forme que prend la science, déterminée par l’essor des techniques à partir de la révolution industrielle [6]. Le terme de technoscience ne sera pas employé ici dans le sens d’un enchevêtrement postmoderne entre sémiotique et matérialité [7]. Au contraire, la technoscience — dans son mouvement autotélique — expulse le monde symbolique dans un domaine à part, qu’elle confie aux artistes, aux philosophes et aux spécialistes de l’éthique, moyennant le renforcement de la séparation entre sujet et objet. L’éthique, objectivée à son tour, se fait alors une branche parmi d’autres de la recherche, supplément d’âme pris en charge par des philosophes aux abois reconnus pour cette fonction sociale. L’éthique est sommée de fournir à la technoscience des critères de légitimation qui sont dissociés de la reproduction quotidienne de la vie. Elle vient de l’extérieur mettre de l’huile dans les rouages du mouvement de la technoscience sans l’infléchir notablement, ni mettre en question son modèle de civilisation. Toute extérieure qu’elle se présente depuis la division du travail qui est son terreau, elle est en fait un élément immanent de son mouvement totalisateur (au sens du mauvais infini hégélien). Défini comme un « espace important de conscientisation morale du sujet, largement inconscient et structurellement conflictuel de la technoscience [8] », le comité d’éthique se présente alors comme une greffe de cerveau sur un corps sans tête. Le postulat de Gilbert Hottois selon lequel le phénomène technoscientifique produit une « auto-transcendance opératoire et progressive de fractions de l’espèce humaine [9] » suppose en effet d’adhérer à un immanentisme technoscientifique qui, lui, ne sera pas questionné par cet auteur.

Le geste par lequel Gilbert Hottois, pour définir la technoscience, propose d’internaliser la technique dans la science et inversement, à l’intérieur du paradigme de la philosophie du langage qu’il critique [10] a ainsi une visée bien précise, qui est de ménager cet espace de réappropriation éthique. Il s’agit pour lui, sans retomber dans le réalisme ontologique, de retirer au constructivisme social les délices du relativisme, où la « science » ne peut plus être distinguée de toute autre production symbolique, ce qui sape la légitimité d’une réflexion critique. L’alliance de la science et de la technique éviterait selon lui le double écueil du purisme scientifique et d’une technologie sans vision longue ; de plus cette alliance rendrait compte de la réalité empirique de ce qu’on appelle « recherche et développement » (R&D) : une science nécessitant d’énormes moyens techniques et une technique qui ne peut se passer de recherche fondamentale. Ainsi, la technoscience est un fait accompli et l’auteur finit bien par passer aux aveux : il nourrit une vision cosmique de la technoscience, une eschatologie d’essaimage extraterrestre et une perspective d’amélioration humaine. Ses analyses y convergent : il faut, pour cet accomplissement, sauver une « responsabilité éthique ». Plutôt que de s’enfermer dans une circularité idéaliste ou dans un interventionnisme pratique et borné, la querelle du réalisme doit selon lui réfléchir aux conséquences lointaines de la technoscience. La naïveté — peut-être intéressée — de cette position en dit long sur le désespoir de notre situation, qui ne sait décidément plus que miser sur les capacités de conscientisation de ce qui est déjà accepté par principe, ultime absolution d’un devenir inexorable.

Or il n’y a pas moyen d’importer un critère éthique du cerveau des philosophes vers celui des techniciens. Le cerveau des premiers est tout aussi borné que celui des seconds et les uns ne sont pas moins que les autres prisonniers de la forme sociale. Nous devons bien plutôt montrer pourquoi la technoscience est tout sauf scientifique et comment elle trahit ses propres critères scientifiques, à l’aune desquels elle ne cesse pourtant de se légitimer. Prenons l’exemple de la biofabrication, définie lors du lancement de la revue du même nom comme le « paradigme de fabrication dominant au XXIe siècle [11] ». En quoi consiste la biofabrication selon ses promoteurs ? « Au sens restreint, la biofabrication peut être définie comme la production de produits biologiques complexes à l’aide de cellules vivantes, de molécules, de matrices extracellulaires et de biomatériaux technologiques. [12] » La reconfiguration du monde matériel s’appuie sur son atomisation en briques élémentaires vivantes et non vivantes à partir desquelles sera possible une synthèse biologique, telle que biocarburant, viande de laboratoire ou impression 3D de tissus humains. La standardisation de l’approche modulaire, l’abstraction basée sur la modélisation mathématique et le découplage des procédures consistant à « diviser un problème compliqué en plusieurs problèmes plus simples sur lesquels on peut travailler indépendamment, de telle sorte que le travail qui en résulte puisse éventuellement être combiné pour produire un ensemble fonctionnel » en sont selon les auteurs les principes fondamentaux.

Les auteurs affirment par ailleurs que « l’hypothèse selon laquelle une seule personne peut, d’une manière ou d’une autre, comprendre aussi bien et mettre en œuvre efficacement tous les aspects de la technologie de biofabrication est plutôt naïve. Ainsi, la création d’une équipe multidisciplinaire bien gérée et même d’un centre de recherche multidisciplinaire n’est pas un vœu pieux, c’est une nécessité, voire une condition préalable, pour des progrès et des avancées technologiques durables. » [13]

Ce dont nous informe cet article programmatique, c’est de la vision du monde qui sous-tend l’ingénierie des biotechnologies, elles-mêmes incluses dans l’ensemble plus grand des « technologie de convergence » : la totalité du monde est devenu le champ de recherche et d’intervention potentiel des nouvelles technologies et le vivant n’y fait aucune exception. Mais surtout, elles supposent une vision entièrement atomisée du monde matériel et du travail des chercheurs, l’ingénierie se donnant pour tâche d’en réaliser une nouvelle synthèse postérieure. Mais pourquoi une telle entreprise ? Les auteurs de l’article cité ne font pas mystère des possibilités de profit qu’ils entrevoient dans ce champ potentiellement illimité.

Mais encore ? Le présupposé sous-jacent est celui d’une synthèse artificielle capable non seulement de s’égaler au vivant, mais aussi de le remplacer par des créations considérées comme plus « performantes ». Les buts sont aussi aveugles et atomisés que ses propres matériaux et ses propres travailleurs : étroite amélioration de telle ou telle qualité d’abord séparée du tout et justifiée après-coup par le finalisme de l’optimisation elle-même. Cette dernière n’a pas d’autre fondement que la logique autoréférentielle de la valorisation capitaliste qui est sa métaphysique à ciel ouvert, si ouvert qu’elle ne le voit pas !

C’est pourquoi on peut dire que cette entreprise n’a rien de scientifique : elle légitime par une addition de savoirs partiels et quantifiés sa propre opérativité. Il ne s’agit pas de viser ici, comme n’ont de cesse de le faire les critiques de gauche, l’inféodation de la recherche à des intérêts privés peu scrupuleux (qu’il suffirait donc de réorienter entre les mains des bonnes personnes pour sortir de l’impasse : c’est là l’agenda caché de toute cette gauche technoprogressiste). On vise bien plutôt la profonde et irrémédiable impasse dont s’alimente cette recherche, ce pourquoi elle n’aurait aucune chance d’être moins une imposture si elle était supervisée par une quelconque planification communiste ou par un comité éthique constitué de gens très sages. Aucune forme politique ne changerait rien à son caractère scientiste et accepter d’entrer dans ses débats, même pour y fixer des prétendues « limites », c’est déjà y consentir. Il s’agit du statut accordé à la technoscience dans la forme sociale capitaliste, statut non seulement exorbitant — lié à la nécessité d’innover en permanence pour maintenir la rentabilité économique dans le contexte de la concurrence et de la diminution de la masse globale de valeur — mais également anti-scientifique. Le capitalisme sape lui-même la science à laquelle il doit pourtant son développement technique.

Si on admet que la science fondamentale étudie ses objets particuliers, mais aussi leurs conditions et ses propres conditions, alors toute science qui ne va pas jusque-là n’a rien de fondamental et constitue au mieux un préjugé satisfait de sa vision bornée, au pire un tremplin utilitariste de l’expansion techno-capitaliste. Une science qui inclut dans son objet l’étude de ses conditions — y compris subjectives — est nécessairement portée à se dépasser en direction d’une théorie spéculative (ainsi nommée par Hegel). Pour mériter le nom de théorie spéculative, cette théorie doit encore se confronter à d’autres du même genre qu’elle, notamment celles dont les résultats sont différents. Une telle recherche ne peut consentir à des résultats immédiatement applicables, parce qu’elle sait — ceci fait partie de son concept — l’unilatéralité de ses résultats. Elle sait que le monde ne ressemble pas à ses déductions et que ses résultats sont des parties d’un tout incommensurable. Il ne saurait être question d’absolutiser un élément particulier de ce tout mais il ne saurait être question non plus de se suffire des limites arbitraires de son objet. Elle ne procède pas par juxtaposition et addition de résultats séparés, mais s’intéresse à leur articulation interne qui la conduit à considérer l’idée du tout. Il y a toujours une idée du tout derrière une recherche de détail. Il s’agit de se demander laquelle.

Une démarche scientifique conforme à son concept n’a donc pas assez d’une vie humaine pour venir à bout de sa question et n’a pas assez de millénaires et même de centaines de milliers d’années pour approfondir un tout petit peu les mystères de l’univers. Autrement dit : la science fondamentale se déploie sur un temps infini et « libre de contrainte » qui n’aurait rien à voir avec la « grande accélération » technoscientifique. Elle ne serait pas pressée, parce que la complexité et l’opacité de son objet lui imposent un rythme qui ne peut être enjambé. Gilbert Hottois insiste sur cette appréhension temporelle, et la fonde sur les découvertes technoscientifiques de la biologie, de la géologie, de l’astrophysique qui nous renseignent sur le temps long de la formation du monde, mais il ne dit pas pourquoi la technoscience est en réalité, en quelques décennies, en train de dévorer toutes les ressources nécessaires à la poursuite d’une science fondamentale, qui sera probablement bientôt privée de tout moyen énergétique et dont les résultats atteints pourront alors régner éternellement sur leur propre désert. Hottois pense, comme beaucoup d’autres, que la science finira par trouver dans l’espace les moyens énergétiques de se poursuivre, en quoi il lui attribue une puissance d’expansion irrépressible de nature animiste.

La technoscience se caractérise par l’impératif de mettre immédiatement en application ses découvertes pour des raisons de rentabilité économique qui sont extérieures à la question du savoir. Dans sa fuite en avant, elle scotomise tout ce qui fait l’épaisseur symbolique de la vie humaine, désormais suspendue à d’improbables découvertes futures, en même temps qu’elle creuse sa tombe sous ses pieds. La partie de la technoscience qui s’occupe de science fondamentale spécule sur le devenir historique et la nature de l’évolution humaine, terrestre et cosmique, mais elle le fait à la manière de la technoscience, c’est-à-dire comme un impératif technique totalisant un maximum de données particulières. Comment peut-on ne pas trouver fascinante cette recherche ? Elle l’est, car elle semble nous promettre une réponse sur nos origines. Mais malgré les espoirs fous qu’elle suscite, il est fort à prévoir que sa méthode ne la conduise nulle part ailleurs que vers son propre néant, son cœur vide, c’est-à-dire une absence de réponse sur les origines de l’univers et son fonctionnement ultime. Cette absence de réponse, qui augmente paradoxalement à chaque nouvelle découverte scientifique tout en détruisant les ressources existantes à des échelles toujours plus larges (qu’on songe aux ressources nécessaires pour construire le CERN de Genève ou la station spatiale internationale par exemple), augmente en même temps le seuil d’intolérance à la condition humaine. L’être humain devient l’ennemi de sa propre vie, dans un monde qui lui a offert pourtant pendant des millénaires une grande variété de formes d’existences possibles. La technoscience est un nihilisme habillé en eschatologie posthumaniste, qui nous promet pourtant la réconciliation ultime (notamment sous la forme d’une interface cerveau-machine) avec le monde qu’elle a elle-même morcelé.

La technoscience « surmonte » ainsi de manière interventionniste les oppositions que le dualisme classique avait mises en place en faisant coexister — souvent de manière apparemment étanche — des « côtés » séparés de la totalité. Le déconstructivisme reflète le devenir technoscientifique de la production des savoirs, au même titre que la philosophie de Kant et Hegel reflétait le problème du dualisme sujet-objet tel qu’il se posait au tournant du XIXe siècle. Hegel prétendait le surmonter sous la forme rigoureuse du système de son exposition. Le dualisme instauré dans les sciences depuis le XVIIIe siècle, déjà formulé par Descartes auparavant, ne pouvait pas aboutir à un autre « traitement de la contradiction » (Robert Kurz) que celui-ci, clôturant la philosophie classique dans un « système de la science » élevé à la hauteur de ses apories par la critique kantienne et la dialectique spéculative de Hegel.

Mais l’histoire récente témoigne de leur échec à fournir une critique de la connaissance qui n’aboutirait pas à ce que nous appelons aujourd’hui technoscience. L’utilitarisme avait déjà gagné la partie, cependant que se poursuivait parallèlement une tradition phénoménologique tout occupée à décrire les opérations du sujet de la connaissance, jusqu’à son aboutissement dans le relativisme postmoderne. Ce dernier laisse en retour le champ libre à la technique désormais privée d’un contrepoids critique autre que moraliste. La « critique » sera désormais la dénonciation de tout ce qui va mal et de moins en moins l’étude des conditions de possibilité de la connaissance et de ses objets — étude qui devrait être partie intégrante de la recherche elle-même — qui était à l’âge classique la réponse objectée par les philosophes à la naturalisation scientifique du monde. Comment critiquer — au sens d’une théorie de la connaissance et non au sens d’un ressentiment — la violence de la technique si les concepts dont nous usons pour la critiquer ne sont que les reflets de préjugés qui doivent être « déconstruits » ? À quel fait accompli consentons-nous secrètement si toute rationalité est invalidée ?  

L’intention critique de Kant et Hegel passait manifestement à côté de ses propres conditions historiques et de ce qui sera peu après déchiffré par Marx avec les catégories du capitalisme et par Freud avec l’hypothèse de l’inconscient. Loin que la solution technoscientifique — reflétée, comme sa théorisation adéquate, dans les diverses formulations déconstructivistes, et ce jusqu’à la théorie de l’acteur-réseau — surmonte un fâcheux dualisme entre science et technique, ou entre savoir et matière, elle ne fait que suivre le cours historique de la production industrielle du monde : il lui faut maintenant réunir sous la figure immédiate de l’hybride ce qu’elle a d’abord morcelé et fonctionnalisé pour se mettre en place. Aussi, pendant que les déconstructivistes sont occupés à ramener toute réalité aux conditions du discours, la technoscience s’occupe de ramener tous les discours à leurs conditions de faisabilité, ce qui ne fait que constituer les deux faces d’une même vision du monde réunie dans le paradigme cybernétique. Hegel avait voulu décrire la « patience du concept », son engendrement laborieux rapportable aux formes historiques de la conscience : le savoir se réduit désormais à la confusion immédiate des pôles du dualisme classique. Du système hégélien on n’aura gardé que le systématisme mécanique et on aura liquidé l’exposition logique du devenir du savoir. La contradiction est levée par déclaration : il suffit de dire que tout est réseau et nous en sommes quittes. Tant mieux si cela colle comme un gant à l’émergence des nouveaux réseaux de communication dans le capitalisme tardif. En réalité, aucun des deux « traitements » postmodernes du dualisme — déconstructivisme discursif d’une part, déconstructivisme matérialiste de l’autre — ne surmonte l’ontologie dualiste, ils ne font que porter à son terme son aporie constitutive, comme deux miroirs inversés posés sur le côté matériel du discours et sur le côté discursif du matériel, au cœur de la contradiction irrésolue. C’est pourquoi il est si facile de passer de l’un à l’autre ou de les fondre ensemble dans une seule et même théorie de l’artefact (artefact discursif ou artefact technologique). La figure de l’artefact n’assume rien des problèmes que pose cette ontologie et que, du moins, Kant et Hegel avaient exposé, de manière différente, dans leur pureté : il ne pouvait pas y avoir de science sans retour sur ses conditions de possibilités. Au contraire, l’artefact se comporte en digne acteur de la performativité postmoderne, comme s’il suffisait de dire qu’un problème est levé pour qu’il le soit, faisant l’impasse sur son histoire d’instauration. Sa théorie implicite, elle, ne doit pas être « déconstruite » sous peine de se confronter à une totalité embarrassante.

La technoscience est donc, dans son essence, antiscientifique. Mais si elle était aussi scientifique qu’elle le prétend, elle écouterait ceux des scientifiques qui savent interroger ses ultimes présupposés et se tirer le tapis sous les pieds. Loin que l’évolution constitue une sorte de voie royale dont homo sapiens serait la cerise sur le gâteau, la science montre en réalité la contingence de toutes les émergences évolutives. Le véritable « progrès » que peut fournir la science, si elle veut bien se mettre à la hauteur de ses responsabilités, est précisément la détermination toujours plus fine de cette contingence, indissociable de la détermination des catégories historiques par lesquelles elle appréhende son monde. Si la science fondamentale a encore une tâche à accomplir, alors ce ne peut être que de travailler à nous rendre plus intelligible et plus belle la fragilité et le caractère « miraculeux » des innombrables hasards qui font que nous sommes là. Comme le dit l’astrophysicien Jean-Pierre Bibring dans son dernier livre, dont on ne saurait trop recommander la lecture : « À ˝l’hypothèse Gaia˝ faisant de la Terre un vaste ensemble autorégulé ayant favorisé l’émergence et la maintenance de la vie, nous opposons l’importance décisive des apports contingents, sans dessein ni objectif. Une séquence d’événements a progressivement orienté une évolution chimique particulière des phases organiques, appuyée sur un ensemble de composés moléculaires et mettant en route une machinerie ˝complexe˝ et très spécifique : elle-même caractérisée par une sélection, liée au contexte, des formes qui y soient les mieux adaptées. Elle favorise l’une d’entre elles, dont la traduction au niveau des fonctions offre un avantage, assurant le maintien dans le temps, voire la domination ; traduite en sélection ˝naturelle˝ ! Son pilier, l’adaptation à un contexte évolutif, suppose l’existence d’une variété suffisamment large de possibilités, offerte par les erreurs inhérentes au processus de réplication. Il s’agit bien d’une adaptation au contexte, non à des ˝lois˝ d’évolution, comme celle qui serait d’assurer une complexification croissante. » [14] Le but de l’auteur est de démontrer, à l’aide des plus récentes découvertes de l’exobiologie et de l’astrophysique, que la formation terrestre et l’apparition de la vie telles que nous les connaissons sont des produits absolument contingents d’une évolution unique et n’ont rien à voir avec une prétendue complexifixation qui serait inhérente à la matière, comme si la matière contenait en elle-même une « direction de développement ». Il faut pour cela, dit Bibring, combiner les lois déterministes de la physique à la théorie du chaos proposée par Henri Poincaré au début du XXe siècle. Une foule de paramètres qui paraissent rétrospectivement « conduire jusqu’à nous » se sont mis en place dans des conditions non répétables. Vouloir les produire et les maîtriser dans une intégration cybernétique est ainsi une aberration scientifique, qui cherche à fossiliser un telos particulier dans un devenir macroscopique qui lui échappe complètement. C’est tout à fait par les hasards de la formation primitive des planètes que la lune, par exemple, stabilise l’obliquité de la terre, élément essentiel au maintien de sa température moyenne, laquelle est fondamentale pour le développement de la vie [15]. Ces hasards n’ont aucune chance de se produire identiquement quelque part ailleurs dans l’univers. Ceci devrait représenter une raison supplémentaire de s’émerveiller de notre histoire et de prendre soin d’une existence aussi improbables.

Le paléontologue Stephen Jay Gould avertit aussi de l’erreur qui consiste à concevoir ce qui est advenu comme l’effet d’un mouvement orienté dans une certaine direction, alors qu’un épisode évolutif résulte selon lui du rétrécissement ou de l’augmentation contingente des variations au sein d’un système, ce pour quoi il propose de substituer l’image du buisson à celle de l’échelle. Ces variations exercent localement des contraintes aléatoires. Aussi rien ne prédispose la vie à s’inscrire dans un « progrès » ; elle prend simplement les formes qui lui sont permises au sein d’un système de variations en constante modification. « Dans le monde platonicien, la variation est accidentelle, tandis que les essences traduisent une réalité supérieure ; dans l’inversion darwinienne, la variation devient la réalité vraie (et totalement matérielle), tandis que les moyennes (nos meilleures « approximations » des essences platoniciennes) deviennent des abstractions mentales. » [16] Jay Gould rappelle aussi que Darwin n’avait pas souhaité utiliser le terme d’évolution et n’y a consenti qu’après que Herbert Spencer l’eut introduit dans la langue courante avec l’idée d’un progrès, qui était étrangère au projet de Darwin. « Rembobinez le film de la vie jusqu’à l’apparition des animaux multicellulaires, lors de l’explosion du Cambrien, puis repassez le film à partir de ce même point de départ, et l’évolution repeuplera la Terre… de créatures radicalement différentes. La probabilité pour que ce scénario fasse apparaître une créature ressemblant, même de loin, à un être humain, est effectivement nulle, et celle de voir émerger un être doté d’une conscience, extrêmement faible. » [17]

Mais tout se passe comme si le « progrès » humain, lui seul, devait échapper à ces verdicts scientifiques et continuer d’alimenter des espoirs insensés. Même Jay Gould, si implacable dans sa critique de l’illusion évolutionniste, est moins assuré quand il traite du progrès cumulatif de la science. Il semble que le scientifique ne puisse pas aller jusqu’à faire trembler les bases de sa propre discipline. Il doit en quelque manière, comme les artistes, les philosophes ou les psychanalystes, sauver sa peau de la déconfiture générale et considérer qu’il participe tout de même à l’amélioration de quelque chose. C’est pourtant cette idée même qui mérite d’être mise en question. Une amélioration générale est une chose qui n’existe pas. Une amélioration locale est une chose indécidable, dont la démonstration, si elle existait, devrait reposer sur l’existence d’un critère général qui n’existe pas non plus. Il n’existe ni progrès absolu ni critère objectif susceptible de le mesurer, sauf à croire en Dieu.

La seule chose qui devrait mériter qu’on se batte pour elle est l’établissement des conditions dans lesquelles une société peut faire société, c’est-à-dire dans lesquelles une société peut déterminer ses priorités et ses moyens, et s’il le faut, sa métaphysique (au sens local). L’établissement de cette liberté ne doit en aucun cas être compris au sens emphatique et idéaliste du règne d’un paradis sur terre. Beaucoup plus modestement, il s’agit de libérer les conditions de possibilités du lien social, qui ne seront par ailleurs jamais exemptes de contradiction. Ces contradictions requièrent à chaque fois un traitement symbolique particulier, et c’est ce qui est rendu impossible dans les conditions du capitalisme. Ce n’est donc pas le maintien de l’eau courante ou du réseau électrique qui devraient faire l’objet de nos combats, ni la liberté abstraite de « faire ce que je veux » ou la défense de mes « besoins » incompressibles, mais l’établissement d’un lien social qui règle sa liberté sur les contraintes objectives prises dans leur ensemble (comme sait aussi le montrer une science qui retourne à ses conditions), en sachant les ajuster à la même échelle. Toute divergence entre les contraintes sociales et les contraintes matérielles conduit de fait à la destruction de la reproduction matérielle-symbolique. Si je veux de l’eau, du bois, du blé ou du papier, je n’ai aucun droit naturel à en imposer la production à un autre que moi-même. Si je ne peux satisfaire une telle tâche par mes propres moyens individuels (ce qui découle de ma condition fondamentalement sociale), alors je ne peux que m’associer à d’autres pour y parvenir, ce pour quoi la nature du lien social ou la forme politique est la modalité primaire de la survie (et non l’accès immédiat à l’eau ou au bois, contrairement à l’évidence). Une société dont les individus ne sont pas associés pour en produire, en comprendre et en maîtriser les techniques ne sera jamais une société libre, au sens désinflationniste du mot « libre ». La spécificité de l’humain n’est pas ses aptitudes techniques, mais ses aptitudes sociales et symboliques, qui sont radicalement imprescriptibles : leurs conditions doivent être libérées, pas leur contenu. Toute réduction du « progrès » aux aptitudes et prouesses techniques produit une éviction du rapport symbolique sur lequel s’opère une synthèse sociale déterminée.   

Défaire la fausse évidence matérialiste à laquelle nous ont habitué deux siècles au moins de technoscience devra endurer et défier le terrorisme de la modernisation, qui traite de « réactionnaire » tout ce qui est trop scientifique pour elle, c’est-à-dire tout ce qui pousse la recherche au-delà du périmètre étroit des résultats applicables et des progrès partiels — célébrés comme des conquêtes absolues dans un processus d´autolégitimation permanent. Car même si nous apprécions l’eau au robinet, elle n’est en aucun cas un critère de progrès absolu, dès lors qu’on reconnaît — par le détour d’une autoréflexion scientifique — qu’un tel critère absolu n’existe pas sauf à réhabiliter un finalisme religieux. Un détracteur aurait beau jeu ici de nous accuser de défendre la fin de l’eau courante et le « retour à la nature » : non point, car c’est l’examen sans compromis des conditions de tout lien social possible qui est défendu ici. L’humain, cet « animal politique », ne peut survivre hors d’un lien social médiatisé par la nécessité matérielle, ou inversement d’une nécessité matérielle médiatisée par la forme de l’organisation collective. Cette synthèse sociale — cette double médiation — ne peut être octroyée a priori, elle est toujours en devenir et ne peut être portée que par les intéressés eux-mêmes. Le découplage du matériel et du symbolique propre au mode de production capitaliste n’est rien d’autre au contraire qu’une promesse d’apocalypse.  

Sandrine Aumercier, janvier 2023


[1] Voir la critique pertinente de Jean-Pierre Bibring dans Seuls dans l’univers, Paris, Odile Jacob, 2022.

[2] Voir Alain Rey (sous la dir.), « science », Dictionnaire historique de la langue française, Paris, France Loisirs, 1994, p. 1895.

[3] Voir notamment René Rezsohazy et al., « On n’est jamais seul dans la vie », dans Muriel Gargaud et al. (sous la dir.), L’évolution, de l’univers aux sociétés, Paris, Matériologiques, 2017 ; Guillaume Lecointre et al., « Catégories et classification face au changement », dans Muriel Gargaud et al. (sous la dir.), L’évolution, de l’univers aux sociétés, Ibid. ; Rainer Gruber, « Sohn-Rethel und die Häutungen der modernen Physik », dans Recherches germaniques, HS, n°15, 2020.

[4] Gilbert Simondon, « Les limites du progrès humain », dans Sur la technique, Paris, PUF, 2014, p. 275.

[5] Ibid., p. 277.

[6] Voir Jean-Marc Lévy-Leblond, Impasciences, Paris, Seuil, 2003 : « L’efficacité pratique lentement et péniblement acquise de la connaissance scientifique (ce n’est pas avant la seconde moitié du XIXe siècle que la science féconde en retour la technique dont elle est issue) s’est accrue au point que l’essence de la technique a reflué sur la science : le faire reprend la main sur le savoir. Et le court-circuit désormais organisé entre connaissance fondamentale et sa mise en œuvre ne permet plus à la première de se développer suffisamment pour assurer la maîtrise de la seconde : la confusion entre recherche et développement finit par obérer l’une et l’autre. C’est là le sens profond qu’il faut donner à l’expression ˝technoscience˝. »

[7] https://www.cairn.info/revue-recherche-en-soins-infirmiers-2006-3-page-24.htm

[8] Ibid.

[9] Ibid.

[10] Voir Gilbert Hottois, Philosophie des sciences, philosophie des techniques, Paris, Odile Jacob, 2004.

[11] Mironov et al., « Biofabrication: A 21st century paradigm », dans Biofabrication, 1, 2009.

[12] Ibid.

[13] Ibid.

[14] Jean-Pierre Bibring dans Seuls dans l´univers, op. cit., p. 207.

[15] Voir sur ce point les travaux de l’astronome Jacques Laskar, mentionnés par Jean-Pierre Bibring.

[16] Stephen Jay Gould, L’éventail du vivant. Le mythe du progrès, Paris, Seuil, 1997, p. 59.

[17] Ibid., p. 264.

Stop au carnaval

L’actualité ne cesse de donner les signes de notre enfoncement collectif dans les impasses d’un mode de production dont cependant les connexions systémiques des différents phénomènes persistent à être isolées les unes des autres — comme des problèmes à part, comme des « dossiers » à régler au coup par coup. Il y a de quoi faire perdre la boussole à tous les acteurs du système et les pousser dans des extrémités parfois grotesques. Qu’on en juge : alors que Joe Biden était élu notamment pour son engagement climatique et sa promesse de politique migratoire « juste et humaine », le même a déjà signé davantage de permis de forage pétroliers que son prédécesseur climato-négationniste et le nombre d’arrestations de migrants illégaux n’a jamais été aussi élevé dans l’histoire du pays qu’en 2021 [1]. Il est indéniable que Biden a cherché à modifier dans un sens politiquement plus « progressiste » une série de législations migratoires prises par Donald Trump, mais quelles positions personnelles et promesses de campagne d’un Président pourraient opérer des transformations structurelles, puisqu’il n’est pas moins ligoté qu’un autre par les contradictions internes du système ? Telle est la question. Les blocages systémiques, institutionnels, conjoncturels et politiques se sont amoncelés autour des velléités d’ouverture de la politique migratoire de Biden, tout comme c’est le cas dans les autres « dossiers ». Il a suffi par exemple que les prix du pétrole s’envolent pour que le champion américain de la réintégration dans l’Accord de Paris accuse Exxon de maintenir volontairement bas sa production de pétrole et d’avoir ainsi « gagné plus d’argent que Dieu » [2].

Le sommet de la farce a été atteint ces derniers jours, lorsqu’après des années de défiance diplomatique remontant à l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi, Biden ne craint plus — sous la pression de l’inflation galopante, les élections de mi-mandat approchant — de se rendre en Arabie Saoudite pour mendier à l´État « paria » de mettre davantage de pétrole sur le marché. Il s’agit d’enrayer la hausse mondiale des prix du pétrole. C’est sans compter sur le fait que les pays du Golfe tirent de cette hausse des prix une substantielle augmentation de leur PIB (même si on ne sait pas s’ils ont surpassé Dieu) : dans la jungle économique, le malheur des uns fait le bonheur des autres. Mais là où la farce devient sinistre, c’est que cette demande américaine intervient dans un contexte où l´Arabie saoudite a, pour sa part, doublé depuis le début de la guerre en Ukraine ses importations de pétrole russe. Le pétrole russe pestiféré, « blanchi » par son passage en Arabie saoudite — devenue en quelques mois moralement plus fréquentable que la Russie — est utilisé pour la fabrication d’électricité domestique par les Saoudiens, qui en échange exportent davantage leur propre pétrole [3]. Il est clair que le malheur des Yéménites ne pèse pas comme celui des Ukrainiens dans la balance mondiale.

Les choses ne sont pas différentes du côté de l´Europe : l’Arabie saoudite a déjà commencé à livrer davantage de pétrole à l´Europe depuis le début de la crise ukrainienne, en diminuant ses livraisons à la Chine [4]. La Chine, pour sa part, importe davantage de pétrole russe, de même que l´Inde. La Russie n’est quand même pas restée les bras croisés devant les embargos occidentaux : miroir inversé de ceux qui la sanctionnent en « diversifiant » leurs approvisionnements, elle aussi « diversifie » ses débouchés tout en bénéficiant au passage de la hausse des cours. On voit combien il est impossible de moraliser la gestion locale d’un flux — de pétrole, d’humains, de marchandises, etc. — dans le capitalisme mondialisé. Un obstacle local est immédiatement contourné autrement ; un coût supplémentaire est immédiatement externalisé ailleurs. Qui peut encore accréditer ce cirque ou en accuser seulement ses piteux administrateurs, si ce n’est pour ne rien savoir des conditions systémiques contraignantes dans lesquelles il se déroule ?

Devant cette évidente absurdité (trouver de nouvelles sources d’énergie tout en criant au réchauffement climatique, non sans promettre, sans blague, de devenir plus sobre), les États européens ont passé en juin 2022 un accord sur les économies d’énergie. Qui ce bel accord va-t-il encore contraindre, je vous le demande ? Eh bien pour les États membres de l’UE, l’objectif relatif à la consommation d’énergie primaire sera juridiquement non contraignant, c’est-à-dire seulement « indicatif » — tout comme la majorité des autres accords de ce type. Or cette consommation primaire inclut justement ce qui est nécessaire pour la production et la fourniture d’énergie. Seul l’objectif relatif à la quantité consommée par l’utilisateur final (particulier, entreprise ou organisme publique) deviendra juridiquement contraignant — seulement en 2030. Cela « signifie que les pertes de conversion énergétique sont en quelque sorte hors bilan — elles ne comptent pas. […] Cela convient aux pays qui ont recours au nucléaire, cela rassure ceux qui ont de grands projets pour l’hydrogène, et cela signifie que d’autres peuvent développer le charbon comme palliatif à la sécurité énergétique. » [5] Pour le dire autrement, cet accord permet de légitimer des modes de conversion énergétique peu efficaces, voire voraces en énergie, tout en les faisant quand même passer dans un objectif d´« économie d’énergie » qui, lui, ne sera mesuré que dans la consommation finale ! Il s’agit d’une véritable institutionnalisation de l’effet rebond. Les mots « économie d’énergie » ou « sobriété énergétique » prononcés par les instances politiques suffisent, semble-t-il, à déclencher, comme un réflexe pavlovien, une sorte d’euphorie communicative : il y a apparemment quelqu’un qui s’occupe du problème. Eh bien pas du tout. Le problème est chaque jour plus gros que la veille.

Comme les partis d’extrême droite excellent à le souligner en faisant fond sur l’anxiété de déclassement (et en prétendant le résoudre par la préférence nationale, qui tombe pourtant sous le coup des mêmes paradoxes systémiques que le reste), c’est certainement le petit consommateur qui va payer à la fin les pots cassés. En Allemagne, une pluie de restrictions tombe peu à peu sur un pays marqué plus que les autres par le sevrage au gaz russe : diminution de la température des logements par certains groupes immobiliers, diminution de la chaleur de l’eau des piscines ou de l’éclairage urbain par certaines municipalités, réintroduction du télétravail pour économiser le chauffage des bureaux, etc. Il est curieux combien ces mesures ont un petit goût de déjà vu : il n’y a pas si longtemps, le télétravail était recommandé et les piscines fermées pour de tout autres motifs. Est-ce en train de devenir notre condition normale, les crises s’enchaînant sans répit ? De même que des énergéticiens demandent aux consommateurs d’économiser l’électricité (qui n’ont pas besoin de ce conseil quand ils voient leurs factures), les fournisseurs d’eau demandaient récemment aux Britanniques écrasés par la canicule d’économiser l’eau des douches ou l’eau du thé. Il faut que l’idéal de prospérité capitaliste soit tombé bien bas pour que s’impose à bas bruit une telle culture du rationnement, toujours au nom du bien commun et toujours adossée, dans son antinomie délirante, à un productivisme illimité dans son principe. Il ne faut surtout pas piper mot de la nécessité absolue qu’il y aurait à mettre ce mode de production, non pas légèrement au ralenti, mais entièrement à l’arrêt. C’est la seule chose qu’il ne faut pas prononcer, jamais au grand jamais.

On peut tout à fait supposer que ceci n’est que le début d’une crise d’approvisionnement beaucoup plus générale. Les limites internes et externes barrent de plus en plus la voie à la relance de nouveaux cycles de production. Des crises multiples et toujours plus rapprochées coupent au capital, pour ainsi dire, le temps de reprendre son souffle, à mesure qu’il s’achemine vers son impossibilité finale, induite par le rétrécissement de sa base de valorisation. La diminution inexorable du rendement des énergies fossiles, les instabilités géopolitiques croissantes et les crises économiques liées à sa crise structurelle ne vont pas aller en diminuant. La hausse de l’inflation est loin d’être maîtrisée, les montagnes de dettes toujours plus hautes et une grosse récession économique est prévue pour 2023. La plus grosse entreprise énergétique allemande, Uniper, a récemment demandé un plan de sauvetage financier. Chantre de la sortie du charbon, l’Allemagne ne rougit pas non plus de revenir au charbon, advienne que pourra au climat (de toutes façons, ce sera de la faute à Poutine). Jusqu’en 2020, on pouvait crier haro sur Trump tout en appliquant dans les faits à peu près les mêmes principes que lui. On a pu depuis lors noter que Biden n’est, dans les faits — pas dans la rhétorique — pas très éloigné du trumpisme, sans se demander si le problème n’est pas la pièce et ses rôles plutôt que les personnages. Pour l’heure, Poutine occupe le devant de la scène internationale ; cela réussit à expliquer tous les maux de la planète, même la faim au Sahel. Conclusion : on a toujours besoin d’un clown, même sinistre, pour que le carnaval continue.

Sandrine Aumercier, 15 juillet 2022


[1] https://www.washingtonpost.com/politics/2021/12/06/biden-is-approving-more-oil-gas-drilling-permits-public-lands-than-trump-analysis-finds/

https://www.rtbf.be/article/yuma-arizona-la-face-cachee-de-la-crise-migratoire-qui-mine-la-presidence-de-joe-biden-10914776

[2] https://www.latribune.fr/economie/international/exxon-a-gagne-plus-d-argent-que-dieu-quand-joe-biden-exhorte-la-major-petroliere-a-produire-plus-921450.html

[3] https://taz.de/-Nachrichten-zum-Ukrainekrieg-/!5868782/

[4] https://www.courrierinternational.com/article/hydrocarbures-l-arabie-saoudite-augmente-ses-livraisons-de-petrole-a-l-europe-au-detriment-de-la-chine

[5] https://www.euractiv.fr/section/energie/news/eu-countries-reach-tentative-deal-on-landmark-energy-savings-law/

Plus vert, tu meurs !

Depuis des années, il ne se passe pas un jour sans que les médias nous rebattent les oreilles de la crise climatique. Températures sans précédent, état d’urgence dans l´Italie du nord, feux incontrôlables, assèchement des cours d’eau et tension hydrique, agriculture gravement affectée, progression de la faim dans le monde, etc. : il est maintenant banal de nous infliger le catalogue des catastrophes et les climato-sceptiques sont désormais exposés à la vindicte officielle. Mais combien de temps accepterons-nous encore cette forme de terreur, qui présente à peu près comme fait accompli la destruction des bases de la vie, tout comme il est quasiment « admis » de vivre sans frémir sous la menace de déclenchement d’un conflit nucléaire ? En même temps, chacun, de droite ou de gauche, se rengorge d’une progression de la « prise de conscience climatique » et ajoute volontiers sa voix au concert de déplorations et de recommandations. Les patrons français des fournisseurs d’énergie se fendent même d’un appel à réduire la consommation privée pendant que d’autres fustigent leurs bénéfices et que les gouvernements font des numéros d’équilibriste.

Parallèlement, l’invasion russe de l´Ukraine vient poser la question de « l’indépendance énergétique », et il ne se passe pas un jour sans que ce thème ne fasse, lui aussi, les gros titres, entre moralisation ciblée des approvisionnements, annonces de grands changements dans la politique énergétique et incitations hypocrites à la sobriété. À l’image des publicités pour la crème glacée obligatoirement assorties d’une recommandation à consommer « cinq fruits et légumes par jour », le temps n’est pas loin où chaque incitation à consommer sera accompagnée d’une incitation à rester sobre. Chaque fait et geste devra par exemple remplir la condition de « zéro émission nette » de gaz à effets de serre qui n’est qu’un savant calcul destiné à « compenser » les émissions, et non à les supprimer. Cette consécration de l’injonction contradictoire manifeste de manière aiguisée le traitement de la contradiction réelle, qui met tout en œuvre non pas pour sortir de cette équation impossible, mais pour la pérenniser.  

« Il faut sauver l´Ukraine » joue donc à peu près le même rôle que le mantra « il faut sauver le climat » : ce qu’il faut, semble-t-il, c’est crier deux fois plus fort notre détermination collective inébranlable à faire triompher la « démocratie », « l´État de droit », « la paix internationale », la « transition écologique » et ainsi de suite. Peut-être que plus on le hurle sur tous les toits, plus on finira par y croire ? Las, le monde s’enfonce dans une crise énergétique qui n’est qu’une des manifestations — mais pas des moindres — de sa crise structurelle. Pour la commission européenne, c’est la faute à Poutine. Pour le patron de Total, il faut responsabiliser la consommation des individus. Pour les citoyens, le gouvernement faillit à leur garantir des prix stables et des approvisionnements sécurisés. Pour les écologistes, c’est la faute au manque de volonté politique à mettre en place la « transition » tant annoncée. Un méta-niveau d’analyse doit nécessairement souligner que le point de vue des intérêts privés en concurrence conduit chacun à attribuer cette crise structurelle à quelque autre choisi dans l’éventail des défenseurs d’intérêts soi-disant opposés, sans jamais nommer cette crise pour ce qu’elle est : l’impasse éclatante d’une contradiction fondamentale qui ne sera pas résolue en jetant la pierre sur tel ou tel porteur de fonction ni en raffinant les bilans comptables.

Toutes ces injonctions contradictoires vont de pair avec la « contradiction en procès » du capital [1], c’est-à-dire avec une « contradiction immanente » [2] à la production capitaliste. Marx désigne par là une contradiction en soi ou une auto-contradiction élémentaire, débouchant non seulement sur des crises périodiques, mais qui, d’une crise à l’autre, s’avance sans issue vers l’impasse évoquée plus haut, comme borne interne absolue du mode de production capitaliste. [3] La contradiction fondamentale du capital à la fois exige et capte la force de travail, et à la fois l’exclut à l’échelle globale. Elle promet la participation et réalise la superfluité. Elle promet la richesse sociale et réalise la déchétisation du monde. Les divers raffinements du traitement de cette contradiction, en soi sans issue, sont la chose du monde la mieux partagée par les sujets de la marchandise.

Dans ce contexte, la décision prise par la Commission européenne et votée le 6 juillet 2022 par le Parlement européen, d’inclure sous certaines conditions — tout à fait manipulables — le gaz naturel et le nucléaire dans ladite « taxonomie verte », ne fait que tomber le masque de cette gigantesque farce climatique et de la tout aussi gigantesque farce de l’indignation antirusse qui tient les Occidentaux en haleine depuis plus de quatre mois. Dans le même temps, le président Macron entend nationaliser EDF pour financer la construction de nouveaux EPR, alors même que presque la moitié du parc nucléaire français est à l’arrêt pour des problèmes de corrosion inexpliqués, que les épisodes de sécheresses toujours plus fréquents menacent les processus de refroidissement et que le problème des déchets nucléaires n’est en rien résolu. « C’est quand même fou, s’emporte François Chartier de Greenpeace. Le même jour, Élisabeth Borne affirme dans son discours de politique générale que la France va sortir des énergies fossiles alors qu’en même temps ses députés européens votent le projet de taxonomie pour inclure le gaz dans les énergies vertes, puis le lendemain le gouvernement propose cet article en faveur du GNL dans le projet de loi ˝pouvoir d’achat˝. Si on était naïf, on pourrait dire qu’il nage en pleine contradiction, mais si on est lucide, on voit bien qu’il se moque de nous. » [4] Le gouvernement se moque-t-il de nous, vraiment ? Ou n’est-ce pas plutôt qu’il nous sert exactement ce que chacun attend, à savoir une énième tentative de solution à l’un des effets inéluctables de la contradiction fondamentale ? Qui est donc l’idiot de l’histoire ?

Ces farces montrent clairement que celui qui reste sourd et aveugle à l’auto-contradiction interne du mode de production capitaliste, fondement absolu de la crise structurelle, n’aura aucune notion non plus de son propre traitement de la contradiction (voir ci-dessus). Ceci n’apparaît nulle part aussi crûment que dans la « politique en tant que forme d’action sociale » — qui s’ignore — « de traitement permanent de la contradiction ». Mais en réalité, celle-ci a lieu dans toutes les sphères sociales, et s’accompagne aussi bien de l’application croissante de « présupposés ontologiques et anthropologiques fondamentaux (par exemple l’homme comme sujet abstrait d’intérêts) », que d’une « idéologisation du rapport-fétiche en général en bien commun » [5] qui se répand conjointement. Les farces ont donc toujours un noyau qui est loin d’être risible, car c’est aussi là que se joue la « reproduction dans le capitalisme », — qui « est toujours aussi traitement de la contradiction et interprétation-réelle en procès du monde et de lui-même — mais par là également elle-même transformation permanente du monde, à savoir transformation interprétative. Cela signifie que les formes catégorielles du capitalisme et le rapport de dissociation qui lui est lié sont présupposés ontologiquement, et la transformation du monde advient comme interprétation-réelle, se développant historiquement ˝sur˝ et ˝dans˝ ce rapport de forme ». [6] Ce qui aboutit à ne faire que tourner en rond autour de ce rapport de forme.

Il semble ici qu’il n’y ait aucune limite, même à l’obscénité « verte ». Si le gaz naturel et le nucléaire peuvent être « propres », que dire du méthane par exemple ? Après avoir rappelé en début de film que le méthane a, à court terme, un pouvoir de réchauffement sur le climat au moins vingt fois supérieur au gaz carbonique, même si sa combustion dégage environ deux fois moins de CO2 que le pétrole, les réalisateurs de « Méthane, rêve ou cauchemar ? » (Pascal Cuissot, Luc Riolon, Rachel Seddoh, 2013) pouvaient conclure sans ciller : « Les responsables nippons affirment que quelques années et des avancées technologiques seront encore nécessaires pour parvenir à l’exploitation industrielle des hydrates de méthane [nécessitant l’exploitation risquée des fonds marins]. Un grand pas vient d’être franchi pour en faire l’une des énergies de transition vers un futur sans hydrocarbures ; un futur dont les terriens et le climat de la planète ont un si grand besoin. » Parier sur l’exploitation d’un hydrocarbure pour construire un futur sans hydrocarbure ne semble même pas poser de problème logique ou de crédibilité dans la situation actuelle, un peu comme si on disait sans rougir que manger de la glace vous fera maigrir à condition de manger une pomme après…

Ne devons-nous donc pas nous demander ce qui, du côté du sujet, correspond à la « contradiction en procès » objective ? C’est précisément là que s’ouvre la question du traitement affirmatif de la contradiction. Vu sous cet angle, le rapport de forme en question est caractérisé par une « déchirure dans le moi » [7] (S. Freud). Le rapport de forme porte déjà une déchirure née de la tentative de se défendre contre une « imposition du monde extérieur » [8] et qui se résume à « deux attitudes opposées, indépendantes l’une de l’autre » qui « persistent tout au long de la vie sans s’influencer mutuellement » [9]. En d’autres termes, « simultanément, deux présupposés contradictoires » nient d’une part et reconnaissent d’autre part le fait d’une perception et persistent dans le sens de « réactions au conflit » comme « noyau » d’un « clivage du moi » [10].

C’est précisément ce noyau qui ouvre la voie à un traitement affirmatif de la contradiction. La chose est patente par exemple lorsque Jens Kersten, professeur de droit public et de sciences administratives à l’université de Munich, demande dans un même souffle, dans son « Plaidoyer pour une loi écologique fondamentale », [11]  de « voir la réalité » et de « développer un nouveau sens de la réalité ». Dans ce cas également, le traitement de la contradiction consiste finalement à repousser à l’infini le « changement fondamental des habitudes de vie » invoqué, sans aucun doute nécessaire : il ne faut certainement pas toucher à la propriété et au marché. Il suffira bien de lui donner une nouvelle couche de vernis « écologiquement obligatoire » ou « conforme à l’écologie » (dixit l’auteur) ! Un futur « pacte de paix avec la nature », comme le veut Kersten, rend finalement superflu sa propre mise en garde affirmative : « Soit l’économie croît de manière écologique, soit il n’y aura plus d’économie ni de croissance, mais seulement de la désolation et de la misère ». On ne peut pas être plus clair : dans le sens du traitement de la contradiction, il s’agit une fois de plus de chasser le diable de la dévastation et de la misère avec le Belzébuth de l’économie et de la croissance. Nous ne pourrons alors que nous féliciter que ces dernières soient vertes et écologiques — et ceci bien entendu garanti par la Constitution !

La tentative de se défendre contre une imposition du monde extérieur se fait ici aussi selon Freud « par le déni des perceptions », qui se confrontent à une « exigence de réalité ». De tels dénis ne sont pas seulement « très fréquents », mais se révèlent toujours être « des demi-mesures, des tentatives imparfaites de se détacher de la réalité. » L’aspect décisif ici est le côté unheimlich de la chose : « Le refus est à chaque fois complété par une reconnaissance [!], il s’établit toujours deux attitudes opposées et indépendantes l’une de l’autre, qui donnent lieu à l’état de fait [Tatbestand] d’un clivage du moi ». [12]  Cet « état de fait » [Tatbestand] s’étaye à la fois sur la contradiction en procès et lui crée en même temps l’ « ontologie » qui la maintient.

Aussi n’importe qui disposant d’un minimum de présence d’esprit devrait hurler à la supercherie et descendre dans la rue, non pour crier à la sauvegarde du climat, mais pour exiger la fin de sa prise en otage dans de tels discours en « double bind » qui sont comme des appels incessants à se compromettre avec l’impossible. Cela aurait naturellement des conséquences sur les « modes de vie ». L’électricité à l’interrupteur et le gasoil à la pompe ne tombent pas du ciel et celui qui prétend les garantir à perpétuité ne peut être qu’un vendeur de poudre de perlimpinpin. S’il est éhonté de la part des détenteurs et défenseurs du capital de culpabiliser les « choix » particuliers du consommateur, inversement il est donc tout aussi exclu de dédouaner l’individu de la responsabilité de son agrippement à son seul pouvoir d’achat et aux fausses garanties d’une sortie de crise qui n’arrivera en aucun cas dans les conditions existantes.

Il n’est pas étonnant que la contradiction ne soit pas médiatisée, mais seulement « traitée ». Un tel traitement ne touche en effet ni à la contradiction ni à son ontologie. Cette ontologie étant fondée sur un clivage qui maintient sa propre contradiction au-dessus d’un abîme, la nécessaire « rupture ontologique » n’a, comme le dit Kurz, « pas de base » [13].

Sandrine Aumercier & Frank Grohmann, 8 juillet 2022


[1] Karl Marx, Manuscrits de 1857-1858 dits « Grundrisse », éditions sociales, p. 662, souligné par nous.

[2] Karl Marx, Le Capital, Livre I, PUF p. 129, 240, 457, souligné par nous.

[3] Robert Kurz, « Gris est l’arbre de la vie, verte est la théorie », Albi, Crise & Critique, 2022, p. 41.

[4] Gaspard d’Allens, « En catimini, le gouvernement impose le gaz de schiste », Reporterre, 7 juillet 2022. En ligne : https://reporterre.net/En-catimini-le-gouvernement-impose-le-gaz-de-schiste

[5] Robert Kurz, « Gris est l’arbre de la vie, verte est la théorie », op. cit., p. 46.

[6] Ibid., p. 51.

[7] « qui ne guérira jamais plus, mais grandira avec le temps » ; Sigmund Freud, « Le clivage du moi dans le processus de défense », Résultats, idées, problèmes, PUF, p. 284.

[8] Sigmund Freud, Abrégé de psychanalyse, PUF, p. 80. Traduction modifiée par nous.

[9] Ibid., p. 79.

[10] Ibid., traduction modifiée par nous ; et Sigmund Freud, « Le clivage du moi … », op. cit., p. 284.

[11] Blätter für deutsche und internationale Politik, 6/22.

[12] Sigmund Freud, Abrégé …, op. cit., p. 80, souligné par nous.

[13] Robert Kurz, « Tabula rasa », dans Raison sanglante, Albi, Crise & Critique, 2021, p. 184.

Il n’y a aucune solution à la crise énergétique

Je commence par la fin et je donne déjà la conclusion en disant qu’il n’y a aucune solution à la crise énergétique, même pas une « toute petite solution ». Si une société post-capitaliste émancipée advenait, alors elle cesserait de se préoccuper du problème énergétique ; elle n’irait pas le résoudre en étant « plus rationnelle » et « plus efficiente » avec l’énergie. Une société qui met la rareté à son principe — comme le fait le mode de production capitaliste — s’accule elle-même à devoir toujours plus rationner sa consommation d’énergie, parce qu’elle se rapproche d’une limite absolue. Elle se condamne à s’enfoncer dans une gestion totalitaire des ressources, dans des guerres de sécurisation, dans des crises socio-économiques d’impact croissant… Mais c’est une limite qui fait partie des principes fondateurs de cette société et non de la nature.

La catégorie « énergie » est une catégorie aussi abstraite que la catégorie « travail », et une fois qu’elle est posée au fondement des activités humaines, elle ne peut que s’avancer vers un gouffre, par l’effet même de sa propre logique. J’ai mis longtemps à en prendre la mesure, parce que le discours qui est martelé sur les « limites planétaires » s’impose dans sa fausse évidence, comme si c’était un problème géophysique. Or le vrai problème, ce sont les prémisses du capitalisme, avec lesquelles même les pays dits du socialisme réel n’avaient pas rompu. Si on aligne les uns à côtés des autres les différents scénarios de « transition énergétique » qui se disputent la palme, il saute aux yeux que le discours sous-jacent combine deux tendances contradictoires, présupposant que (1) l’impossible est possible, et en même temps que (2) si jamais malgré tout l’impossible est impossible, alors ce doit être un fait de nature (de nature humaine, de nature géophysique ou d’entropie universelle). De la sorte, les spécificités du mode de production capitaliste n’ont pas besoin d’être examinées.

Premièrement, dans ce débat, chacun nous explique que, le plan d’en face étant impossible, alors le sien propre doit nécessairement être meilleur. Ce raisonnement est fallacieux : ce n’est pas parce que tu as tort qu’il est démontré que j’ai raison. Ainsi, Jean-Marc Jancovici nous explique très bien pourquoi il n’est pas tenable ni économiquement ni écologiquement de couvrir la planète de panneaux solaires ou d’éoliennes ; il me semble qu’on peut tout à fait le suivre là-dessus. Mais les antinucléaires nous rappellent très bien, de leur côté, tous les problèmes économiques et écologiques liés à l’extraction d’uranium, à la construction de centrales nucléaires, à leur entretien, à leur sécurité, à la gestion de leurs déchets, etc. En réalité, chacun ne vise ici qu’à proposer le scénario qui sauverait la civilisation que certains appellent « thermo-industrielle ». Vu le désastre planétaire, il serait certainement un héros. Mais rien ne peut modifier le fait que le pétrole est de plus en plus difficile à obtenir et donc aussi de plus en plus cher à extraire. Il est frappant que la crise énergétique attribuée tout à coup à la guerre en Ukraine sévissait déjà bien avant, toujours attribuée à des raisons diverses : reprise post-pandémique, indexation du prix de l’électricité sur celui du gaz, etc. L’hystérisation de la crise climatique et maintenant la diabolisation de la Russie couvrent opportunément la crise énergétique qui a commencé dans les années 70. On fait comme si cette crise était due à des raisons géopolitiques et comme si nous devions changer nos habitudes pour « sauver le climat », parce qu’il est de plus en plus évident — même si personne ne le dit franchement — qu’aucun scénario de transition ne tient la route, et ce, pas du tout parce qu’on serait « trop lent » à mettre en place la « transition » tant célébrée. Toutes ces explications externes évitent d’aborder le problème de la crise structurelle de l’énergie.

Deuxièmement, étant foncièrement incapables de sauver cette civilisation, ces scénarios ont tous fini par intégrer ce que j’appellerais une « clause de décroissance » et à nous expliquer désormais que, bien sûr, la solution n’ira pas non plus sans économies d’énergie. Cet aspect est relativement nouveau, du moins dans les discours officiels. Il a été formulé pour la première fois dans les années 70 avec le célèbre rapport du Club de Rome, conjointement avec les travaux de Georgescu-Roegen et un certain succès de « l’hypothèse Gaia » bien accordée aux tendances New Age et intégrant la pensée cybernétique. Mais ces travaux sont restés relativement confinés dans les cercles de spécialistes jusqu’à récemment. Il faut vraiment que la situation se soit aggravée pour que la nécessité de la « décroissance » (toujours sélective cependant) soit devenue en si peu de temps — disons en une quinzaine d’années, qui coïncide avec le pic de pétrole conventionnel — un tel lieu commun. Et voilà tout à coup l’engeance écologiste, décroissante, écosocialiste, etc., d’accord avec les technocrates de tous bords pour tenter de faire passer l’infini dans le fini. C’est aussi la pierre angulaire d’un scénario comme Négawatt. On admet qu’avec le niveau de consommation actuelle, il est impossible de continuer ainsi, mais si nous améliorons l’efficacité énergétique, si nous économisons, si nous miniaturisons, si nous recyclons, si nous innovons, etc., alors, nous dit-on, tout sera possible. Cette possibilité est non seulement accrochée à des conjectures farfelues [1], mais surtout elle reste entièrement déterminée par une conception néoclassique de la production en termes de stocks finis faisant l’objet d’une allocation de ressources, et non en termes de processus de production [2], qui sont eux-mêmes pas seulement des processus physiques entropiques mais des processus sociaux indissociables du procès global de production capitaliste.

Troisièmement, la théorie qu’on appelle maintenant la collapsologie (depuis le premier livre de Pablo Servigne et Raphael Stevens en 2015) nous explique pour sa part que nous sommes foutus. Mais bizarrement, le réformisme le plus éhonté et le cynisme du « tout est foutu » font bon ménage. Cette approche repose sur une anthropologie rudimentaire lancée par Jared Diamond, et que veulent bien partager les effondristes libéraux et les effondristes socio-humanistes, fondée sur l’étude de grands empires prémodernes qui ont disparu. Il paraît indéniable que ces derniers ne sauraient constituer pour nous un modèle d’émancipation. Mais il est non moins clair qu’aucun d’eux n’a placé au cœur de son fonctionnement un principe de multiplication abstraite, qui allait peu à peu transformer la totalité du monde matériel en déchet comme une créature en train de s’auto-dévorer (l’image est d´Anselm Jappe). Le succès des collapsologues montre certainement qu’ils ont touché un nerf : ils disent en effet sans détour que cette civilisation ne va pas s’en tirer en continuant à bricoler des arrangements. La seule chose qui nous reste, selon eux, c’est de s’effondrer dans la « solidarité », en somme dans la joie et la bonne humeur [3]. Cependant, ces auteurs ne sortent pas du paradigme géophysique qu’ils dénoncent en manquant précisément le caractère abstrait des processus de combustion thermo-industrielle déclenchés par le mode de production capitaliste.

Le quatrième raisonnement fallacieux et tautologique, et qui représente la version pessimiste du paradigme de l’effondrement, est celui qui explique que les choses sont ainsi parce qu’elles devaient l’être, en raison d’une nature humaine insatiable. Ce postulat est réfuté par le moindre examen historique et anthropologique ; mais surtout, l’idée de nature humaine est elle-même indéfendable en théorie. On ne peut pas expliquer par la « nature humaine » pourquoi quelqu’un est cannibale, pourquoi quelqu’un est bouddhiste ou pourquoi quelqu’un d’autre est trader à Wall Street. Chaque humain de chaque époque ressemble aux rapports sociaux particuliers qu’une société s’est donnée durant un processus historique aveugle. Ces rapports sociaux encadrent les déterminations subjectives inconscientes de l’individu, c’est-à-dire l’éventail restreint des positions qu’il peut prendre et des identifications qui lui sont permises. S’il n’y a pas de révolution clé en main, c’est parce que la crise du capitalisme est planétaire et systémique ; de ce fait, elle est sans dehors et paraît donc sans recours. Mais, comme le dit Marshall Sahlins dans son texte La nature humaine : une illusion occidentale, ce n’est pas du fait de la nature humaine ; c’est tout au plus le résultat d’une histoire contingente qui a fabriqué ses propres conditions de possibilité et d’impossibilité, conditions qui sont elles-mêmes évolutives et ne permettent pas de prédire le futur.

Tous ces raisonnements ont en commun de supposer une réalité incontestable derrière l’idée d’une certaine quantité finie, d’une certaine réserve de matière et d’énergie. Fort de leurs graphiques et de leurs statistiques, ils semblent nous parler du monde matériel. Or cette réalité matérielle découle de l’abstraction qui est posée au départ, et non l’inverse. Autrement dit : une fois qu’on commence à regarder le monde avec des lunettes énergétiques, alors oui, on est irrémédiablement foutus. Seulement le problème n’est pas dans les ressources énergétiques, mais dans ces lunettes. Qu’est-ce qui oblige à regarder le monde avec de telles lunettes et qu’est-ce qui oblige à considérer la nature comme une immense réserve de matériaux à transformer, une réserve limitée, en déplétion inéluctable, et qu’il faudrait économiser, ou bien sur laquelle il faudrait parier des disruptions technologiques mirobolantes et toujours à venir, voire lancer une course contre la montre ?

Cette question est la plus difficile de toutes parce qu’elle nous oblige à réviser entièrement nos catégories. Il ne s’agit plus de bricoler des solutions, même pas la « solidarité » ou la « satisfaction des besoins essentiels » (exigences posées elles aussi de manière aussi abstraite que les processus sociaux dont elles découlent), mais de comprendre comment on a pu en arriver à poser l’ensemble du monde vivant comme un réservoir d’énergie inépuisable. On a cru à la fameuse générosité du soleil qui alimentait l’euphorie du progrès (et son triste jumeau : le pessimisme culturel), mais on a en même temps posé la rareté au principe de toutes les activités humaines. Ce principe ne peut que conduire la totalité du monde vivant vers la déplétion inexorable. En mathématiques, il est possible de faire converger une série infinie avec une série finie. Transposé dans le monde réel, cela ne signifierait rien d’autre qu’une prolongation (relative) de l’agonie. Si on fait durer le processus de décomposition, croit-on, c’est que la fin n’arrivera pas. Eh bien si, à partir des mêmes prémisses, la fin arrivera de toutes façons, qu’elle se produise dans 50 ans ou dans 500 ans. La seule différence serait que, dans le second cas, je serai personnellement épargnée, alors que dans le premier cas, il se pourrait que je sois directement concernée. Mais une durée de vie individuelle n’est pas le bon étalon de mesure ; à l’aune des temps géologiques et de la durée de l’aventure humaine, cela reste une fin fulgurante. Il s’ajoute à ceci que cette prolongation est improbable. Le capitalisme étant caractérisé par une crise fondamentale qui ne fait que s’approfondir, il n’a même pas les moyens de s’offrir du sursis. Il est pris à la gorge par le réel de son propre mythe. Le véritable impossible est donc à cet endroit, mais cela, personne ne le dit dans les scénarios présentés.

Les remarques qui viennent d’être faites partaient d’analyses empiriques. Il reste à expliciter l’articulation de l’abstraction « énergie » avec l’abstraction « travail » et pourquoi selon les mots de Marx, « la production capitaliste ne développe la technique et la combinaison du procès de production social qu’en ruinant dans le même temps les sources vives de toute richesse : la terre et le travailleur. » [4] Marx montre que la valeur incorporée dans une marchandise découle du temps de travail moyen socialement nécessaire à sa production. Ce travail est défini par lui comme « travail abstrait ». Mais « la valeur ne porte pas écrit sur le front ce qu’elle est » [5]. Elle n’est pas donnée par la qualité de la chose produite, par sa nécessité, ou par le plaisir au travail, mais par la subsomption de ce travail sous la moyenne sociale de temps nécessaire à sa production. Elle n’est pas non plus donnée par le prix de la marchandise, qui ne reflète que partiellement le travail qu’elle renferme, puisque d’autres facteurs de production et contraintes de marché entrent dans la détermination du prix. Enfin, la valeur n’est pas non plus donnée par l’utilité que j’ai d’une marchandise (sa valeur d’usage). C’est donc une grandeur sociale qui n’est pas directement calculable, mais qui constitue le centre de gravité de toutes les activités économiques sous contrainte de rentabilité concurrentielle. Pour rester concurrentiels, les capitalistes sont obligés de s’approprier un excédent de travail non payé, afin de réinvestir dans le processus de production. Cet excédent est nommé par Marx surtravail et il permet d’obtenir de la survaleur.

Robert Kurz donne du travail abstrait une définition qui parle à l’expérience quotidienne : « De nos jours, la plupart des gens semblent paralysés par cette expression dont le sens est pourtant simple. Le ˝travail abstrait˝ désigne toute activité conduite pour l’argent, où le gain d’argent est le facteur décisif et où, par conséquent, la nature des tâches à effectuer devient relativement indifférente. » [6] Tous les agents individuels du système capitaliste doivent en ce sens contribuer au processus social combiné d’accumulation du capital : sinon ils ne peuvent y survivre individuellement et sont immédiatement balayés par un agent plus performant. C’est le cas du capitaliste, mais c’est aussi le cas du travailleur dont la force de travail est sans arrêt mise en concurrence avec toutes les autres. Ce mode de production fonctionne comme un aiguillon qui ne laisse jamais de trêve à personne — un sacrifice insensé à une cause impersonnelle et abstraite. Ceci constitue la nouveauté du travail sous le capitalisme par rapport à toutes les activités que les humains effectuaient dans le passé. Chacun croit qu’il va travailler et acheter des marchandises avec l’argent gagné « pour satisfaire ses besoins ». En réalité, les marchandises sont produites pour maintenir ce processus en mouvement, sans autre finalité que lui-même. C’est aussi le cas des marchandises immatérielles et intellectuelles, qui sont volontiers perçues comme au-dessus du lot commun parce qu’on s’imagine qu’y entre davantage de liberté, en accord avec la promotion moderne de la conscience de soi et de la pensée comme siège de la subjectivité.

La théorie néoclassique balaye la théorie de la valeur-travail formulée par les précurseurs de l’économie politique jusqu’à Marx, pour considérer le travail comme l’une des deux variables principales entrant, pour chaque unité de production, dans son estimation du « taux marginal de substitution technique ». Cette approche suppose une combinaison optimale de facteurs de production, à déterminer dans chaque cas, et qui, du point de vue de la fonction de production individuelle, considère le « travail vivant » et le « travail mort » comme substituables. Le rôle spécifique du travail dans la production de valeur est escamoté. Il n’est pas entièrement ignoré, sinon on ne passerait pas son temps à déplorer le taux de chômage, mais il est compris sous la catégorie de la création de pouvoir d’achat. Mais, au mépris des analyses marxiennes sur la création de valeur exclusivement tirée du surtravail effectué dans les secteurs productifs, l’analyse économique standard a développé une théorie dite subjective de la valeur qui la fait dépendre de la vente de la production sur le marché, que Marx appelle réalisation de la valeur créée dans le processus de production. Le modèle marxien insiste donc sur une grandeur sociale qui organise dans le dos des individus l’ensemble de la production capitaliste. Le modèle économique standard, lui, est centré sur le modèle de l’équilibre de l’offre et de la demande et les mécanismes de formation des prix.

Quel rapport avec l’énergie ? Né au cours de la première révolution industrielle, le concept d’énergie théorise la conservation d’une certaine grandeur au cours de la transformation d’état d’un système clos (c’est la première loi de la thermodynamique) et la dégradation de la qualité de l’énergie ou de son utilisabilité dans les systèmes réels qui sont ouverts ou fermés (c’est la deuxième loi). Sa découverte marque le début de la recherche sur l’amélioration du rendement de la machine à vapeur.

Le paradigme énergétiste suppose l’affirmation moniste « de tout un spectre de formes d’énergie différentes, qui sont toutes mutuellement convertibles » [7] mais dont le substrat, qui est une grandeur abstraite, ne change pas. « Le travail physique de la machine entre dans la conscience théorique et est codifié en tant que valeur pertinente au moment où cette machine est technologiquement en mesure de remplacer la force de travail de l’homme. » [8] Cette coïncidence historique entre la promotion du travail économique et celle du travail en physique n’est pas fortuite. L’univers entier commence à être considéré comme une machine au travail dont tous les processus de travail, humains et non humains, doivent être optimisés. Cette vision du monde émerge de la réalité des rapports de production, qui, comme on l’a dit, implique nécessairement la substitution croissante de travail humain par le travail des machines, afin pour le détenteur des moyens de production de rester compétitif. On est donc posé en face d’une contradiction insurmontable : pour se maintenir sur le marché, le capitaliste individuel est obligé d’avoir toujours une longueur d’avance sur ses concurrents en termes d’innovations techniques, jusqu’à ce que la nouvelle technologie se généralise. Cela pousse globalement le capitalisme à remplacer toujours plus les secteurs-clés du travail productif par celui des machines [9]. Mais en même temps, cette logique conduit à l’épuisement de la création de valeur sans laquelle l’ensemble de la société est de moins en moins capable de se reproduire et fabrique de plus en plus d’exclus.

Le remplacement du travail humain par celui des machines et l’affolement technologique qui s’en suivent s’enracinent dans cette contradiction. Ce n’est pas une fatalité anthropique, c’est une caractéristique du capital : « La machinerie est un moyen pour produire de la survaleur. » [10] La « contradiction en procès » conduit le capitalisme au bord du précipice en enclenchant son expansion planétaire, la destruction de toutes les sociétés précapitalistes, l’extraction effrénée des ressources et un rythme de production démentiel. Au-delà des approvisionnements limités de ressources qui font parfois la une des journaux, ce processus lui-même a un coût énergétique ; il transforme toute vie et toute chose en déchet, c’est-à-dire, en termes thermodynamiques, en haute entropie (une énergie de moins en moins utilisable). La thermodynamique, apparue à l’intérieur du capitalisme, théorise à la fois la substituabilité abstraite sur laquelle repose ce mode de production et l’impossibilité du mouvement perpétuel, c’est-à-dire la limite infranchissable sur laquelle le système se fracasse. La dépense d’énergie abstraite constitue le moment unitaire de la substitution technique à l’œuvre dans la contradiction dynamique du capital. La crise énergétique est la conséquence directe et inéluctable de cette logique. Replacées dans le rapport social qui les organise, il n’est plus possible d’isoler l’abstraction « énergie » de l’abstraction « travail » et il faut admettre qu’elles sont toutes deux des créations de la modernité.

Il n’est donc pas possible de résoudre la crise énergétique, ni dans le capitalisme, ni hors du capitalisme, en se référant à des catégories de limitation morale et d’économie des ressources. Actuellement, tout converge vers l’idée de rationnement énergétique des consommateurs (smart cities, carte carbone, crédit social, etc.). Cette évolution — qui ne résoudra même pas la crise énergétique mais, au mieux, pourrait prolonger l’agonie du système — constitue nullement une solution, mais un enfoncement collectif dans la même impasse.

Les catégories d’efficience, de rationalisation, de sobriété, d’optimisation, etc. sont toutes dérivées de l’abstraction « énergie » et sont indissociables d’une autre abstraction liée aux deux précédentes, celle de la forme-sujet moderne. Le marxisme traditionnel, le socialisme, l’écologisme, l’écosocialisme, maintiennent l’idée d’un sujet qui, débarrassé de la logique d’accumulation, pourrait, sur des bases identiques, se réapproprier les technologies développées sous le capitalisme et en faire un « bon usage ». Ce sujet pourrait, moyennant une planification « communiste », décider « librement » les bons seuils, les bonnes quantités, les vrais besoins, la juste répartition, etc.  Or cette chose n’a jamais existé et n’existera jamais. Si certaines sociétés — et pas toutes — ont eu un usage raisonnable de leurs ressources, c’est pour deux raisons : d’une part parce qu’elles étaient mues par d’autres finalités (symboliques et religieuses) que celles du « besoin » immédiat et de l’accumulation de biens, et d’autre part parce qu’elles produisaient sans intermédiaire et sur de petites échelles ce qui était nécessaire à leur subsistance ; elles avaient donc une expérience directe des conséquences de leurs activités : elles en étaient les premières affectées. Ces deux conditions encadrent la possibilité d’un usage parcimonieux et responsable des ressources.

Dans le contexte d’aujourd’hui, la possibilité de telles conditions paraît verrouillée. Beaucoup les considèrent comme un insupportable retour vers le passé, bien qu’elles se déploieraient forcément dans un contexte pratique et symbolique totalement modifié. Mais cet obstacle fétichiste ne doit en aucun cas justifier de laisser croire qu’il serait possible de sortir du capitalisme et d’inventer un monde émancipé tout en maintenant le même mode de production seulement mis « entre de bonnes mains » : infrastructures globalisées, division internationale du travail, échanges monétaires, planification étatique ou supra-étatique, technologies et besoins matériels modernes (c’est-à-dire déterminés par l’état de la production capitaliste que nous avons sous les yeux)…  

Parmi d’innombrables propositions opaques sur leurs propres présupposés, je cite celle de l’écosocialiste Daniel Tanuro dans son livre Trop tard pour être pessimiste ! (2020) : il s’agit de réaliser « la perspective socialiste d’une société débarrassée de l’argent, de la propriété privée des moyens de production, de la concurrence, des États, de leurs armées, de leurs polices et de leurs frontières. Une société dans laquelle le travail abstrait, en miettes et sans qualités, disparaît au profit de l’activité concrète, créatrice de valeurs d’usage, porteuse de sens, génératrice de reconnaissance sociale et de réalisation personnelle. Une société qui abolit la distinction entre travail manuel et intellectuel. Une société organisée en communautés autogérées, coordonnées de façon souple et démocratique par des délégué·es bénévoles et révocables. Une société qui a la maîtrise du temps, dans laquelle la pensée et les relations sociales – la coopération, le jeu, l’amour, le soin – sont la vraie richesse humaine. » Comment réaliser ce formidable projet ? D’abord, nous dit l’auteur, par la « conquête du pouvoir politique » de la part des exploités et des opprimés. (Nous pensions que cette carte avait déjà été historiquement jouée et décrédibilisée à jamais, mais Tanuro se contente de mettre en garde contre la bureaucratie soviétique et l’accaparement du pouvoir par une couche de « privilégiés ».) Et à quoi devrait servir cette conquête ? « Tout en réduisant la transformation et le transport de matières, le plan doit saturer la demande en biens et services répondant aux besoins fondamentaux, ce qui implique obligatoirement le partage des richesses et une réorientation profonde de l’appareil productif. (…) La mobilisation, la conscientisation, la responsabilisation, l’auto-activité et le droit au contrôle de toutes sur les plans mondial, régional, national et local sont une condition de succès (…) D’une part, il n’y a pas de réelle démocratie sans décentralisation et lutte contre les phénomènes bureaucratiques. D’autre part, la planification doit être mondiale… Les technologies énergétiques renouvelables peuvent aider à surmonter cette contradiction : elles se prêtent particulièrement bien à la décentralisation — celle-ci est même indispensable à leur mise en œuvre efficace — donc à une gestion par les communautés. »

Cette proposition définit donc l’émancipation sur la base des « bonnes décisions » opérées par les « bonnes personnes » ; elle ne fait que reconduire l’illusion subjectiviste moderne (mise en pièces par la psychanalyse). Bien que Tanuro analyse la responsabilité du capitalisme dans la situation présente et fustige le capitalisme vert, sa proposition négocie le maintien des infrastructures héritées du capitalisme mais « réorientées », sans s’interroger en détail sur la réalité concrète de la production capitaliste – toute la faute étant rejetée sur « l’accumulation capitaliste », laquelle est pourtant constituée à la fois d’une face abstraite et d’une face concrète qui sont inséparables l’une de l’autre. Lorsque les catégories du capital (marchandise, argent, travail, État, valeur) sont critiquées par Tanuro, c’est tout de même comme si on pouvait les reprendre autrement dans un énième « scénario de transition ». Lorsqu’il affirme qu’il « n’y a pas de nucléaire ou d´OGM écosocialiste », on ne comprend absolument pas en quoi les éoliennes et le dentifrice seront davantage écosocialistes. C’est pourquoi sa proposition fait le grand écart entre planification mondiale et « démocratie » locale en ignorant que les énergies renouvelables — présentées partout comme la nouvelle panacée — ne sont ni écologiques, ni équitables, ni décentralisées, si l’on prend en considération les problèmes de production des dispositifs de conversion, de place où les installer, d’intermittence, de stockage, etc. À rebours de cette proposition, il faut dire qu’il n’y a pas d’émancipation sur la base d’une justice distributive abstraite, universelle et planifiée par le haut. Les énergies renouvelables sont en fait en parfaite accointance avec la gestion cybernétique du monde par laquelle le capitalisme averti de son entropie inexorable tente de se survivre à lui-même ; ladite « décentralisation » n’y est justement qu’un appendice de la centralisation.

L’invocation d’une rationalité spontanée des humains « libérés du capital » est l’ultime supercherie de la subjectivité bourgeoise qui ne veut rien lâcher ni des promesses du capitalisme, ni de la promotion du sujet comme instance imaginaire d’organisation du monde. En réalité, cette subjectivité qui croit pouvoir refaire le monde à partir de son propre apriori est elle-même menée par le bout du nez par son propre monde. Certaines conditions sociales impliquent certaines conséquences qui sont largement en dehors de sa maîtrise. La seule chose que nous pouvons examiner, c’est quelles conditions entraînent quelles conséquences. Nous n’avons jamais accès qu’à des effets (qui ouvrent la voie à une théorie du symptôme). Un monde émancipé serait un monde dont les conditions pratiques minimales d’émancipation sont remplies et non un monde dans lequel les humains seraient subitement meilleurs moralement parce qu’on aurait bouté dehors les spéculateurs et les capitalistes. Il ne s’agit pas de reconquérir une position de décision surplombante sur le monde et la nature, miraculeusement « libérée ». Une telle conception reste, sans le savoir, déterminée par la domination virile sur soi-même qui semble impliquer qu’on est capable de prendre abstraitement les « bonnes décisions », si seulement on nous laisse participer à ces décisions. Je serais bien incapable de prendre une position avisée sur des problèmes d’envergure globale qui impliquent des quantités de niveaux interpénétrés et concernent tant de gens et de situations que j’ignore ; c’est aussi ce qui me fait dire qu’il n’y a pas de solution au problème énergétique, car il reflète l’impasse d’une conception systémique du monde, où chaque individu écrasé entretient l’idée de se hausser au point de vue global tout en étant ravalé à un simple point du système. Je partage cette limitation radicale avec mes contemporains et tous les décideurs politiques, dont il est patent qu’ils ne savent pas ce qu’ils font et qu’ils ne comprennent pas davantage les problèmes fondamentaux de la science et de la société que tout un chacun ; je ne vois pas davantage comment un scientifique occupé tout son temps à perfectionner des recherches de détail pourrait raisonnablement se prononcer sur les conséquences globales de son acte. Ce type de limite ne peut pas être compensé par une meilleure éducation populaire ni par une agrégation exponentielle de données par le big data, puisqu’elle a à voir avec la position du sujet dans le système. Laisser croire que la participation « démocratique » aux décisions politiques surmonterait cette limite n’est donc rien d’autre que de la démagogie populiste. On ne peut « participer » utilement qu’à la discussion portant sur ce dans quoi on est déjà engagé au sein de rapports matériels déterminés.

A rebours du dualisme moderne, la condition d’émancipation n’est donc ni de nature morale ou cognitive, ni de nature matérialiste (au sens de la satisfaction de besoins définis abstraitement), mais de nature strictement politique (entendu au sens de la constitution d’un nouveau rapport social) : il s’agirait de se réapproprier, à une échelle de proximité, les conditions qui permettent l’implication sensible et symbolique de chacun dans la reproduction collective. Les formes sociales qui s’y inventeraient sont forcément diverses, imprédictibles et non planifiables. La production industrielle y serait certainement de facto rendue obsolète, et avec elle tomberait l’énergie comme problème. Il faut admettre que nous sommes infiniment éloignés d’une telle issue et qu’on ne peut pas militer abstraitement et frontalement contre la production industrielle, sans faire le détour par ses catégories constituantes. La tâche primordiale semble donc d’en déployer les articulations et d’en faire apparaître les contradictions et les impossibilités intrinsèques.

Sandrine Aumercier, juin 2022

Ce texte constitue la version écrite de la présentation du livre Le mur énergétique du capital qui a été faîte à Mille bâbords (61, rue Consolat, 13001 Marseille) le 5 juin 2022.


[1] Pour une critique des incohérences de ce scénario, voir par exemple : https://cpdp.debatpublic.fr/cpdp-ppe/file/1596/analyse_negawatt.pdf

[2] La nouveauté essentielle apportée par Georgescu-Roegen est de montrer l’intime articulation des processus économiques avec les lois de la thermodynamique, mais il n’y pas su historiciser cette relation elle-même et reste donc tributaire d’une conception anhistorique de l’économie et d’une conception « réaliste » de l’énergie.

[3] En fait, la solidarité n’est pas une chose qui se décrète, sauf quand on veut évangéliser les foules, et ce qu’on observe aujourd’hui est plutôt la barbarisation des rapports sociaux et géopolitiques.

[4] Karl Marx, Le Capital, Livre 1, Paris, PUF, 1993, p. 567.

[5] Ibid., p. 85.

[6] Robert Kurz, « Mit Moneten und Kanonen », jungle.world, 09/01/2002.

[7] Werner Kutschmann, « Die Kategorie der Arbeit in Physik und Ökonomie », dans Leviathan, Sonderheft 11, 1990. En ligne : https://grundrissedotblog.wordpress.com/2022/06/01/la-categorie-de-travail-dans-la-physique-et-leconomie/

[8] Ibid.

[9] Il est important de distinguer ici entre travail productif et travail improductif, la diminution de travail productif pouvant très bien s’accompagner d’une hausse des activités logistiques ou des activités de soin qui ne vont pas forcément créer de valeur. Voir une bonne présentation de cette problématique dans Jason E. Smith, Les capitalistes rêvent-ils de moutons électriques ?, Éditions Grevis, 2021.  

[10] Karl Marx, Le Capital, Livre 1, op. cit., p. 416.

La catégorie de travail dans la physique et l’économie

Nous traduisons avec l’aimable autorisation de l’auteur ce texte paru dans la revue allemande Leviathan. Zeitschrift für Sozialwissenschaft en 1990 [1]. Rares en effet sont les contributions du champ marxiste qui ont articulé la question énergétique et la critique du travail abstrait, ainsi que la critique d’une conception transhistorique du travail en retournant à leur moment d’émergence historique. Werner Kutschmann met très bien en évidence le rapport entre les notions de « travail » et de « puissance » qui permet d’articuler étroitement le travail en physique et le travail dans l’économie. Bien avant qu’on parle de « services écosystémiques » de la nature ou de reprogrammer l’ensemble du vivant par la « biofabrication », ce texte de 1990 critique déjà le biais historique d’une conception de la nature, née durant la première révolution industrielle, qui la réduit à une immense machine au travail dans laquelle le travailleur n’a plus qu’à trouver sa place. L’auteur amorce ainsi une critique catégorielle du travail et de l’énergie qui devrait cependant, selon nous, être radicalisée jusqu’à une critique de la forme. L’auteur indique lui-même dans un courrier récent : « J’insisterais encore plus aujourd’hui sur le parallélisme dans l’émergence du travail abstrait. Tant en physique, sous la forme du théorème général de l’énergie, que dans l’économie capitaliste, sous la forme de la prédominance du travail abstrait, créateur de plus-value, se manifestent des processus d’abstraction qui indiquent un noyau historique commun. » (Courriel du 4 avril 2022). La thèse finale du déplacement du travail manuel vers le travail intellectuel devrait aussi être discutée à la lumière des nombreux débats qui ont eu lieu les trente dernières années.


« Le concret est concret parce qu’il est le rassemblement de multiples déterminations, donc unité de la diversité. C’est pourquoi il apparaît dans la pensée comme procès de rassemblement, comme résultat, non comme point de départ, bien qu’il soit le point de départ réel et, par suite, aussi le point de départ de l’intuition et de la représentation. » [2]

Ce n’est pas un hasard si ces phrases de Marx tirées de l’Introduction à la Contribution à la critique de l’économie politique se trouvent dans un contexte où il est question de l’émergence de la catégorie économique du « travail abstrait » — un contexte qui est également important pour la question que nous aborderons plus loin, à savoir le rapport entre la notion de « travail » en physique et en économie. L’analyse conceptuelle d’un phénomène, dit Marx, commencera toujours par ce qui est immédiatement donné, historiquement concret, parce qu’elle voit en lui l’expression non falsifiée des rapports réels. Au fur et à mesure que l’étude progresse, elle laissera cependant ce concret derrière elle pour atteindre des déterminations plus générales, mais en même temps de plus en plus minces et abstraites, qui permettent de déduire le concret directement posé à l’origine et de rendre ainsi compréhensible sa genèse historique. C’est pourquoi il semble à la pensée que les déterminations générales et abstraites étaient aussi les premières et les plus fondamentales — bien que cela ne doive nullement être le cas historiquement. Selon Marx, la genèse historique et la reconstruction conceptuelle des concepts valables aujourd’hui ne doivent absolument pas coïncider, bien au contraire : ce qui, du point de vue conceptuel, est un processus « logique » de médiation d’une diversité de phénomènes à l’apparence confuse, est en fait un processus de construction de ce concept abstrait mais aussi nivelant. Si l’analyse scientifique part trop facilement du principe que les catégories qu’elle a trouvées ont toujours été les plus générales et les plus fondamentales, alors la méthode historique et en même temps critique de la connaissance doit encore une fois attirer l’attention sur le fait que ces catégories prétendument primaires ne sont apparues qu’au bout d’un développement historique.

J’aimerais commencer par ce qui est historiquement concret, par les points de vue et les opinions actuels sur le travail en physique et en économie, pour ensuite mettre en évidence les figures d’abstraction et les processus de développement qui se cachent derrière elles et qui en sont tributaires. L’opinion la plus répandue peut être résumée par les deux points suivants :

1) « La notion de travail dans la science économique n’a rien à voir avec la notion de travail dans la physique », affirme le Handwörterbuch der Sozialwissenschaften [Dictionnaire des sciences sociales] [3] de 1956. La raison qui en est donnée est que la notion de travail en économie se réfère à une activité exercée par l’homme dans un but précis, qui sert en fin de compte à sa propre subsistance, alors que dans le « sens de la notion physique … les machines et les animaux fournissent également un travail », car ici, dans le domaine de la physique, on entend par « travail » le simple fait de mobiliser des forces pour modifier un état de mouvement [4].

2) Le travail a toujours existé — aussi bien dans la nature que dans la vie économique, les deux domaines auxquels se réfèrent la physique et l’économie. Justification : le travail utile, celui qui produit des valeurs d’usage, est tout autant une « nécessité naturelle éternelle » [5] que la nature elle-même est une « horloge mécanique mise en marche une fois pour toutes » [6]. Le concept de travail doit donc être considéré comme une catégorie transhistorique.

L’étude qui suit s’attachera essentiellement à vérifier la solidité de ces « représentations quotidiennes » et, le cas échéant, à les corriger, c’est-à-dire à démontrer leur caractère unilatéral, voire faux.

La notion de travail en physique

Si l’on commence l’analyse par l’histoire de la physique et que l’on s’interroge sur la signification actuelle de la notion de travail en physique, on a tout de suite une première surprise : la notion de « travail » (comme d’ailleurs la notion de « force ») ne joue pratiquement plus aucun rôle dans la discussion actuelle en physique. Aucun physicien ne parle aujourd’hui (comme c’était le cas au XIXe siècle en mécanique, en thermodynamique et en particulier dans la théorie des machines à vapeur) du fait que les objets dont il s’occupe, comme les électrons, les particules élémentaires ou les atomes, « fournissent un travail ». Il utilise plutôt un terme beaucoup plus neutre (et moins anthropomorphique) et parle de « déplacements dans le bilan énergétique » de l’objet.

Tout d’abord, ce changement terminologique ne semble pas avoir une grande importance, car « l’énergie » est introduite en physique comme « capacité de travail » ou « aptitude au travail » d’un système (j’y reviendrai plus en détail). Néanmoins, ce changement est significatif. La notion d’énergie est bien plus universelle et abstraite que la notion de travail, comprise, elle, de manière essentiellement mécanique — et la notion de travail semble avoir dépassé le zénith de sa signification. La physique parle de toutes les formes possibles d’énergie et de leur convertibilité mutuelle, elle parle d’énergie mécanique, thermique, chimique et nucléaire. Mais elle ne parle presque plus de « travail » ou de « puissance de travail », depuis qu’elle a délégué ce sujet aux disciplines de la mécanique technique et de la construction mécanique.

L’histoire du concept physique de travail est relativement récente. Comme le montre Herbert Breger dans son étude détaillée sur la naissance du concept d’énergie en physique entre 1840 et 1850 [7], le concept de travail mécanique n’est apparu qu’au cours du XVIIIe siècle, à la suite de problèmes pratiques dans la construction mécanique, en particulier le développement de la machine à vapeur, et n’a été codifié que vers la fin du siècle en tant que produit du poids et de la hauteur dans la « mécanique théorique » : « Encore chez d’Alembert (1743) », explique Breger, « le produit du poids et de la hauteur (…) n’a ni nom ni même de signification générale. Cette situation commence certainement à changer en 1782 avec l’Essai sur les machines en général de Lazare Carnot. Carnot appelle le produit du poids et de la hauteur ˝force vive latente˝ ou ˝moment d’activité˝ (…) Ce n’est que par Coriolis et Poncelet (1826) que le nom ˝travail˝ est introduit et utilisé. » [8]

Avec cette constatation, la deuxième des positions du « sens commun » citées ci-dessus, l’hypothèse de l’intemporalité du concept de travail, est remise en question de manière décisive : le travail n’a pas toujours existé dans la nature, du moins pas dans le sens où les hommes auraient toujours parlé de « travail » comme catégorie pour décrire la nature. Au contraire, la notion de travail en physique est relativement récente, et sa signification est peut-être déjà en train de décliner.

Il en va de même pour l’économie, mais sur des périodes plus larges de l’histoire culturelle : on n’a pas « toujours travaillé », comme un préjugé stéréotypé voudrait nous le faire croire, du moins pas sous les formes, dans les proportions et avec l’intensité que nous supposons aujourd’hui comme allant de soi. Les résultats de l’anthropologie culturelle et de l’ethnologie suggèrent de traiter avec prudence l’assimilation du travail à la culture ou de la culture à la prospérité et de ne pas projeter ces concepts dans la préhistoire. Comme le démontre Marshall Sahlins dans Âge de pierre, âge d’abondance [9], l’économie paléolithique des « chasseurs-cueilleurs » n’a par exemple jamais connu la notion de travail telle que nous la supposons aujourd’hui avec l’évidence civilisatrice et humaniste. Les « chasseurs-cueilleurs » vivent de ce que leur donnent leurs territoires de cueillette et de chasse, qui ne doivent jamais être trop exploités. Pour eux, ce n’est pas le travail qui compte, mais la mobilité et la flexibilité — ce qui, soit dit en passant, ne justifie en aucun cas de les qualifier de « pauvres ».

Pour pouvoir examiner l’autre « conception de la vie quotidienne », qui affirme l’absence de lien entre les notions de travail physique et économique, je dois m’engager un peu plus en détail dans la physique et en particulier examiner de plus près la genèse de la notion physique. Trois cas paradigmatiques sont à la base de l’introduction de la notion de travail dans la physique : Le travail de levée, le travail de tension et le travail d’accélération. Tous trois se résument en fait à la courte formule : « travail = force x distance ».

Le cas du travail de levée s’oriente vers le processus de levée de poids ou de charges. On parle de travail de levée lorsqu’un poids Pest soulevé d’une haureur h (c’est-à-dire, physiquement, déplacé contre le champ gravitationnel de la terre). La force F à appliquer doit surmonter la pesanteur du corps due à l’attraction terrestre le long de la hauteur h ; le « travail » fourni est donc quantifié par le produit de la force appliquée (le long de la hauteur) par la hauteur :

W = P . h

Dans le cas du travail de tension, on pense à la « tension » d’un ressort ou, plus généralement, à l’extension d’un matériau élastique, ce qui nécessite une force extérieure qui doit augmenter au fur et à mesure que le ressort est tendu. Au fur et à mesure que la tension augmente, la force F à appliquer n’est donc pas constante, mais croît proportionnellement à l’extension s du ressort déjà obtenue. On a donc : F ∼ s. La formule pour le travail W ne peut pas être représentée simplement comme le produit de grandeurs constantes F et s, mais seulement comme l’intégrale d’une force variable F(s) sous cette forme :

∫ F(s) . ds

L’exécution de l’intégration donne, dans le cas le plus simple de la « loi de Hooke » :

F = D . s (où D est ce que l’on appelle la « constante du ressort ») :

W = 1/2 D . s2

Dans le cas du travail d’accélération, la formule : « Le travail est égal au produit de la force exercée le long d’une distance par cette distance » est peut-être la plus compréhensible. Par « travail », on entend en effet ici l’action de faire sortir un corps d’un état de mouvement ou de repos qu’il a déjà atteint, de l’accélérer, comme on peut aussi le dire. Selon le « principe d’inertie » fondamental de la physique, les corps restent dans un état de repos ou de mouvement uniforme une fois qu’ils l’ont adopté. C’est pourquoi il faut une force pour accélérer un corps, par exemple à partir de l’état de repos, le long d’une distance d jusqu’à une vitesse finale v. Le travail fourni est dans ce cas (où l’on peut renoncer à l’intégrale en raison de la force F constante) :

W = F . d

avec  F = m . a

et  d = 1/2 a . t2

soit  W = 1/2 m . (a . t)2 

Comme v = a . t  alors on peut aussi écrire : W = 1/2 m . v2

Dans ce résultat de 1/2 m . v2 se cache ce qu’on appelle l’ « énergie cinétique » du corps, de sorte qu’un physicien résumerait : le travail d’accélération est égal à l’énergie cinétique du corps. En d’autres termes, le corps a absorbé ou incorporé en tant qu’énergie cinétique l’énergie qui a été dépensée pour son accélération.

On pourrait tout à fait citer d’autres cas de travail mécanique, comme le « travail de frottement », mais je m’en tiendrai à ces quelques exemples. Il convient de préciser la conception qui se dissimule derrière la formule « travail égale force multipliée par distance » en physique : on parle de travail mécanique lorsqu’un corps est amené à voir son état de mouvement modifié par une force extérieure agissant sur une certaine distance. Cette conception du travail implique deux choses : d’une part, le fait de déplacer un corps doucement et sans pertes liées aux frottements sur une surface plane horizontale n’est pas considéré physiquement comme un travail — car aucune force n’est nécessaire pour cela. D’autre part, il n’est pas non plus considéré comme un travail de maintenir un corps éventuellement lourd suspendu à un bras tendu pendant une longue période — car aucune distance n’est alors parcourue : « La performance d’un homme », dit Robert Mayer [10] , l’un des créateurs de la notion d’énergie en physique, « qui porte un poids au prix d’un grand effort ou bien qui reste immobile et droit pendant des heures, etc. est égale à zéro ». Le simple fait de tenir un poids de manière rigide peut également être réalisé par une figure en bois, d’où il résulte que seul le fait de soulever des poids est pertinent pour la notion de travail.

Travail, énergie, puissance

Le concept de « travail » que j’ai traité jusqu’à présent ne suffit plus à la physique, comme je l’ai déjà indiqué. Elle l’a remplacé par les notions d’énergie et de puissance, qu’il convient de présenter brièvement ici. De nos jours, le terme d’énergie est presque devenu synonyme d’exploitation à outrance des ressources en matières premières de la Terre au service d’un besoin d’augmentation de la productivité qui semble insatiable : l’énergie semble être la formule magique et le chèque en blanc pour la « capacité de travail » illimitée de la nature. Comment cela est-il possible sur la base d’un concept physique a priori si insoupçonnable ?

Le concept d’énergie est une catégorie centrale de la physique actuelle. En tant que telle, elle représente à la fois un prolongement et une généralisation de la notion de travail. L’ « énergie » signifie tout d’abord la capacité à fournir un travail, ou en bref : la capacité de travail. Cela signifie que lorsqu’une force est exercée sur un corps, par exemple l’accélérateur ou le poids à soulever jusqu’à la hauteur h, la quantité de « capacité de travail » ou d’énergie qui a été dépensée en tant que travail sur ce corps lui est transférée. Le corps accéléré jusqu’à une certaine vitesse finale v possède donc l’ « énergie cinétique » mentionnée plus haut, qu’il pourrait à tout moment restituer à un autre corps. Le poids G, soulevé de la hauteur h, possède, en raison de ce travail de levée, ce que l’on appelle une « énergie potentielle », qu’il pourrait également restituer à tout moment, avec pour conséquence que du « travail » serait effectué sur d’autres objets.

Le travail et l’énergie sont donc étroitement liés : l’énergie d’un système est d’autant plus grande qu’il a été soumis à un travail extérieur ou que le système lui-même est en mesure de fournir un travail vers l’extérieur. On peut parler d’une relation de convertibilité ou d’échange réciproque, d’une « métamorphose » permanente de l’énergie. C’est pourquoi l’idée d’une conservation de principe de la substance de cette « énergie en soi » s’est très tôt rattachée à ce rapport d’échange, par exemple chez Descartes et Leibniz : dans tous les processus de nature mécanique (comme l’accélération, le choc, la course, la tension, etc.), la substance de l’énergie mécanique, la soi-disant « vis viva », devrait être conservée. Ce n’est pas la substance qui devrait changer, mais seulement la forme d’apparition de l’énergie.

Cette idée d’une conservation de principe de la « force vivante de la nature » ou de « l’immuabilité dynamique de la nature » [11] est directement déduite, chez Leibniz par exemple, du principe de causalité, à savoir du principe de « l’égalité des causes et des effets ». Toutefois, chez Leibniz comme chez d’autres philosophes mécanistes de la nature de l’époque, cette déduction ne réussit qu’à deux conditions, qui ne sont jamais strictement réalisées dans la réalité : d’une part, le système doit être fermé, c’est-à-dire protégé de toute influence extérieure, de tout apport d’énergie comme de toute sortie d’énergie ; d’autre part, tous les processus d’échange doivent être « réversibles » : c’est-à-dire que toute l’énergie mécanique doit se transformer uniquement et exclusivement en une autre énergie mécanique, et ce de telle sorte qu’il n’y ait aucune perte par frottement sous forme de production de chaleur ou d’augmentation de ce que l’on appelle « l’énergie interne » du système.

Ces deux conditions réunies impliquent un système mécanique à l’état pur, comme on pourrait l’illustrer par un pendule mathématique suspendu sans frottement et oscillant sans amortissement. Un tel système se caractérise par un va-et-vient constant, une oscillation constante de l’énergie cinétique et de l’énergie potentielle, de sorte que l’on pourrait parler d’un processus strictement réversible de la nature. La conservation de l’énergie mécanique et la réversibilité du processus se conditionnent mutuellement. Alors que la condition de « fermeture du système » peut encore être considérée comme une question plutôt technique concernant le choix des limites du système, qu’il faudrait peut-être accepter comme prémisse hypothétique [12], la condition d’« absence de frottement des processus » est insoutenable dans des conditions réelles, car dans tous les processus observables dans le monde, il y a des effets de friction ou d’amortissement, des pertes d’énergie mécanique sous forme de chaleur, de sorte qu’une réversibilité stricte des processus n’est pas réalisée.

C’est pourquoi la spéculation philosophique du XIXe siècle a franchi une étape décisive lorsque, guidée par l’idée de la puissance d’action des « forces substantielles de la nature », elle a affirmé que le principe de la conservation de l’énergie s’appliquait précisément aussi aux processus d’un système fermé se déroulant dans des conditions réalistes (c’est-à-dire avec des frottements) [13]. Ce principe, qui a été plus postulé que prouvé indépendamment par R. Mayer, J.P. Joule et H. Helmholtz au milieu du siècle dernier, est formulé ainsi de manière moderne : « Dans un système fermé, dans lequel se déroulent des processus quelconques, l’énergie totale disponible reste inchangée. L’énergie ne peut ni être perdue ni être créée à partir de rien. » [14] Ainsi, trois affirmations sont à la base du principe de conservation de l’énergie :

1/ l’affirmation de l’existence de tout un spectre de formes d’énergie différentes, qui sont toutes mutuellement convertibles ;

2/ l’affirmation de l’existence d’un substrat qui se maintient à travers toutes les transformations d’énergie, l’énergie du système en soi, qui ne peut jamais être augmentée ni diminuée, mais qui est donnée une fois pour toutes ;

3/ l’affirmation de l’impossibilité d’un « mouvement perpétuel » : selon le principe de conservation de l’énergie, il est impossible de faire fonctionner un système qui fournit continuellement de l’énergie sans qu’une quantité d’énergie équivalente ne lui soit fournie. Rien n’est créé à partir de rien et tout ce qui arrive a sa cause, et même plus : la cause et l’effet sont identiques.

Avec le théorème de l’énergie s’impose une description strictement moniste de la nature, qui opère uniquement avec le concept de force : tous les processus naturels sont interprétés comme s’ils étaient provoqués par une « force de la nature » comprise de manière vitaliste, qui se traduit par des « prestations de travail » toujours changeantes. Le physicien Helmholtz appelle cette force de la nature de manière significative sa « force de travail » :

« Tout changement dans la nature consiste en ce que la force de travail change de forme et de lieu, sans que sa quantité soit modifiée. L’univers possède une fois pour toutes un trésor de force de travail qui ne peut être modifié, augmenté ou diminué par aucun changement de phénomènes et qui entretient tout changement qui se produit en lui. » [15]

La nature est interprétée comme un gigantesque montage machinique dont la « force de travail » n’attend que d’être mise à notre service et utilisée : une force de travail qui pourrait travailler « gratuitement » pour nous. Je voudrais montrer que cette gratuité n’est qu’une fiction confortable dans une brève digression qui met en lumière les limites purement physiques de cette prétendue « générosité » des forces de la nature sous les mots clés d’irréversibilité et de rendement limité.

Irréversibilité et efficacité limitée de la nature

J’ai souligné jusqu’ici trois caractéristiques du principe de l’énergie : l’impossibilité d’un « mouvement perpétuel », la conservation du quantum total d’énergie du système et la convertibilité de principe de toutes les formes d’énergie entre elles, qu’il s’agisse d’énergie électrique, chimique, thermique, nucléaire ou mécanique. Mais cela ne dit encore rien d’une caractéristique décisive des processus de transformation de l’énergie qui se déroulent dans la nature et qui sont surtout pertinents pour la mécanique technique et la construction mécanique : le « sens unique » de la direction de ces processus de transformation.

Selon le principe de conservation de l’énergie, toutes les formes d’énergie de la nature pourraient se transformer et se convertir à volonté les unes dans les autres. En principe, les inversions de tous les processus existants seraient également autorisées et possibles. En d’autres termes, la réversibilité parfaite règnerait dans la nature. Or, cette possibilité supposée par la théorie mécanique n’existe précisément pas dans la réalité : les processus de la nature ne sont pas réversibles, mais possèdent un « sens directionnel », c’est-à-dire qu’il y a une très grande probabilité pour que l’une des directions du processus se produise et une improbabilité correspondante pour que la direction opposée se produise. Cette « directionalité » des processus naturels est due à la coproduction inévitable de chaleur dans tous les processus de transformation énergétique : tous les processus de transformation se déroulent de manière « irréversible » dans le sens où les processus permis par une augmentation de l’énergie thermique sont hautement probables, alors que les processus caractérisés par une transformation de l’énergie thermique en d’autres formes d’énergie sont hautement improbables. Ce principe de la diminution nécessaire de toutes les formes d’énergie classées comme supérieures au profit de l’énergie thermique implique une certaine directionalité ou irréversibilité de tous les processus naturels : il est impossible de construire une machine fonctionnant périodiquement, qui absorbe l’énergie thermique (successive) d’un corps et la transforme intégralement en travail. » [16]

Ce théorème, également formulé par Clausius et Thompson en 1850/51 sous le nom de « théorème de l’impossibilité d’un mouvement perpétuel de seconde espèce » ou « deuxième principe de la thermodynamique », a des conséquences importantes pour la construction de moteurs thermiques. Il n’est pas possible de construire une machine fournissant un travail permanent qui tirerait son énergie du simple refroidissement successif d’un réservoir de chaleur, ni de concevoir une machine dont le travail mécanique fourni serait même égal à l’énergie thermique qu’elle consomme. Au contraire, la quantité d’énergie thermique (obtenue par exemple par la combustion de matières premières fossiles) dépasse nécessairement le rendement qui peut être fourni à l’extérieur sous forme de travail mécanique. Cette loi du « rendement thermique limité » des machines est une conséquence directe de la « deuxième loi » mentionnée. Elle impose des limites claires à l’utilisation optimale de toutes les machines et centrales électriques, y compris les centrales nucléaires aujourd’hui si controversées, et implique ainsi des charges économiques et écologiques considérables au vu de la consommation d’énergie extensive en hausse vertigineuse des pays industrialisés occidentaux : chaque unité d’énergie produite dans une telle centrale thermique (la quantité de courant électrique par exemple) est payée par la co-production inévitable d’une multiplication d’énergie thermique qui entraîne le réchauffement des fleuves, de la mer et finalement de toute l’atmosphère.

Travail et puissance de travail : du cheval-vapeur au kilowatt

Revenons aux concepts physiques et à la question du lien entre l’économie et la physique. Jusqu’à présent, j’ai présenté deux concepts issus du contexte de la mécanique et des moteurs thermiques : le concept de travail et le concept d’énergie qui en découle, mais qui est beaucoup plus général. Il manque ici une troisième notion, celle de puissance. La notion de puissance est peut-être celle qui entretient le plus de rapports secrets avec l’économie, car elle indique la quantité de travail ou d’énergie qu’un système (par exemple une centrale électrique) est en mesure de fournir par unité de temps (à savoir la seconde ou l’heure). Comme nous le verrons plus loin, ce concept est également issu du domaine mécanique. Mais contrairement à la notion traditionnelle de travail physique, la notion de puissance est aujourd’hui encore présente dans l’esprit du public grâce aux discussions actuelles sur les questions de politique énergétique, sur la prétendue augmentation constante des besoins en électricité de la société et sur la nécessité de construire des centrales nucléaires.

Tout le monde connaît aujourd’hui l’unité « kilowatt » (kW), mais aussi l’unité « cheval-vapeur » (CV), qui semble déjà un peu vieillotte. Toutes deux sont des unités de la grandeur physique de la puissance, toutes deux sont utilisées pour indiquer la puissance des automobiles et il existe entre elles une simple relation de conversion numérique. Pourtant, le contraste entre les deux unités ne pourrait pas être plus grand, car elles reflètent une partie décisive de l’histoire de la physique qui vaut la peine d’être étudiée.

Le « kilowatt », à l’origine une unité de puissance électrique, symbolise aujourd’hui la convertibilité universelle de l’énergie évoquée plus haut, l’abstraction de l’énergie par excellence, quelles que soient les formes qu’elle peut revêtir. En revanche, la notion de « cheval-vapeur », en tant qu’unité physique du XIXe siècle, a depuis longtemps fait son temps, elle est archaïque et démodée, car elle ne tient pas compte de l’universalisme de l’énergie — mais c’est justement ce qui semble la prédestiner à servir de symbole au véritable « power », comme signal de force et de puissance. Aujourd’hui encore, malgré l’unité de puissance officielle kW imposée par les physiciens et approuvée par le législateur, chaque passionné d’automobile utilise sa chère formule cheval-vapeur, manifestement parce qu’elle favorise davantage l’identification avec les forces contenues dans sa propre voiture.

L’unité « cheval-vapeur » est issue de la pratique industrielle de l’exploitation minière. Elle n’est pas concevable sans l’arrière-plan d’une technicisation et d’une machinisation croissantes des travaux d’extraction minière, qui étaient encore largement effectués par des chevaux au milieu du XVIIIe siècle, mais plus tard par la machine à vapeur, bien plus constante et plus « puissante ». C’est James Watt qui, pour la première fois en 1782, a mis en relation la puissance de ses machines avec la puissance moyenne des chevaux, qui allaient être remplacés par sa machine dans le cadre de l’industrialisation de l’exploitation minière : Watt a normalisé la performance d’un cheval en estimant, de manière quelque peu arbitraire, qu’il était en moyenne capable de soulever un poids de 550 livres par seconde à un pied de hauteur. Cette normalisation, qui était peut-être encore justifiée si l’on se référait à la performance unique des chevaux, devenait beaucoup trop élevée si on la rapportait à la performance moyenne de longue durée par jour ou par semaine [17], a donné naissance à l’unité bizarre de « cheval-vapeur ». Après quelques arrondis et conversions dans le système d’unités continental du mètre et du kilogramme-force, elle a été définie comme la capacité de soulever un poids de 75 kilogramme-force d’un mètre par seconde.

Ce qui frappe dans cette définition, outre le facteur numérique qui semble plutôt extérieur, c’est deux choses : d’une part, la mise en avant du travail de levée en tant que processus caractéristique de la définition et, d’autre part, le moment historique et technologique de la définition elle-même.

Pour cette définition, il y aurait eu bien d’autres processus artisanaux ou techniques pour normaliser sur leur base la « performance » et le « travail ». Ainsi, on trouve des précurseurs de la notion de travail et de performance chez Georgius Agricola (1494-1555), selon lequel la performance des pompes de mines était simplement mesurée par le temps qu’elles mettaient à vider des récipients d’une certaine taille ; ailleurs, Agricola se réfère aussi simplement au nombre d’hommes ou d’animaux nécessaires pour mettre en marche et faire fonctionner le mécanisme de l’exploitation minière dans son ouvrage fondamental de 1556 De re metallica [18]. Mais il est significatif que la normalisation de la grandeur « performance » se fasse justement à l’aide de la levée de charges, d’abord encore actionné par la « force humaine », que la machine à vapeur s’apprête à remplacer mécaniquement et à pérenniser industriellement. Cela évoque également le moment de la définition : Breger [19] nous apprend qu’il y avait déjà des anticipations et des précurseurs de la notion de travail et de puissance chez Léonard de Vinci, Kepler et Descartes, mais que la normalisation décisive et obligatoire n’a eu lieu qu’avec l’introduction de la machine à vapeur. L’unité « puissance du cheval » est introduite au moment de l’histoire de la technique où le remplacement de la force animale par la force mécanique de la machine à vapeur est devenu possible : en 1769.

De même que l’unité « cheval-vapeur » témoigne clairement de l’origine des termes « travail » et « puissance » dans le contexte industriel de l’utilisation de machines à la place d’hommes ou d’animaux, l’unité kW, qui s’est imposée de nos jours, reflète les processus d’abstraction et de généralisation que les termes « énergie » et « puissance » ont subi entre-temps. Conçu à l’origine comme une unité de puissance de travail du seul courant électrique, le « kilowatt » est devenu le symbole de l’énergie par excellence grâce à l’utilisation et à la disponibilité universelles de cette forme d’énergie. L’unité « kilowatt » symbolise en particulier la disponibilité universelle, mais aussi l’invisibilité des machines qui sont censées prendre le travail de l’homme et le mettre à son tour au « chômage ». Ce n’est pas tant l’interchangeabilité des formes physiques d’énergie entre elles que la possibilité de remplacer le travail humain par le travail mécanique qui a conduit aujourd’hui à une dévalorisation croissante du premier.

Mais cela signifie que, contrairement à l’opinion exprimée au début, le travail de l’homme et le « travail » physique de la machine ont quelque chose à voir l’un avec l’autre. Le travail physique de la machine entre dans la conscience théorique et est codifié en tant que valeur pertinente au moment où cette machine est technologiquement en mesure de remplacer la force de travail de l’homme. Certes, il faudra continuer à insister sur la différence entre la notion de travail économique et celle de travail physique, car le travail économique est une activité humaine orientée directement ou indirectement vers la satisfaction des besoins, tandis que le travail physique n’a justement pas cette finalité inscrite sur son front. Mais pourquoi ne l’a-t-elle pas écrite sur le front ? Non pas parce qu’en tant que « déploiement de force pour modifier l’état de mouvement d’un système » (voir plus haut), il serait en soi dépourvu de but, mais parce qu’en tant que travail de la nature compris de manière technomorphe et machinal, il est justement ouvert à toutes les finalités et à une instrumentalisation tous azimuts. La nature n’est pas le pôle opposé à l’activité économique de l’homme, elle est devenue, après sa prise en charge globale par la science moderne, un terrain illimité de moyens qui ne sont certes pas soumis à une finalité spécifique, mais à la « finalité » en général – une disponibilité à n’importe quelle finalité, dans laquelle la nature apparaît comme une « machine qui travaille ».

La nature comme « machine qui travaille ».

Selon cette conception, la nature est un gigantesque réservoir de travail et de performance, une « machinerie » de grande envergure, qui se prête à être subordonnée au processus de production industrielle. Toutefois, celui qui parle ainsi a déjà fait une projection : la projection du concept économique de travail sur la nature.

On ne peut parler de la nature comme d’une « machine qui travaille » que si l’on a déjà interprété la nature de manière technomorphe et qu’on l’a comprise de manière technologique : on peut alors lui attribuer, selon le modèle de Helmholtz, une « force de travail » et une « performance de travail ». Mais comme je l’ai expliqué plus haut, cela ne se produit historiquement qu’au moment où la nature, préparée par des découvertes et des inventions correspondantes, est devenue un réservoir technologique maîtrisable de tous côtés et reproductible expérimentalement dans les moindres détails.

La nature, une « machine qui travaille » — dans cette idée se loge à la fois une reconnaissance et une méconnaissance de la réalité : la machine qui travaille soulage effectivement l’ouvrier de son travail et allège sa peine, non sans le soumettre à son tour à son propre diktat (rythme, déroulement des mouvements, etc.). Mais la machine ne « travaille » pas d’elle-même, elle ne possède pas par elle-même, en tant que nature, un caractère de travail, mais uniquement parce que, en tant que nature conçue technologiquement, elle a été conditionnée et aménagée en conséquence par l’homme. Parler de la nature comme d’une « machine à travailler » devient une idéologie lorsque le caractère historique de ce projet humain, qui a interprété la nature comme un rapport d’action se référant à des fins possibles, est occulté et ignoré.

Or, c’est précisément ce qui se passe dans les phrases qui enrobent l’appropriation et la transformation de la nature par l’homme, dans lesquelles il est question de l’ « exploitation gratuite des forces de la nature » (par exemple de l’atome), de l’ « alliance de l’homme avec la nature » et de la « prospérité croissante de l’homme » suite à la « découverte des secrets de la nature ». Ce discours est mensonger dans la mesure où il se veut plus naïf et inoffensif qu’il ne devrait l’être en réalité : il feint l’étonnement et l’admiration pour tous les « secrets bénéfiques » de la nature qu’il s’agirait de découvrir et d’utiliser pour améliorer le sort des hommes, sans rendre compte du fait que c’est l’homme lui-même qui aménage la nature, la conditionne de force et la déforme de telle sorte qu’elle accomplisse son « service » conformément aux objectifs du processus de travail industriel. Cette occultation de l’orientation de la nature en fonction de l’homme — une orientation qui transforme la nature en instance technologique, en force productive — est méthodique ; car dans la mesure où celle-ci est passée sous silence, où le caractère de travail de la transformation scientifique de la nature est nié, on peut d’autant plus se permettre de parler de la « collaboration » de la nature ou de la disposition de la nature à « travailler ».

Le « travail en général »

Que faut-il entendre par « travail » au sens économique du terme ? Dans ce contexte, qu’en est-il de l’ « œuvre » de la science dont il vient d’être question et qui consiste à transformer la nature en force productive grâce à son propre effort de connaissance ?

« Le travail économique est toute activité raisonnable qui a pour but de fournir au travailleur, directement ou indirectement, des biens et des services en vue de la satisfaction de ses besoins. » Cette définition tirée du Handwörterbuch der Arbeitswissenschaft [Dictionnaire des sciences du travail] [20] de Fritz Giese ne peut donc pas être satisfaisante, car elle passe à mon avis sous silence deux aspects essentiels du « travail » au sens économique : d’une part, le travail n’est pas un jeu, un plaisir, un « divertimento », mais une activité pénible, une corvée qui demande des efforts, un dépassement de soi et surtout du temps ; d’autre part, le travail n’est jamais une fin en soi, malgré toute la transfiguration de sa « rationalité », mais un moyen sobrement mis en œuvre pour atteindre une fin (l’autoconservation et la garantie de l’existence), dans lequel on ne s’engage par nécessité que parce que le but ne semble pas pouvoir être atteint par d’autres moyens.

Avec ces précisions, je souhaite délimiter le travail économique aussi bien par rapport au jeu que par rapport à l’illusion néohumaniste de la fin en soi ou de la réalisation de soi : le travail au sens économique est toujours un moyen pour atteindre une fin et, en ce sens, il est déjà structurellement exposé au risque de réification et d’instrumentalisation. Cela est particulièrement vrai dans le mode économique capitaliste devenu total, dans lequel ce n’est plus l’identification à un certain type de travail qui compte, mais uniquement la capacité à pouvoir fournir et vendre du « travail tout court ». Comme l’explique Marx, le concept de « travail en général » semble d’abord n’être qu’un concept de l’économie, un simple concept de la pensée qui sert à représenter de manière synthétique une grande variété de formes et de types de travail qui peuvent exister sur la terre. Mais ce sont des conditions bien réelles qui font de l’abstraction du travail une réalité : seule la société dans laquelle les différents types de travail sont tous comparables entre eux, mais aussi tous « indifférents » les uns aux autres, parce qu’ils ne se rapportent plus qu’à la création de richesses abstraites, d’argent ou de capital — seule cette société a totalisé la catégorie du « travail en général », du « travail sans phrase » et en a fait une réalité qui domine tout. Marx écrit :

« L’indifférence à l’égard du travail déterminé correspond à une forme de société dans laquelle les individus passent avec facilité d’un travail à l’autre et où le genre déterminé de travail est pour eux contingent, donc indifférent. Là, le travail est devenu, non seulement comme catégorie, mais dans la réalité même, un moyen de créer la richesse en général, et il cessé de ne faire qu’un en tant que détermination avec les individus au sein d’une particularité. » [21]

Mais ce n’est que dans cette société que la conception selon laquelle le travail a « toujours » existé ou qu’il a « toujours » fallu travailler, aussi bien dans l’économie que dans la nature, a été mise en valeur. Ce stéréotype est né sous l’influence d’un dogme du travail qui s’étend au monde entier et qui domine tout. Le travail humain est devenu total — et il a perdu toute détermination non seulement pour le « travailleur » producteur de plus-value, mais aussi pour le scientifique, l’intellectuel « improductif » ; il ne faut plus rien faire d’autre que travailler, en renonçant à tous les désirs et exigences d’épanouissement personnel, simplement pour pouvoir subvenir aux besoins de la vie.

Ce qui, du point de vue de l’expérience subjective, se présente comme un vide, comme une validité de comparaison et un caractère arbitraire du travail, s’avère être, sur le plan théorique de l’économie, un moment structurel central de l’économie capitaliste en général : le fait que des marchandises, des produits et des services totalement incomparables puissent être échangés les uns contre les autres, que le monde soit devenu un marché global de relations d’échange, n’est possible que sur la base d’un « tertium comparationis » commun à tous les objets d’échange, d’une « substance de la valeur de la marchandise » qui leur est commune et qui, selon Marx [22], ne peut être que le travail abstrait matérialisé dans la marchandise. Le travail abstrait est donc une simple dépense de la force de travail humaine, une dépense au sens purement physiologique, sans tenir compte de la forme de cette dépense. Cette abstraction est intégrée dans toutes les marchandises, elle constitue la matière première substantielle de leur valeur, dont la quantité se mesure au temps de travail moyen socialement nécessaire pour produire la marchandise en question.

Ce qui frappe dans la formation de ce concept de « travail abstrait », c’est le parallélisme avec le concept de travail et d’énergie en physique. De même qu’en physique, toutes les formes de capacité de travail ou d’énergie se sont avérées interchangeables et ont pu être ramenées à l’unique dénominateur commun d’une « énergie tout court », de même en économie, les différents types de travail peuvent être comparés et échangés sur la base de la substance commune du « travail abstrait ». Et plus encore : dans les conditions actuelles, les grandeurs de l’énergie ou du travail en soi, qui n’étaient au départ que théoriques, semblent être parvenues à une domination réelle. L’universalité du travail économique, que nous rencontrons dans la puissance mondiale du capital, aurait trouvé son expression directe dans l’universalité qui convient au travail physique sous la forme de l’énergie. Ce n’est donc certainement pas aller trop loin que de dire que le théorème de l’énergie en physique est l’analogue direct de l’équation d’échange des marchandises en économie. De même que le théorème de l’énergie affirme la conservation de l’énergie en dépit de toutes les possibilités de transformation et de métamorphose des formes d’énergie respectives, de même l’équation d’échange établit l’identité des valeurs des marchandises en dépit de l’expression particulière de chaque travail dépensé pour créer ces valeurs.

Le mythe de la « collaboration » de la nature

En dépit de cette analogie structurelle et de l’étroite relation génétique mise en évidence plus haut entre l’apparition du concept physique de travail et les exigences de l’économie capitaliste primitive, c’est précisément le contraire qui s’applique socialement, dans la mesure où l’on s’en tient à la prétendue extériorité des concepts physique et économique de travail. A l’appui de cette thèse, on fait remarquer que la pertinence de la notion économique de travail est en train de s’estomper depuis que le travail à fournir par l’homme est devenu en grande partie remplaçable par un travail technologique fourni par des automates et des robots.

Au cœur de cet argument se trouve une opposition entre le travail « économique » et le travail « technologique » — comme si ce dernier était tombé dans l’escarcelle de l’homme grâce aux progrès de la connaissance et comme si les conséquences de la technologisation du processus de production n’étaient pas payées au prix d’un effort énorme de la part des producteurs. Au lieu de cela, on parle avec un air sérieux des problèmes d’une société libérée du travail, d’une « société de loisirs » qui aurait du mal à compenser la perte de la formation de la personnalité qui était encore irrémédiablement liée au travail industriel classique, et à la compenser par un programme culturel de compensation.

Cette argumentation est à la fois vraie et fausse dans un sens spécifique. Elle est vraie dans le sens où la part de la force de travail humaine directement dépensée dans la production est de plus en plus faible. Cela donne l’illusion que la nature travaille pour l’homme par pure gentillesse et qu’elle le soulage et le libère. Elle est fausse en ce sens qu’elle passe sous silence l’immense part de travail scientifique préalable qui permet à la nature d’accomplir ce « travail ». Si l’on examine de plus près l’évolution esquissée des rapports de travail actuels, on constate qu’il ne peut guère être question d’une disparition du « travail humain » en général, mais que seules sa forme et sa structure ont changé de manière décisive. Si le travail industriel ou « prolétarien » dans l’usine se caractérise de plus en plus par l’automatisation et la libération de l’ouvrier classique, cela n’est possible qu’en raison d’une part de plus en plus importante de travail « intelligent » fourni auparavant par les techniciens, les scientifiques et les ingénieurs, qui ont éclairé, fonctionnalisé et transformé la nature, d’abord vierge, en fonction de leurs connaissances. Si l’on ne tient pas compte de cette adaptation, de cette transformation de la nature, si l’on ignore que la nature a d’abord dû être transformée en « machine au travail » entre les mains de l’homme au cours d’un laborieux processus de dressage scientifique expérimental qui a duré des siècles, alors il peut certes sembler que la nature elle-même travaille, qu’elle travaille depuis toujours et qu’elle a toujours travaillé.

Si le « prolétaire classique » quitte aujourd’hui la scène, comme le diagnostiquent les sociologues, ce n’est pas le travail lui-même qui a pris congé. Ce n’est pas le « travail en général » qui a diminué ou disparu, c’est seulement sa structure qui s’est déplacée. Son centre de gravité est passé de la production directe, basée sur l’effort mécanique, à la création du travail qui s’exprime plutôt indirectement, qui modifie et améliore les conditions de production elles-mêmes [23]. Au lieu de la corvée mécanique directe et du travail pénible des os (il y en a toujours plus qu’assez dans le monde), la contribution scientifique et technologique de la « création du travail », c’est-à-dire la mise à disposition d’outils et de techniques de travail appropriés, est passée au premier plan. Cela vaut aussi bien pour l’aspect scientifique de la machinisation et de l’automatisation de la production que pour l’aspect socio-scientifique et économique de l’augmentation de l’efficacité du fonctionnement de l’entreprise. Ces deux aspects de l’ « augmentation de la composition organique du capital » (Marx) ne relèvent pas moins de la catégorie du travail que l’ancienne « production » du côté du prolétaire, évoquée avec emphase. Le poids spécifique du travail humain s’est seulement déplacé de la production vers sa planification méthodique préalable la plus intelligente possible. La « lutte archaïque de l’homme contre la nature », qui caractérisait les formes antérieures de travail, a fait place à la mise au service scientifique ciblée de la nature, de sorte qu’il semble que la nature scientificisée puisse apparemment soulager automatiquement l’homme de la pénibilité de cette « lutte ». Reconnaître l’ « aide » ou la « collaboration » de la nature comme un mythe et la voir comme le résultat d’une projection ne sera possible que dans la mesure où la science sera prête à faire son autocritique et à voir dans la préparation correspondante de la nature son propre travail, sa propre contribution au travail social.

            Werner Kutschmann, 1990


[1] Werner Kutschmann, « Die Kategorie der Arbeit in Physik und Ökonomie », dans Leviathan, Sonderheft 11, 1990, pp. 271-286.

[2] Karl Marx, Manuscrits de 1857-1858 dits « Grundrisse », Paris, Éditions sociales, 2018, p. 57.

[3] Handwörterbuch der Sozialwissenschaften, vol. 1, Tübingen, 1956, p. 229.

[4] Ibid.

[5] Karl Marx, Le Capital, Livre 1, Paris, PUF, 1993, p. 48.

[6] C’est là une métaphore fréquemment employée par Leibniz. Voir Alexandre Koyré, Du monde clos à l’univers infini, Paris, Gallimard, 1973 [1957], p. 288.

[7] Herbert Breger, Die Natur als arbeitende Maschine. Zur Entstehung des Energiebegriffs in der Physik, 1840-1850, Francfort sur le Main, Campus Verlag, 1982.

[8] Ibid., p. 151.

[9] Marshall Sahlins, Âge de pierre, âge d’abondance, Paris, Gallimard, 1976 [1972].

[10] Robert Mayer, Die Idee aus Heilbronn: Umwandlung und Erhaltung der Energie, Stadt Heilbronn, 1978, p. 151. L’exemple du « simple » maintien d’un poids, cité par Mayer pour faire la distinction, ne pourrait être considéré comme un travail que si l’on entendait par « travail » non pas la mobilisation d’une force le long d’un trajet, mais pendant une période donnée. Voir aussi Fritz Giese, Handwörterbuch der Arbeitswissenschaft, vol. 1, Halle, 1930, p. 181, le développement sur le « travail du trajet » et le « travail du temps ».

[11] Voir Herbert Breger, op. cit., p. 83 et suiv.

[12] Ce n’est qu’aujourd’hui que l’on commence à parler de « thermodynamique des systèmes ouverts » et que l’on commence donc à reconnaître l’impossibilité de remplir cette condition de fermeture : comme l’a montré la théorie quantique, il n’existe aucun système qui puisse être complètement isolé du monde extérieur, ne serait-ce que pour des raisons de principe.

[13] Ce « principe de conservation de l’énergie » — un principe également fondamental de la physique moderne des particules élémentaires — s’appelait encore au milieu du siècle dernier « loi de la conservation de la force », comme par exemple dans la première publication de Robert Mayer en 1842.

[14] Joachim Grehn (sous la dir.), Metzler Physik, Stuttgart, Metzlersche Verlagsbuchhandlung, 1988, p. 157.

[15] Hermann von Helmholtz, Vorträge und Reden, vol. 1, Braunschweig, Friedrich Vieweg und Sohn, 1896, p. 227.

[16] Joachim Grehn, op. cit., p. 163.

[17] Voir H. W: Dickinson, R. Jenkins, James Watt and The Steam Machine, Moorland, Ashbourne 1981 [1927], p. 353 et suiv.

[18] Voir Kurt Mauel, « Arbeit und Leistung. Ihre Bestimmung und Messung in der Technik seit dem 18. Jahrhundert », dans Ulrich Troitzsch (sous la dir.), Technik-Geschichte, Francfort sur le Main, Suhrkamp, 1980, p. 269-301, surtout p. 270.

[19] Herbert Breger, op. cit., p. 150.

[20] Fritz Giese (sous la dir.), op. cit., p. 180.

[21] Karl Marx, Manuscrits de 1857-1858 dits « Grundrisse », op. cit., p. 61.

[22] Karl Marx, Le Capital, Livre 1, op. cit., p. 44.

[23] En opposant ainsi « production » et « création », je m’inspire d’une distinction développée par Serge Moscovici dans Essai sur l’histoire humaine de la nature, Paris, Flammarion, 1968.

Société du travail et gouffre énergétique

L’Europe ne sait plus à quel saint se vouer, entre le gaz russe diabolisé et le nucléaire décomplexé, deux sources d’énergie qui viennent d’être carrément intégrées dans la taxonomie verte par la Commission Européenne. Le thème du climat n’est qu’un cache-misère du déclin inexorable des réserves utilisables d’hydrocarbures. Depuis le premier choc pétrolier en 1973, on sait qu’une rupture d’approvisionnement énergétique peut faire très mal à l’économie mondiale. Ce traumatisme flotte en arrière-plan de toutes les crises énergétiques ultérieures. L’énergie n’est pas seulement le carburant de toute l’économie, elle est un facteur de dépendance globale, de stratégie et de chantage géopolitiques. Mais l’embargo et la hausse du prix du baril décidés par l´OPEP en 1973 dans le cadre d’une revanche à la guerre du Kippour eurent aussi lieu sur fond de déclin amorcé de la production de pétrole conventionnel aux États-Unis [1]. Comme par hasard, c’est le moment où certains économistes vont tenter d’intégrer l’énergie dans la fonction de production agrégée et analyser la corrélation entre PIB et pétrole. Ce faisant, ils vont manquer radicalement le côté abstrait de l’énergie en la réduisant à une simple ressource physique.

Les liens entre économie, énergie, écologie, et technologie sont très étroits, mais généralement traités de manière réductionniste. On part du principe qu’il y a des « limites planétaires » — pour parler comme les auteurs du Club de Rome – et qu’il faut se tenir « à l’intérieur », ajuster une certaine trajectoire économique à certaines limites physiques. Il s’en déduit l’idée de décroissance, d’a-croissance, de société post-croissance, ou encore de bioéconomie et d’économie circulaire : faire entrer l’infini dans le fini. Face au bolide de la modernisation, on mobilise l’image de l’escargot (dans les milieux qui se pensent radicaux) ou celle de la boucle fermée (dans les milieux technocratiques).

Tout d’abord, ces deux images sont incompatibles avec la raison d’être du capitalisme, qui est la croissance ; il ne faut donc pas s’étonner qu’on en soit au même point idéologique que les années 70 — si ce n’est dans des conditions matérielles entretemps dramatiquement détériorées. D’innombrables rapports scientifiques établissent les points de non-retour déjà atteints à l’échelle anthropique. Rien n’arrête pourtant les niveaux de production démentiels, ni la chasse aux sources d’énergies toujours moins accessibles : astéroïdes, fond des océans, extractivisme effréné, etc. Le seul horizon qui semble devoir freiner cette fuite en avant est l’épuisement de toutes les ressources (« the peak everything »), mais sûrement pas les sornettes sur la « neutralité carbone » et la « transition ». Dans la panique de manquer, tous les types de substitution sont envisagés ; si Total a pu se rebaptiser TotalÉnergies, c’est que tout est bon à prendre dans un environnement de plus en plus instable. Mais la substitution énergétique est toujours relative : elle commence par l’addition et ne glisse vers la substitution que sous la contrainte. Il importe donc de dégager une tendance fondamentale et son principe agissant, et non de se focaliser sur le problème quantitatif des réserves d’hydrocarbures ou des émissions carbone.

Le capital est quand même, à son corps défendant, forcé de se résoudre en dernier recours à des substitutions peu rentables, pour se survivre à lui-même dans un environnement de plus en plus contraint. Deux autres problèmes se présentent ici :

1/ La concurrence capitaliste est comme une course athlétique : si vous dites aux coureurs (qui sont là pour gagner la course et rien d’autre) de courir comme des escargots, vous aurez une parodie grotesque de la course initiale. Ils sont toujours enchaînés au même but absurde de rejoindre une quelconque ligne d’arrivée, mais cette ligne est suspendue. Ralentir la quantité de production, diminuer le nombre d’heures travaillées ou allonger la durée de vie des marchandises ne nous sort aucunement du paradigme productiviste. Multiplié par des millions ou des milliards d’êtres humains pendant des centaines ou des milliers d’années, cette production ralentie aurait la même issue fatale du point de vue matériel et énergétique. Cette soi-disant réduction de la production est simplement évaluée par ses défenseurs à hauteur égocentrique de vie humaine ; or ce n’est pas la bonne échelle pour appréhender ses effets.

2/ On peut aussi se représenter la concurrence capitaliste comme une ligne droite que certains voudraient courber dans un scénario circulaire, en internalisant le but posé à l’extérieur : il s’agirait de courir le plus longtemps possible le même tour de piste en économisant drastiquement ses forces, par exemple en recyclant indéfiniment les matériaux et en ne cessant d’améliorer les performances techniques. C’est ainsi que se profile un scénario de planification cybernétique intégrale qui aurait même, selon certains, la vertu de réconcilier l’expérience soviétique et le capitalisme libéral (preuve que les deux régimes ne sont pas si différents dans leur essence) [2]. L’horizon ultime en est fourni par les « technologies de convergence » qui cherchent à reprogrammer et améliorer l’intégralité de la réalité matérielle, sans excepter l’humain. Voici ce que formule par exemple le dernier rapport du Forum Économique Mondial sur la biofabrication : « La biologie a longtemps été l’une des plus puissantes forces de fabrication de la planète. Chaque organisme code des instructions détaillées qui déclenchent l’auto-organisation de réactions biochimiques hautement spécifiques. […] Au cours des dernières décennies, nous avons développé la capacité de synthétiser et reprogrammer ce langage par nous-mêmes. […]. La biofabrication désigne de manière générale l’utilisation d’un système biologique pour transformer un élément de la chaîne de valeur d’un produit ou d’un service. Cette définition peut être appliquée à de nombreux aspects de la production : dans l’élevage du bétail par exemple, l’utilisation d’une vache pour transformer l’herbe et les céréales en masse musculaire utile pour l’alimentation. […] On estime que jusqu’à 60 % des intrants physiques de l’économie mondiale pourraient être dérivés de la biofabrication […] De nouvelles applications biologiques pourraient permettre de résoudre certains des principaux problèmes environnementaux dans les 10 à 20 prochaines années. Des solutions biologiques sont en cours d’élaboration pour traiter les polluants nocifs des eaux usées (bioréparation) et capturer les gaz à effet de serre dangereux de l’atmosphère (bioséquestration), créant ainsi des solutions aux crises environnementales majeures que sont les microplastiques et le changement climatique [3]. »

Il s’agit d’optimiser les chaînes de valeur, mais aussi de corriger, dans une spirale rétroactive, les « effets secondaires » des processus industriels. Ce procédé est idéologiquement rétroprojeté sur l’ensemble du monde vivant, au point de dire que la biologie n’a jamais fait autre chose que de la « biofabrication » : on ne ferait que prendre la suite ! Les « écosystèmes industriels » doivent se substituer aux écosystèmes naturels pour les reprogrammer de manière plus performante. Il est évident que cette vision n’a pas d’autre limite que la reprogrammation de la totalité de tout être et de toute chose terrestres. Toutefois, elle n’est pas nouvelle. Dès la fin du dix-neuvième siècle, on pouvait par exemple présenter la photosynthèse comme le prototype de l’usine et anticiper de fantastiques améliorations. En même temps, l’industrialisation est depuis le début hantée par le spectre de l’épuisement matériel et énergétique qui se reflète dans la perte de rentabilité des investissements lourds et le thème de l’entropie.

Toutes les propositions de rationalisation devraient être regardées comme des tentatives ridicules de rendre possible le mouvement perpétuel en prétendant jouer au plus malin avec les processus physiques. La technoscience est aujourd’hui l’organe de mise en œuvre de ce délire. Devant cette objection, beaucoup dégainent alors l’ultime argument, à savoir que l’humanité aurait toujours ravagé son environnement et que l’histoire des techniques montrerait une progression inéluctable vers l’impasse actuelle. Que faire d’autre alors que d’aménager un peu la ruine du monde et ralentir la fin, tout en promettant des merveilles toujours repoussées ?

Mais comment se fait-il qu’une société plus techniquement avancée que l’Europe au Moyen Âge, telle la Chine, n’ait pas initié de révolution industrielle ? Les historiens débattent depuis longtemps pour expliquer ce phénomène, mais rares sont ceux qui font remarquer que cette question ethnocentrique suppose de faire de l’histoire européenne la mesure de toutes les autres, qui sont alors interprétées comme déficitaires [4]. L´Europe est en fait le lieu d’apparition contingent d’une forme sociale sans précédent, ce qui ne veut pas dire qu’elle était inéluctable. Elle ne diffère pas des autres par sa moralité ou son immoralité (la majorité des autres sociétés étant également dominatrices, exploiteuses et inégalitaires), ni par une ingéniosité exceptionnelle (puisque bien des techniques que l’Europe croit avoir inventées sont en fait attestées ailleurs), mais par rapport aux buts collectifs qu’elle s’est donnés. La multiplication abstraite de l’argent devient le moteur de la vie sociale, chose impossible sans l’instauration du travail comme médiation universelle, agrégeant des quantités toujours plus importantes de forces productives en vue de créer de la valeur. Ce processus se déroule sur un marché de concurrence auquel plus personne ne peut échapper une fois que le capitalisme est développé ; chacun se trouve alors dans la position des coureurs athlétiques présentée au début : chacun est obligé de courir et de glorifier cette course, le plus souvent sans savoir pourquoi.

L’époque néolibérale voit s’accentuer une figure de l’injonction contradictoire à courir toujours plus vite tout en ralentissant, ou « à faire plus avec moins » : la raréfaction des ressources et la montée des risques n’est que trop flagrante. Cette structure en double bind qui s’est aiguisée récemment est toutefois inhérente au capitalisme. Elle fut conceptualisée par les ingénieurs et les scientifiques à partir de la thermodynamique, et trouva son répondant moral dans ce que Max Weber a appelé l’éthique protestante du capitalisme, c’est-à-dire une éthique du travail qui prône un renoncement immédiat en vue d’un plus grand bien futur. On vit se lever une promesse fantastique de réalisation du bonheur sur terre, associée au mythe du Progrès et de la Raison et à l’émergence d’une physique sociale qui traite la science économique comme une science de la nature.

La révolution industrielle voit émerger deux phénomènes concomitants. Le premier est la généralisation du travail abstrait par lequel les masses dépossédées de leurs terres sont jetées sur le marché du travail pour gagner de l’argent ; chacun n’a plus d’autre richesse que sa « force de travail » à vendre de manière qualitativement indifférenciée. Celle-ci se trouve mise en compétition avec toutes les autres, aspirées et rejetées par le capital selon les besoins du moment. Le capitaliste est également mis en compétition avec tous les autres et doit sans arrêt rentabiliser ses investissements en capital constant et en capital variable pour continuer d’exister sur le marché. Désormais, l’existence de tous est subordonnée au principe impersonnel d’une fin en soi abstraite, qui consiste à créer de la valeur en jetant toutes les forces sociales dans le même chaudron. Le deuxième aspect que prend la révolution industrielle, associé avec la machine à vapeur, c’est une explosion de découvertes destinées à augmenter la productivité par tous les moyens. Jamais dans l’Histoire on n’a mis ce but au centre de toutes les activités. C’est dans les entrailles des usines que les ingénieurs découvrent et formulent les lois inquiétantes de l’énergie qui vont aussi devenir la base de toute la physique moderne. La notion de « travail » est polysémique depuis le départ et va fusionner dans une abstraction sociale qui se donne pour le fleuron de la civilisation. Travail humain et travail des machines nécessitent tous deux un processus de combustion qu’une littérature considérable s’occupe de comprendre et de rationaliser : le taylorisme en est un effet.

La théorie néoclassique introduit l’idée d’une fonction de production qui calcule, pour un état donné de la technologie, la quantité maximale de produit pouvant être obtenue à partir d’une combinaison de facteurs de production. La « productivité marginale » est le rapport entre une unité supplémentaire de produit et une unité supplémentaire d’un facteur de production. Les facteurs de production sont complémentaires ou substituables ; ils font l’objet d’une combinaison optimale obtenue par le producteur rationnel sous contrainte de prix. La différence entre le modèle néoclassique et le modèle marxien repose sur le statut du travail. La substitution technique est mécanique dans le modèle néoclassique alors qu’elle est dynamique dans le modèle marxien. Ce ne sont pas seulement deux théories de l’économie, ce sont surtout deux théories de la société. Le modèle néoclassique propose de résoudre toutes les distorsions du marché qui s’écartent du modèle standard en jouant sur les prix ou en attribuant un prix à ce qui n’en pas encore. C’est une conception extensive du capital : tout est capital en puissance, et donc tout est marchandisable. La théorie néoclassique ne traite la société qu’après-coup, comme une entité objective constituée de la somme de ses interactions, comme une physique sociale dont les variables peuvent être ajustées — et chapeautée d’institutions qui viennent les réguler ou les aménager. Pour Marx, par contre, la société commence « à la base » dans la forme et l’effectivité du rapport de production lui-même.

Marx met en évidence que les deux facteurs principaux — capital constant et capital variable — de la composition organique du capital ne sont pas interchangeables du point de vue de la reproduction sociale globale. Au niveau macroéconomique, cette substitution conduit le capitalisme vers sa propre asphyxie. En effet, seul le travail vivant produit une survaleur relative dont l’agrégation sociale, au gré de la concurrence des capitaux, confère au capitalisme le moteur de son développement. Comme le travail vivant productif diminue par suite de la compulsion à l’automatisation (destinée à l’amélioration de la productivité), le système entier peine de plus en plus à rentrer dans ses frais et donc à se reproduire (et ceci même si quelques acteurs tirent leur épingle du jeu en créant une situation de monopole qui peut tromper sur l’état réel du système global).

Marx décrit le travail abstrait comme « une dépense de cerveau, de nerf, de muscle, d’organe sensoriel, etc. [5] » et comme « métabolisme de l’homme avec la nature » non pas parce qu’il aurait une vision naturalisée du travail (comme certains le lui ont rapproché à tort) mais parce qu’il conceptualise l’abstraction concrète du travail dans le capitalisme. On peut reprendre ici les termes de Moishe Postone lorsqu’il commente l’énergétique marxienne : « La définition physiologique marxienne de cette catégorie [le travail] fait partie d’une analyse du capitalisme dans ses propres termes, c’est-à-dire d’une analyse telle que les formes se présentent elles-mêmes. La critique n’adopte pas un point de vue extérieur à son objet, elle repose bien au contraire sur le déploiement complet des catégories et de leurs contradictions [6]. »

Le mouvement de la valorisation repose ainsi sur le double réductionnisme que subit la force de travail dans le capitalisme : l’un, physicaliste, qui la rend substituable à toute autre dépense d’énergie dans le cadre de la combinaison optimale des facteurs de production ; l’autre, « pleine de subtilités métaphysiques » (Karl Marx), qui repose sur l’égalisation du temps de travail social moyen. La substituabilité des facteurs de production, qui suppose l’homogénéisation capitalistique de toutes choses, est le point de passage entre le côté physique concret et le côté social abstrait du travail.

L’analyse marxienne expose donc l’abstraction réelle (Alfred Sohn-Rethel) de la catégorie de valeur, impliquant, réciproquement, la réalité abstraite de l’énergie qui, rappelons-le, n’est pas une donnée objective mais le rapport de conservation d’une grandeur physique. Le physicien Feynman en donnait cette définition célèbre : « Il existe une certaine quantité, que nous appelons énergie, qui n’est pas modifiée durant les multiples transformations que subit la nature. C’est une idée des plus abstraites, car il s’agit d’un principe mathématique ; ce principe énonce qu’il existe une quantité numérique qui ne change pas lorsque quelque chose se produit. Il ne s’agit pas de la description d’un mécanisme, ni de quoi que ce soit de concret ; c’est simplement un fait étrange : nous pouvons calculer un certain nombre et, lorsque nous avons fini de regarder la nature faire ses tours de passe-passe et que nous calculons à nouveau ce nombre, il est le même. […] Nous n’avons aucune connaissance de ce qu’est l’énergie [7]. »

A la borne interne absolue de la valorisation capitaliste correspond ainsi une borne énergétique externe absolue. Cette corrélation est spécifique au mouvement historique du capital et ne saurait être généralisée : les autres sociétés avaient d’autres finalités que l’accumulation infinie et le vivant est libre de finalité. Comme le dit Robert Kurz : « Le fait que les humains consument bel et bien de l’énergie depuis toujours et de façon continue n’intervient en tant que fait ˝pour soi˝ dans aucun champ historique sinon le champ capitaliste ; en dehors de ce champ, pareille constatation n’a tout bonnement pas le moindre sens [8]. » Le capitalisme et lui seul pose une finalité abstraite d’accumulation qui ouvre une spirale entropique destructrice où l’énergie solaire métabolisée et stockée pendant des millions d’années est brûlée en deux ou trois cents ans, comme un film à l’envers. La solution n’est certainement pas de surenchérir dans la rationalisation — par exemple en réduisant, ralentissant, recyclant, planifiant, rationnant, optimisant, etc. — qui nous a menés là. Son impossibilité constitutive ne sera pas transcendée par les moyens qui l’ont mis en place. C’est pourtant ce que propose la totalité du spectre politique et idéologique actuel : libéraux techno-optimistes, écologistes socio-démocrates, ou écosocialistes néo-léninistes convertis aux « énergies renouvelables ». Même si peu en conviennent, tous ont déjà indirectement adopté le fonds de commerce du transhumanisme libertarien, qui est la reprogrammation intégrale du monde physique dans l’espoir de maîtriser l’entropie de la civilisation dite thermo-industrielle. Or les impasses de cette civilisation sont insurmontables sans une « rupture ontologique » (Robert Kurz) avec ses catégories fondamentales.

            Sandrine Aumercier, mars 2022

Ce texte est la mise en forme de la présentation à la librairie parisienne Publico, le 18 mars 2022, du livre Le mur énergétique du Capital paru aux éditions Crise et critique (2021) : https://www.editions-crise-et-critique.fr


[1] Voir Matthieu Auzanneau, Pétrole, Paris, Seuil/Reporterre, 2021.

[2] Cédric Durand, Razmig Keucheyan, « Planifier à l´âge des algorithmes », dans Actuel Marx, 2019/1, n°65.

[3] World Economic Forum, « Accelerating the Biomanufacturing revolution », 14 février 2022, p. 4-7, je souligne. En ligne : https://www.weforum.org/whitepapers/accelerating-the-biomanufacturing-revolution

[4] Jack Goody, Le vol de l´Histoire, Paris, Gallimard, 2010. Jack Goody thématise ce problème, bien qu´en versant dans l´erreur opposée, par excès de relativisme décolonial, de niveler la spécificité historique du capitalisme.

[5] Karl Marx, Le Capital, Livre I, Paris, PUF, 1993, p. 82.

[6] Moishe Postone, Temps, travail et domination sociale, Mille et une nuits, Paris, 2003 1993 p. 254 

[7] Richard Feynman, dans The Feynman Lectures on Physics, vol. I : Mainly Mechanics, Radiation, and Heat, New York, Basic Books, 2011 [1964], p. 33.

[8] Robert Kurz, La substance du capital, Paris, l´Échappée, 2019 [2004-2005], p. 244-245.