Naissance du biotraducteur

Tout est question de définition dans la vie. La traduction avait toujours été une activité délicate de transposition des textes d’une langue dans une autre ; elle avait été une activité de création dans la mesure où il existait autant d’interprétations possibles d’un texte que d’écoles et de sensibilités, qui d’ailleurs se disputaient leurs choix de traduction comme des théologiens médiévaux. Mais d’un seul coup, à l’arrivée sur le marché de traducteurs automatiques dont les résultats défiaient tout ce qu’on connaissait jusque-là, cette activité ancestrale disparut et fut rebaptisée « biotraduction » lorsqu’il lui arrivait encore d’être pratiquée par un humain [1].

De divers côtés, on se mit à nous assurer que le métier de traducteur ne disparaissait pas ; il ne faisait que se transformer en métier de « post-édition » (défini par la norme ISO 18587-2017). On aurait toujours besoin d’humains entraînés et expérimentés pour contrôler les résultats fournis par la machine, notamment la « focalisation sur les manquements connus » [2] de celle-ci. Cette compétence constituerait un apport de créativité humaine dans les processus d’automatisation et elle pouvait tout à fait être monnayée sur le marché du travail comme une « plus-value » (assuraient certains).

Pourtant, il ne s’agissait déjà plus pour l’humain d’interpréter le texte d’origine, mais d’interpréter les résultats générés par un réseau de neurones artificiels, soit un algorithme s’appuyant sur un traitement statistique de la langue. Le Deep Learning traitait la langue comme du code ; les processus automatiques constituaient une boîte noire dont les humains ne pouvaient reconstituer les étapes (bien que des recherches s’efforçassent de transformer les systèmes dits opaques en systèmes dits transparents) ; le code se nourrissait des données que lui fournissaient les utilisateurs, pour perfectionner sans cesse sa ressemblance avec la performance humaine. Les versions les plus élaborées étaient spécialement entraînées pour un vocabulaire spécifique qui rendait la traduction automatique presque parfaite. Par exemple, l’application eTranslation utilisée par la Commission Européenne pour la traduction de textes officiels n’était pas adaptée pour un texte de littérature, mais adaptée à la langue technocratique que ses réseaux de neurones artificiels ingéraient continûment.

Mais comme les développeurs s’étaient bien rendu compte que la seule quantité de données ne suffisait pas  à donner des résultats parfaitement fiables notamment en ce qui concernait les occurrences rares, une branche de l´IA nommée Human-in-the-Loop s’était développée, qui consistait à fournir à la machine un tel feedback pour l’entraîner justement à reconnaître les occurrences rares. Déjà, toutes les intelligences humaines, celles des concepteurs comme celles des utilisateurs, s’étaient mises au service de l’amélioration de la machine, afin de rétrécir au maximum, jusqu’à la limite de sa disparition, le champ de ce qu’on peut appeler la spécificité humaine (ou de sa différence ontologique), en quoi les humains travaillaient activement à leur propre obsolescence en ne faisant rien d’autre que de suivre leur libido de développeurs ou d’utilisateurs. Au bout de ce processus, l’humain n’aurait plus qu’à se battre pour la définition de lui-même devant une machine qui lui disputerait cette définition.

Certains — ceux rebaptisés biotraducteurs — commencèrent cependant à élever des craintes non seulement sur l’avenir de leur « métier », mais sur toutes sortes de biais et de risques induits par cette pratique. En réclamant par exemple une « transparence sur les pratiques de traduction », ils ne se rendaient pas compte qu’ils étaient en train de jouer dans une farce, parce qu’il était déjà devenu impossible de distinguer la biotraduction et la traduction automatique et qu’on ne pouvait tout de même pas espionner chaque ordinateur de chaque traducteur pour savoir s’il avait eu recours au générateur automatique de traduction DeepL. Ils s’accrochaient à l’activité qu’ils avaient toujours connue en résistant contre la déferlante automatique avec une nostalgie pour les compétences dites « supérieures » de l’esprit humain, pourtant aussi jetables que le reste. Car tous les métiers sont, depuis le début du capitalisme, principiellement remplaçables par une machine, dès lors qu’un procédé de substitution est mis au point. Ils avaient cru ces activités intellectuelles un bastion imprenable et ils réalisaient une fois de plus que le Capital ne connaît pas de tel bastion dans la progression incessante de ses nouveaux standards de productivité. Il s’approprie « votre créativité » avec la même fringale qu’il s’approprie votre « attention » ou encore l’atome, la cellule et le bit d’information.

La vénérable activité de traduction avait ainsi été recodée, comme le reste, dans les termes de l’épopée moderne du Capital. Tout ce qui existe n’arrêtait jamais de se diviser en deux fonctions, un biotravail et un travail automatisé. Le premier était naturalisé par le second, artificiel, qui représentait toujours l’avenir. Le biotravail était sans arrêt refoulé vers le passé et réduit à sa plus mince expression. Plus il reculait vers le passé, dans les limbes de la « nature », plus il devenait une sorte d’ultime défi, l’objectif étant de réaliser un réseau de neurones artificiel aussi « créatif » que vous, mais des millions de fois plus rapide à calculer. Karl Marx appelait le biotravail et le travail automatique : « travail vivant » et « travail mort ». (Mais comme le marxisme est passé de mode, nous utilisons volontiers les termes en usage aujourd’hui. Nous ne sommes pas à ce point attachés à un vocabulaire marxien et ne voulons offenser personne.)

Cette histoire n’est pas sans en rappeler une flopée d’autres qui se sont succédées depuis la première révolution industrielle. Après la deuxième guerre mondiale, par exemple, l’arrivée sur le marché d’engrais de synthèse et de pesticides à faire crever un cheval transforma l’activité du cultivateur de légumes sans pesticides en « producteur bio » tandis que l’agriculture se transformait sous le poids de la « révolution verte » en exploitations intensives de taille de plus en plus démesurée. Les économies d’échelle, réalisées par l’augmentation des volumes de production, conduisirent à la baisse des coûts de production unitaires, qui entraînèrent ce qu’on appelle souvent la « démocratisation » de la grande consommation dans le domaine alimentaire (il resterait à étudier ce que ladite démocratisation de la consommation a à voir avec la notion de démocratie, mais c’est un sujet qui ne peut pas être exploré ici).

Dès lors, le « producteur bio » se transforma en une sorte d’irréductible Gaulois systématiquement confronté à la concurrence déloyale des standards de productivité industrielle. Il fut obligé d’adopter les mêmes standards ou de périr, et il inonda à son tour le marché de « production industrielle bio » qui n’avait plus rien à voir avec son idée de départ. Mais même ce compromis n’assura pas sa survie dès lors que survenait la prochaine crise.

Le « petit producteur local » qui persistait à vendre sur le marché un cageot de carottes bio ratatinées pour le prix d’un produit de luxe n’avait pour sa part aucune chance de survivre à côté de son rival triomphant, le vendeur de carotte industrielle. La consœur bombée, rutilante, traitée, calibrée et bon marché avait toujours la faveur du chaland dont les goûts et les choix étaient de toute façon éduqués pour servir le sens de l´Histoire. La lutte métaphysique entre la carotte industrielle et la carotte bio se terminait toujours en déconfiture pour la seconde et en déconvenue pour son producteur. Mais pourquoi cela ? C’est que ce n’était pas une lutte à armes égales. Le Capital déterminait le sens de l’Histoire. Le sens de l´Histoire a par principe toujours raison et le sens contraire à toujours tort. Le scénario est déjà écrit.

L’important est de dire que le « producteur bio » était né en même temps que le « cultivateur industriel ». L’un était le doublon de l’autre, comme les deux faces d’une même pièce et comme la lutte entre le Bien et le Mal dans la culture populaire. A chaque nouvelle étape de son histoire d’expansion, le Capital créait de tels doublons, qui se livraient une lutte sans merci, systématiquement (et provisoirement) remportée par les standards les plus récents au détriment des précédents, jusqu’à ce qu’eux-mêmes soient remplacés par de nouveaux. C’est pourquoi les prophéties de paradis sur terre et d’apocalypse passaient leur temps à se disputer notre avenir. Le problème est que les producteurs bio n’avaient même pas conscience d’être des créations du Capital ; ils étaient persuadés de défendre une pratique naturelle et innocente.

Il n’y avait pas de doute que l’aboutissement de tout ceci ne pouvait pas être la victoire du Capital, puisqu’il sapait ses propres bases. Lorsqu’il n’y aurait plus personne pour travailler à part, disons, quelques actionnements humains, l’économie ne pourrait que s’effondrer sous le poids de la désubstantialisation de la valeur. Mais il était tout aussi certain que cette évolution ne pouvait pas conduire à la victoire de ses opposants précarisés, minoritaires et réprimés.

Revenons à la traduction. Le paysage se mit à ressembler en une marche parallèle des biotraducteurs et des traducteurs automatiques, où les post-éditeurs jouaient le rôle de médiateurs et de pacificateurs, parce qu’il n’était pas question pour eux de perdre l’opportunité de s’adapter : « L’évolution technologique est inéluctable et il est indiqué de cultiver l’ouverture (adossée à une posture critique réfléchie). » [3] Il est à noter que personne ne savait encore s’il était possible d’automatiser « une posture critique réfléchie ». Mais un tel progrès technique constituerait à n’en pas douter le couronnement de tous les efforts. Le développement logique de l’IA voulait bien sûr que la machine fût un jour supervisée non par un pauvre humain faillible (et qui se met parfois en arrêt-maladie), mais par une autre machine elle-même supervisée par une autre machine, etc. On pourrait représenter cette tendance par une fonction mathématique dont la limite à l’infini tend vers la réduction à un seul actionnement humain. Mais comme il était clair que ce dernier humain n’était lui-même pas infaillible et que la société démocratique était réticente à s’en remettre aux autocrates, il aurait fallu en vérité une « intelligence artificielle générale » qui aurait ingéré l’intégralité des données disponibles et qui serait en mesure de leur faire subir un traitement automatisé, ce qui n’étais pas une mince affaire. Bien sûr, l’arbre décisionnel (de l’algorithme) serait soumis à l’implémentation artificielle de valeurs « centrées sur l’humain et dignes de confiance ». Malgré tout, le caractère obtusément téléologique de la machine — quintessence de la rationalité instrumentale — en effrayait certains : il est dans le principe de la machine de faire jusqu’au bout ce pour quoi elle est programmée et rien d’autre, ce qui peut avoir des conséquences fâcheuses même avec les meilleures intentions. Ce facteur de risque était le sujet préféré du philosophe transhumaniste Nick Bostrom.

Pourquoi tout cela ? Ainsi le voulait le sens de l’Histoire, le même qui recodait n’importe quelle opposition en bioconservatisme (c’est ainsi que les transhumanistes nommaient leurs opposants [4]). Le bioconservatisme, la biotraduction et la carotte bio étaient la ligne de défense d´une lutte qui ne cessait de reculer et d’accumuler les défaites, car elle était toujours déjà une cause perdue.

Alors il ne resta plus aux travailleurs en tous genres que l’adaptation au sens de l’Histoire, faisant de nécessité vertu. Les travailleurs de l’esprit — anciennement « traducteurs » ou « auteurs » — devinrent les fournisseurs de « plus-value » éthique, intellectuelle et artistique. Ils acceptèrent de prendre en charge le reste de biotravail que le travail automatisé voulait bien leur laisser comme des miettes (en attendant de se perfectionner grâce à l’apport continu de donnés qu’ils lui fournissaient eux-mêmes). Ils se mirent à le défendre et le valoriser avec les crocs, car ils étaient si bien calibrés pour servir la société du travail, qu’ils devaient absolument y défendre un morceau, même si ce morceau était mécaniquement promis à la même obsolescence que le reste par le Capital.

Ceux-là assuraient que nous pouvons faire un usage intelligent de la technologie, que nous sommes plus malins qu’elle et que nous pouvons maîtriser la situation. Leur argument principal était d’ailleurs que nous n’avons pas le choix, étant donné que la lutte misérable des biotravailleurs n’était pas une option sérieuse. Ils ne reculaient pas à affirmer que nous sauverons le monde avec la production bio de carottes industrielle et des post-éditeurs de traduction automatique consciencieux formés à la biotraduction. Plus ils protestaient de leur créativité individuelle, plus ils servaient à leur corps défendant l’appauvrissement général de la langue [5]. Ils auraient pourtant dû se douter que cette logique était aussi inéluctable que celle qui, dans l’agriculture industrielle, avait déjà détruit les sols, les nappes phréatiques, le climat et la « biodiversité » (ce nom technique avait rebaptisé ce que les humains de tous les temps avaient simplement considéré comme la richesse du monde et la science comme le produit complexe de l’évolution). La biocréativité et la biointelligence étaient assurément destinées à s’appauvrir autant que la biodiversité. Elles transformaient les humains en gestionnaires de processus automatisés. Mais les humains étaient tellement imbus de la supériorité de leur esprit qu’ils ne voyaient même pas combien leur propre création les menait par le bout du nez.  

Ils semblaient décidément n’avoir rien appris des étapes précédentes, alors que c’était toujours la même histoire qui se produisait ; c’était tellement toujours la même que c’en était lassant à la fin. Ils s’accrochaient avec toutes les illusions de la subjectivité bourgeoise à leurs capacités individuelles surestimées, en oubliant la direction globale et inexorable du « sujet automate » (Karl Marx) qu’ils servaient à leur insu. Persuadés de subvertir la machine par un usage intelligent et un surcroît de finasserie — et souvent pleins de sympathies pour les hackers — ils servaient en fait les ruses de la raison capitaliste, celle qui les conduisait, eux, leur biointelligence, leur biocréativité et leur biocerveau, vers le même mur que toute la civilisation capitaliste.

Que faisaient les penseurs critiques dans toute cette histoire ? En général, ils étaient consternés par l’état de la défense. Ils voyaient bien que la lutte pour le biotravail ne constituait pas une défense viable. Mais ils voyaient aussi que l’avancement de l’automatisation réduisait toujours plus l’humain à un reste ontologique de sa propre création monstrueuse qui grignotait même l’activité de penser. Non pas, sans doute, l’activité individuelle de penser (celle-là même qui était constamment surestimée), mais le statut de cette activité de pensée dans la civilisation, à laquelle Freud avait — à la légère — attribué des capacités de sublimation collective (car il lui arrivait à lui aussi de céder à la surestimation des capacités intellectuelles de l’espèce et d’y voir un progrès). Les théoriciens critiques finiraient, comme les universitaires et les scientifiques, en superviseurs de processus automatisés, tandis que ceux qui ne voulaient pas s’y résoudre échoueraient dans quelque scène underground ou « autonome » tolérée par le système comme des formes de loisir légitimes, à côté des défenseurs du purin d’ortie.

Il était donc évident que si l’adaptation au sens de l’Histoire n’était pas émancipatrice, l’agrippement à son pôle passéiste non plus. Le bon vieux temps ne nous sauverait pas des sales temps qui viennent. Tout consentement à choisir constituait à la fin une compromission avec cette dynamique.

Cette situation scandaleuse conduisait de plus en plus de gens à déclarer que, dans les conditions du Capital, tout se valait et il n’y avait rien à faire ; il n’était plus possible de distinguer entre affirmation et négation, entre oui et non, entre gauche et droite… Ils devenaient tous postmodernes par force et, dans le meilleur des cas, prônaient des brèches de subversion qui, croyaient-ils, pourraient peut-être s’étendre. Ce faisant, ils oubliaient que les positions en présence ne sont pas symétriques ; elles sont déterminées par le sens de l’Histoire, de sorte que défendre un côté ou l’autre versait toujours encore du grain dans le sens historique prédéterminé par le développement du Capital. Il n’y avait toujours que deux possibilités : dans le sens du courant ou à contre-courant, mais c’était toujours le même courant. « Vous êtes embarqués », comme disait l’autre. Pas moyen de se retirer du rapport.

Bien sûr, colonisée par le Capital, la vie quotidienne imposait de choisir en pratique : le producteur finissait toujours par produire ou bien une carotte traitée ou bien une carotte non traitée au nom de sa petite conviction personnelle et par subir les conséquences qui s’ensuivent, pas très différentes ; le traducteur choisissait ou bien une traduction humaine ou bien une traduction automatique assistée ; et le consommateur rentrait toujours à la maison avec une carotte ou une autre, souvent fier de son « choix » entre deux marchandises. Choisir entre une carotte traitée vendue en promotion moins chère que celle du supermarché voisin et une carotte bio, sans emballage et « zéro carbone », c’était devenu le sommet du sens moral de l’homo œconomicus.

Et chacun devait toujours, finalement, gagner sa vie en défendant le biotravail que l’automatisation voulait bien lui laisser. Il n’y avait, semble-t-il, pas de troisième voie. Alors que faire en pratique ? Toute cette démonstration devait-elle conduire à la conclusion que, puisque le « non » est maudit, alors il ne reste que le « oui » au rapport social capitaliste ? La « critique radicale » était ainsi retournée comme une crêpe et jetée quand même dans l’adhésion factuelle à ce qu’elle critiquait avec sa tête, un bel exemple de la division du travail capitaliste. There is no alternative, on vous l’avait bien dit.

Pourtant, un détail continuait d’échapper à cette approche confinée dans l’opposition imaginaire de termes fixes : la dialectique nous a appris que la négation de la négation n’est pas équivalente à une affirmation. Le refus d’ériger la carotte bio en divinité de l’émancipation sociale ne signifie en rien l’obligation d’absoudre sa consœur chimique, trônant sur les étalages de marchandise capitalistes. 

Comment donc donner forme à la négation de la négation, ou négation de la « synthèse sociale négative » (Robert Kurz) qui était en train d’acculer la critique dos au mur, au fur et à mesure que progressait l’automatisation de toutes les fonctions humaines ? Quelle forme pouvait prendre la critique si elle ne se limitait pas à une rhétorique que bientôt, n’importe quelle machine bien entraînée pourrait recracher comme un répondeur automatique ? La conséquence du choix impossible est peut-être qu’il n’y avait pas à choisir entre être l’idiot d’hier réalisant pendant des mois une traduction « à l’ancienne » pour un salaire encore plus compressé et l’idiot de demain se jetant sur la nouvelle machine qui lui fournit le même résultat en cinq minutes. On pouvait entériner le fait que la traduction était entrée dans la zone du travail mort en refusant de choisir entre ces deux options également idiotes.

Le refus de choisir dans tous les domaines où l’abstention pouvait être encore exercée était la seule façon d’exprimer le rejet des faux choix préfabriqués par les conditions du Capital. Ce refus ne pouvait être qu’impur et limité par l’obligation de chacun à survivre dans les conditions données. Mais dans une perspective émancipatrice, ce refus n’était pas négociable dans son principe. S’ils avaient poursuivi un horizon émancipateur, les biotraducteurs auraient fait savoir en masse qu’ils ne traduiraient plus et qu’ils ne consentiraient jamais à cette prolétarisation ontologique.

La contrainte n’est jamais si totale qu’elle ne laisse aucune marge de refus à l’emprise de la fausse alternative. Si toute la rue est fasciste, ce n’est pas encore un argument pour la rejoindre. Être jeté en prison n’expliquera jamais l’amour de la geôle. Lorsqu’une technologie se généralise, cela ne constitue en rien un argument en faveur du zèle de son adoption. En l’absence d’une telle différenciation, la négation de la négation se fait identique à l’affirmation et donne raison, en pratique, à quarante ans de nivellement postmoderne et, pour finir, à la politique du fait accompli. Le serrage de cette petite différence ne peut être que l’objet d’une « rupture ontologique » (Robert Kurz) digne de ce nom.                                                                                              

Sandrine Aumercier, mars 2023

Voir aussi: https://grundrissedotblog.wordpress.com/2023/03/23/les-non-dupes-sont-les-deux-fois-dupes-ou-les-duperies-de-chatgpt/


[1] https://journals.openedition.org/traduire/2350 ; https://journals.openedition.org/traduire/1848

[2] Ibid.

[3] Ibid.

[4] https://www.cairn.info/revue-les-tribunes-de-la-sante1-2012-2-page-75.htm

[5] https://aclanthology.org/W19-6622.pdf

Fabio Vighi sur une pente glissante

« C´est le délire même de la belle âme misanthrope, rejetant sur le monde le désordre qui fait son être. » Jacques Lacan, 1948


I.

Pour toute théorie qui prétend être critique, le premier impératif est de renoncer à vouloir se fonder sur une « hypothèse qui commande le tout » (Freud) avec laquelle tous les problèmes sont résolus « de façon homogène », et avec laquelle tout ce qui nous intéresse « trouve sa place déterminée » de telle sorte qu’« aucune question ne reste ouverte ».

Pour ce qui est de la théorie psychanalytique, Sigmund Freud l’aborde comme une critique en soulignant ses « caractères négatifs » relativement à la question du savoir. Il propose de se limiter « à ce qui peut être connu actuellement », au « refus tranché de certains éléments qui lui sont étrangers », à l’affirmation « qu’il n’y a pas d’autre source de connaissance du monde que l’élaboration intellectuelle d’observations soigneusement vérifiées, ce qu’on appelle donc la recherche, sans par ailleurs aucune autre connaissance par révélation, intuition ou divination » [1].

Jacques Lacan reprend ce point de vue en dépassant Freud. Il ne s’arrête justement pas au mouvement de balancier du fondateur de la psychanalyse, mais (au contraire de Freud) soumet également à l’analyse l’attachement à la « Weltanschauung scientifique » défendu par Freud [2]. Lacan déplace aussi (avec Freud cette fois) le centre de gravité vers la question du rapport au savoir en ce qui concerne le soi-disant sujet de la connaissance : « Avec Freud fait irruption une nouvelle perspective qui » ne part pas seulement de l’hypothèse de l’inconscient, mais qui, inséparable de celle-ci, « révolutionne l’étude de la subjectivité et qui montre précisément que le sujet ne se confond pas avec l’individu ». En d’autres termes, « le sujet est décentré par rapport à l’individu » [3], c’est-à-dire aussi par rapport à l’individu en recherche.

Partant de Freud, la psychanalyse, dans sa prétention à être une théorie critique, ne peut donc pas faire autrement que de compter toujours avec les deux facteurs en même temps : aussi bien avec le sujet de l’inconscient qu’avec cette « organisation passionnelle » [4] appelé moi, et dont Lacan déduit, à la suite de Freud, une « structure paranoïaque » [5], et à partir de là un « principe paranoïaque de la connaissance humaine » [6] en général.

Non seulement Lacan ajoute ainsi une dimension supplémentaire à la psychopathologie de la vie quotidienne freudienne, mais plus encore, il met précisément en évidence le continuum des formations de l’inconscient, une voie sur laquelle règne la loi des séries complémentaires [7], et qui nous suggère ainsi l’idée inconfortable d’une racine commune à la formation de théorie et la formation du délire.

II.

Nous aimerions maintenant évaluer les propos de Fabio Vighi à la lumière de cette même question du savoir. Fabio Vighi est professeur de théorie critique à l’université de Cardiff, auteur de nombreux livres qui se réfèrent principalement à Hegel, Marx, Lacan et Žižek, et plus récemment à la théorie de la crise de la critique de la valeur. Au cours de la pandémie de coronavirus, les thèses de Vighi ont reçu un bon accueil auprès d’une partie de la gauche germanophone qui s’est positionnée contre les mesures sanitaires [8].

Dans son dernier livre, Fabio Vighi considère « l’overdose financière et l’addiction au crédit du capitalisme débridé » comme « l’expression de l’essence de la dialectique capitaliste », soulignant « que la financiarisation de notre économie est certes issue de la même ontologie de la valorisation de la valeur qui la caractérise depuis le début, mais qu’elle est aussi le symptôme de son épuisement et de son impuissance fondamentale » [9]. Il se réfère explicitement dans ce contexte à un travail de Robert Kurz datant de 1999, que Vighi cite ici comme suit : « Le crédit (c’est-à-dire la masse d’épargne de la société collectée dans le système bancaire et prêtée contre intérêts à des fins de production ou de consommation) est certes un phénomène capitaliste tout à fait normal, mais qui a gagné en importance à mesure que le mouvement d’expansion du capitalisme s’accélérait : il s’agit d’une mainmise sur les revenus monétaires futurs (donc aussi sur les dépenses futures de force de travail et sur la formation future de substance de valeur) afin de maintenir la machine actuelle en activité. C’est en cela que s’esquisse dès le début du 20e siècle la limite interne du processus de valorisation que nous approchons aujourd’hui, tout comme la ˝désubstantialisation˝ de l’argent par le découplage de la substance réelle de la valeur de l’or depuis la Première Guerre mondiale » [10].

Vighi se range encore à la suite de Kurz lorsqu’il écrit : « Kurz affirmait qu’une diminution du taux de profit, telle qu’elle a été prédite par Marx dans le troisième volume du Capital, ne pouvait coexister avec une augmentation de la masse des profits que si ˝les revenus monétaires correspondants suivaient réellement dans l’avenir sur la base de la substance réelle de la valeur (y compris le service des intérêts)˝. Or, cela a été rendu de plus en plus ˝impossible par la troisième révolution industrielle˝, et, aujourd’hui, par la quatrième. La conséquence est que l’écart entre la création de capital fictif et sa base sous forme de force de travail s’élargit lorsque la voie du capitalisme de crédit et du ˝casino˝ annexé devient inévitable — avec des conséquences catastrophiques ». « La crise de 2008 », conclut Vighi, « a confirmé la prédiction de Kurz (et d’autres avant lui) selon laquelle ˝la poursuite simulée de l’expansion capitaliste commence à atteindre son extrême limite.˝ [11] »

Partant de là, conclut Vighi, « ce qui est en jeu aujourd’hui n’est donc pas seulement une tendance qui permet encore au capital de recourir à diverses contre-stratégies. Au contraire, le degré actuel d’automatisation du travail et la réduction drastique des investissements dans le travail vivant qui l’accompagne dans tous les secteurs de l’économie entraînent une diminution fatale de la masse absolue des profits, comme Marx l’avait laissé entendre dans le ˝Fragment sur les machines˝, souvent cité, des Grundrisse. Marx y donne une définition précise du capital comme ˝contradiction en procès˝ : ˝Le capital est lui-même la contradiction en procès, en ce qu’il s’efforce de réduire le temps de travail à un minimum, tandis que d’un autre coté il pose le temps de travail comme seule mesure et source de richesse.˝ Cette contradiction concerne maintenant la rentabilité du capital en tant que totalité sociale. Robert Kurz », reconnaît encore une fois Vighi, « l’avait déjà clairement exprimé en 1999 » [12].

Pour preuve, Vighi cite une dernière fois le texte de Kurz de 1999 : « Ce qui se passe dans les crises, ce n’est justement pas une chute en quelque sorte amplifiée du taux de profit relatif, mais la chute de la masse absolue de profit, c’est-à-dire que le mouvement d’expansion compensatoire s’arrête et avec lui la production en général à une vaste échelle sociale. […] La masse absolue de profit [tombe] dans le vide […] et la majorité de la population [est] ˝exclue˝ […] parce que la production sous-jacente de ˝substance de valeur˝ n’est plus possible à une échelle socialement significative en raison du degré de scientifisation atteint (et donc de la substitution de la force de travail par des agrégats techniques). Le déclin de la substance de la valeur passe alors définitivement et irréversiblement d’un statut relatif (chute du taux de profit) à un statut absolu (chute de la masse de profit) ; visible à l’arrêt massif de la production et à un chômage de masse durable » [13].

III.

En ce qui concerne la dérivation historique de la théorie de la crise à laquelle Fabio Vighi se rallie ici, ce qui frappe tout d’abord est son apparente concordance avec la position de Robert Kurz. Reconstituons les étapes de la conférence que Vighi a donnée il y a quelques semaines à Zurich :

(1) « Le scénario de fin de partie dans lequel nous nous trouvons est le résultat de l’augmentation extraordinaire de la dépendance au crédit au cours du 20e siècle, d’où il s’ensuit que la monnaie n’a pas pu conserver sa forme antérieure, c’est-à-dire sa convertibilité en un actif stable. La Première Guerre mondiale avait déjà montré qu’il n’était plus possible de financer une guerre avec une monnaie couverte par l’or. L’endettement qui a accompagné la Seconde Guerre mondiale et le boom fordiste qui a suivi ont finalement conduit à la décision d’abandonner l’étalon-or en 1971. C’est à ce moment-là que la monnaie a perdu sa substance, avec des conséquences radicales que la théorie économique bourgeoise (ou l’économie néoclassique) n’a jamais pu comprendre entièrement ».

(2) « Après 1971, la monnaie en tant que ˝réserve de valeur˝ est devenue une simple convention sans fondement objectif dans le lien social. La conséquence logique et inévitable de cette perte de substance de la valeur — qui a conduit, dans le néolibéralisme, à l’idéologie de la ˝croissance sans chômage˝ — est la dévalorisation structurelle : soit l’inflation, soit une violente vague de déflation, déclenchée par un krach du marché ».

(3) « A partir de la troisième révolution industrielle dans les années 1970, l’utilisation productive des technologies de réduction des coûts a rendu le travail salarié productif de plus en plus superflu, empêchant ainsi la création d’une nouvelle plus-value et déclenchant une spirale implosive. Depuis lors, l’économie financière, qui n’était à l’origine qu’un appendice de la société du travail, est devenue son fondement et sa raison d’être. La financiarisation de l’économie a été la réponse historique à la chute du fordisme ».

(4) « Le véritable changement de paradigme du capitalisme s’est produit […] avec l’apparition d’un nouveau type de capital financier, qualitativement différent de ses prédécesseurs. Depuis les années 80, l’abstraction financière (c’est-à-dire la spéculation sur les prix des actifs) n’est plus un appendice d’une ˝abstraction économique réelle˝ florissante et en expansion – du discours socio-historique fondé sur la correspondance entre un certain montant de temps de travail et un certain montant de compensation monétaire (salaire) ».

(5) « Lorsque le cycle d’accumulation fordiste s’est enrayé, il n’a pas été possible de mobiliser une nouvelle absorption massive de travail, raison pour laquelle le capital fictif a aujourd’hui acquis un statut ontologique : il compense la perte constante de la création de plus-value. Le rêve d’une croissance permanente par la consommation de masse se transforme en cauchemar, car la plupart des consommateurs actuels ne sont plus capables de suivre. La phase capitaliste dystopique dans laquelle nous sommes entrés se caractérise par une productivité sans travail productif, ce qui signifie que la société du travail dans son ensemble est en train de mourir ».

(6) « Depuis 2001, nous avons assisté à un énorme transfert de liquidités vers les marchés obligataires et immobiliers, qui a créé des bulles sans précédent non seulement aux États-Unis et au Royaume-Uni, mais aussi en Chine et en Europe. Cela a créé un mélange qualitativement nouveau de croissance spéculative et d’économie qui se base sur la production et la consommation réelles de biens ».

(7) « Aujourd’hui, notre vie reste l’otage de la grande illusion selon laquelle le capital financier, tout en rendant obsolète sa formule initiale, est capable de se transformer en un mouvement perpétuel. Mais comme le travail improductif à l’échelle mondiale a dépassé un seuil critique, une dévaluation monétaire est inévitable – un choc économique qui se transformera inévitablement en un choc violent pour la conscience sociale générale ».

(8) « Il ne s’agit pas d’une altération pathologique du modèle capitaliste originel, mais de la conséquence logique de sa crise structurelle : la baisse globale de la masse de la plus-value est supérieure à l’augmentation de la plus-value relative des différents capitaux qui sont mis en concurrence les uns avec les autres par la baisse du coût de la force de travail » [14].

IV.

Même si les prétendues concordances peuvent ici sauter aux yeux, il devient rapidement évident qu’il ne suffit pas de les citer pour faire un théoricien de la critique de la valeur, et que la théorie de la crise ne fait pas à elle seule la critique de la valeur.

En effet, si Vighi, s’inspirant des travaux de Robert Kurz, vient de parler de la « conséquence logique » interne « de la crise structurelle du modèle capitaliste », le passage suivant commence par ces mots : « Pour obtenir une perspective critique sur l’implosion du capitalisme sénile, une condition fondamentale est de résister à l’assaut de tromperie et de diversion qui émane sans cesse de la sphère de l’information. Les médias dominants ne nous informeront jamais sur les causes d’une économie structurellement insolvable, pour la simple raison qu’ils sont une branche de ce système en faillite. Au contraire, ils tenteront de nous convaincre de regarder ailleurs : pandémies, guerres, préjugés culturels, scandales politiques, catastrophes naturelles et ainsi de suite. Alors que les médias réactifs ne peuvent plus cacher le déclin, ils ont appris à le mettre sur le compte d’événements exogènes. En réalité, notre détresse économique est la deuxième conséquence de la crise de 2008, elle fait partie d’un effondrement systémique si aigu que sa cause est désormais systématiquement imputée à des urgences mondiales manipulées idéologiquement ou opportunément fabriquées » [15].

C’est ici que la référence de Vighi à la théorie de la crise de la critique de la valeur se révèle creuse de l’intérieur, parce qu’il pense le « déclin » et les « causes de l’effondrement » en les séparant des « événements exogènes » de manière tout à fait opposée à la critique de la valeur ; sa propre position critique tronquée du capitalisme se donne pour ce qu’elle est : pour lui, les « urgences globales » sont « manipulées idéologiquement » et « opportunément fabriquées ».

Il y a un an et demi, Vighi parlait déjà à propos des mesures sanitaires de « tromperie et de diversion » « systématiques », en quoi sa critique du capitalisme ne pouvait se passer de le la référence aux « élites », à savoir la « clique » de « grands prédateurs » « assise dans la salle de contrôle » et « régnant sans scrupules », ces « organisateurs d’un coup global » qui, en raison de leur « motif économique », « brandissant la ˝baguette magique˝ Covid-19 », ont imposé leur « agenda pandémique » dans le cadre d’un  « scénario néo-féodal » et en vue de la mise en place d’une « société confinée » ; de sorte que le SRAS-CoV-2 est devenu pour Vighi « le nom d’une arme particulière de guerre psychologique, utilisée au moment de la plus grande détresse. [16]»

À la question de savoir si le marché boursier s’est effondré en mars 2020 parce que des confinements ont dû être imposés ou si des confinements ont dû être imposés parce que les marchés financiers se sont effondrés, Vighi pense pouvoir aisément répondre, uniquement parce que, d’une part, sa question est déjà portée par l´ « hypothèse qui commande le tout » (au sens freudien ci-dessus) d’un agenda des élites et que, d’autre part il n’a aucun concept de l’exigence que la critique catégorielle pose à sa théorie pour tenter une réponse : à savoir que la théorie de la crise implique une série d’articulations avec les catégories de la marchandise, de l’argent, de l´État et des rapports-fétiches qui sont tout sauf transparents à leurs propres acteurs. Le fait de renoncer à une « hypothèse qui commande le tout » et, en contrepartie, d’élaborer cette terminologie catégorielle, l’obligerait à poser les questions différemment.

La proximité avec la critique de la valeur est donc trompeuse. La conception de Fabio Vighi du « pouvoir capitaliste » des élites ne peut pas être plus éloignée de la thèse d’une « domination sans sujet » (R. Kurz) de l’objectivité négative des rapports-fétiches.

À titre de comparaison, on peut dire que Vighi se trouve sur le versant opposé à Hans-Jürgen Krahl, Hans-Georg Backhaus et Helmut Reichelt, qui ont certes atteint dans leurs travaux le niveau catégoriel de la logique de l’essence du rapport fétichiste capitaliste [17], mais chez qui la médiation par la théorie de la crise fait complètement défaut [18]. Plus Vighi (contrairement aux représentants de la Neue-Marx-Lektüre des années 1960) se fixe exclusivement sur la théorie de la crise, moins sa théorie atteint, ne serait-ce qu’en partie, le niveau catégoriel de la logique de l’essence des rapport-fétiches capitalistes, et plus la théorie de la crise ainsi amputée est complètement dans le vent de l’époque. À la fin, Vighi ne fait plus que porter la critique de la valeur comme un étendard.

V.

Reprenons le fil tracé au début et essayons de déterminer à partir de là pourquoi l’analyse de Fabio Vighi sur la « folie d’une civilisation qui implose » [19] glisse justement autour de la question du savoir. Comme nous allons le voir, ce n’est pas par hasard.

Rappelons qu’il est question d’un « assaut d’illusions et de distractions » et que « jamais on ne nous informera sur les causes », mais qu’au contraire « on essaiera de nous persuader de regarder ailleurs ». Ici, chez Vighi, à la question du savoir qui hante le sujet, répond clairement un savoir attribué à l’Autre, — une réponse tout à fait dans le sens de la « construction intellectuelle » soutenue par une hypothèse qui commande le tout, que Sigmund Freud appelle « Weltanschauung » [20].  C’est à peine si Freud peut distinguer une telle construction intellectuelle tout à fait acritique de la « Weltanschauung scientifique » que la psychanalyse doit adopter : « Elle aussi, certes, postule l’homogénéité de l’explication du monde, mais seulement en tant que programme dont l’accomplissement est déplacé dans l’avenir » [21].

Sur ce point précis où l’on peut toucher du doigt que « les catégories de la psychanalyse ne sont pas plus positives et ontologiques que celles de l’économie politique » [22], la théorie de Fabio Vighi ne repousse justement pas vers l’avenir « l’homogénéité de l’explication du monde » contre laquelle Freud n’a pu que mettre en garde, mais force au contraire l´ « hypothèse qui commande le tout » en direction d’un savoir de l’Autre, — raison pour laquelle sa théorie, en passant par la Weltanschauung, glisse carrément vers la théorie du complot.

Alors que Freud souligne explicitement pour la psychanalyse, comme pour toute théorie critique, le conditionnement mutuel de l’« homogénéité de l’explication du monde » différé et des « caractères négatifs » en ce qui concerne la question du savoir, Vighi s’égare exactement à cet endroit et, immédiatement après, ouvre grand la porte au « principe paranoïaque de la connaissance humaine » (Lacan). Une fois que ce seuil est franchi, plus rien ne retient sa thèse de l’agenda des élites et la théorie n’a plus qu’un pas à faire pour glisser vers les délires (dans) la paranoïa. On peut ainsi mesurer à quel point Fabio Vighi s’est éloigné des exigences de la théorie critique. Sans parler de celles de la critique de l’économie politique.

Frank Grohmann, 14 mars 2023


[1] S. Freud, « Sur une Weltanschauung », Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, Gallimard, Paris, 1984 (1932/33), p. 212.

[2] J. Lacan, » La science et la vérité «, Écrits, Éditions du Seuil, Paris, 1966 (1965). Voir à ce sujet : F. Grohmann, « Le junktim comme symptôme » ; en ligne :

https://grundrissedotblog.wordpress.com/2022/06/08/le-junktim-comme-symptome/

[3] J. Lacan, Le séminaire, livre II, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, 1954-1955, Seuil, Paris, 1978, p. 17. Plus loin, on peut lire dans cette séance du 17 novembre 1954 : »Freud nous dit — le sujet, ce n’est pas son intelligence, ce n’est pas sur le même axe, c’est excentrique. […] C’est ce que veut dire Je est un autre. » Ibid.

[4] J. Lacan, » L’agressivité en psychanalyse «, 1948, Écrits, op. cit.,p. 113.

[5] Ibid., p. 114.

[6] J. Lacan, « La chose freudienne ou Sens du retour à Freud en psychanalyse », 1955, Écrits, op. cit., p. 428.

[7] « Freud utilise principalement la notion de série complémentaire pour rendre compte de l’étiologie de la névrose ; on peut s’y référer dans d’autres domaines où intervient également une multiplicité de facteurs variant en raison inverse l’un de l’autre. » J. Laplanche, J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse ; en ligne :

http://psycha.ru/fr/dictionnaires/laplanche_et_pontalis/voc287.html#toc395.

[8] Les groupes Feministischer Lookdown et Linksbündig, entre autres, s’appuient largement sur les travaux de Vighi (voir http://www.feministischerlookdown.org, http://www.linksbuendig.ch), et même le groupe wertkritik.org flirte avec son approche. Les textes de Vighi concernant l’actualité sont à lire en ligne :

https://thephilosophicalsalon.com/author/fabiovighi/

[9] F. Vighi, Unworkable. Delusions of an imploding civilization, New York, 2022, p. 44. Trad. F.G.

[10] R. Kurz, « Marx 2000 », Weg und Ziel, 2/99.

[11] F. Vighi, Unworkable, op. cit., p. 45. Vighi continue de se référer à R. Kurz, « Marx 2000 », op. cit.

[12] F. Vighi, Unworkable, op. cit., p. 118. Vighi se réfère à K. Marx, Manuscrits de 1857-1858 dits « Grundrisse », Les éditions sociales, Paris, p. 662. Auparavant, on y lit déjà : « Le capital est lui-même la contradiction qui tient à ce qu’il cherche constamment à supprimer le temps de travail nécessaire (ce qui signifie en même temps la réduction du travailleur à un minimum, c’est-à-dire à son existence en tant que simple puissance de travail vivante), mais que le temps de surtravail n’existe que d’une façon oppositive, uniquement en opposition au temps de travail nécessaire ; donc que le capital pose le temps de travail nécessaire comme nécessaire pour les conditions de sa reproduction et de sa valorisation. Un développement des forces productives matérielles — qui est en même temps développement de forces de la classe ouvrière — abolit à un certain stade le capital lui-même. » Ibid., p. 503.

[13] R. Kurz, « Marx 2000 », op. cit. Cité par F. Vighi, Unworkable, op. cit., p. 119.

[14] F. Vighi, « Am Leben erhalten. Implodierender Kapitalismus und die Barbarei der Notlage », conférence dans le cadre des débats ouverts organisés par Linksbündig contre les tendances totalitaires de l’Etat-mesure, Zurich, 4 février 2023. https://vimeo.com/804613479

[15] F. Vighi, « Am Leben erhalten », op. cit.

[16] F. Vighi, « A self-fulfilling prophecy: systemic collapse and pandemic simulation », The Philosophical Salon, 16 août 2021. Trad. F.G. En ligne :

https://thephilosophicalsalon.com/a-self-fulfilling-prophecy-systemic-collapse-and-pandemic-simulation/

[17] Voir R. Kurz, Gris est l’arbre de la vie et verte la théorie, Crise & Critique, Albi, p. 141.

[18] Voir R. Kurz, »Krise und Kritik«, Exit!, 10/2012, p. 43.

[19] Tel est le sous-titre de Unworkable, op. cit.

[20] S. Freud, « Sur une Weltanschauung », op. cit., p. 211. Ce n’est pas un hasard si, au moment de la prise de pouvoir par les nationaux-socialistes, Freud qualifie la « Weltanschauung » de « notion spécifiquement allemande, dont la traduction dans les langues étrangères soulève sans doute des difficultés ». Ibid.

[21] Ibid., p. 212.

[22] « Exkurs II » dans : Kurz, R. (1992), « Geschlechtsfetischismus. Anmerkungen zur Logik von Weiblichkeit und Männlichkeit », Krisis, 12, 1992.

Théorie des théories du complot

Réflexions à l’occasion de l’éditorial 2023 de la revue Exit!

« L’avenir dira si la théorie contient plus de folie que je ne le voudrais, ou la folie plus de vérité que d’autres ne sont aujourd’hui disposés à le croire. » Sigmund Freud, « Le Président Schreber », Cinq psychanalyses, PUF, 1954, p. 321.


Au risque de la théorie

Nous sommes sortis d’un mauvais rêve qui a duré au moins deux ans, un tunnel que nous avons traversé comme des somnambules. Des fâcheries d’une violence inouïe se sont passées comme dans le brouillard. Le groupe Exit! n’a pas échappé à ce potentiel destructeur [1]. Dans la société, on a vu des antivax brandir avec sadisme les décès réels ou imaginaires de personnes vaccinées, pendant que des provax faisaient la même chose avec les décès par Covid de personnes antivax [2]. Comment garder la tête froide dans cette atmosphère sociale ? Chacun s’est vu forcé de se positionner dans des camps bien tranchés : à une extrémité la théorie scientifique (prônant la vaccination de masse et autres mesures sanitaires se justifiant de modélisations statistiques), à l’autre extrémité diverses théories du complot niant la réalité de la pandémie ou fantasmant sur son origine et les manigances des puissants. Offrons-nous le luxe de revenir sur la crise pandémique même si elle est déjà refluée derrière la crise suivante.

L’humain est un être social ; lorsqu’il est sommé de faire un choix impossible au risque de perdre ses liens sociaux, il peut résoudre le deuil consécutif à la perte de ses liens par la violence tournée vers le groupe adverse, afin de renforcer sa propre appartenance identitaire. Les petites différences se muent en tranchées infranchissables ; toutes les vannes de l’idéologie sont ouvertes et la société se morcelle en myriades d’îlots barricadés réalisant au sens propre la guerre de tous contre tous. Nous nous avançons collectivement vers des contradictions de plus en plus acérées et donc vers un éventail grandissant de tels choix impossibles, qui poussent chacun à se radicaliser derrière sa barricade.   

Il serait dans ce contexte de première importance de distinguer une théorie pertinente d’une théorie délirante. La science est-elle le critère de partage ? Quelle science ? Comment définit-on un « fait » ? Cette question semble déjà relever de la provocation : n’est-il pas évident que certains faits sont vérifiables et d’autres non [3] ? Mais la critique de l’épistémologie enseigne aussi que les faits peuvent être construits pour remplir leur office de vérification d’une matrice théorique a priori non remise en cause. Je tenterai une hypothèse sur le rapport structurel que la théorie scientifique et le délire complotiste entretiennent entre eux, plus étroit que ne veulent bien l’admettre les tenants de la rationalité instrumentale.

La difficulté commence avec le fait que le même mot de « théorie » sert à désigner une chose respectable comme la science (avec son arsenal de procédures de vérifications), et une chose dangereuse comme les convictions délirantes (notoirement inaccessibles à la vérification). On remarque que le mot de « théorie » est également employé de manière méprisante par leurs détracteurs pour décrédibiliser les études de genre. Le rapprochement avec les débats sur le genre n’est pas fortuit ici. Ceux-ci opposent pareillement, depuis maintenant des décennies, des constructivistes radicaux affirmant que « le sexe n’existe pas » puisque « tout est socialement construit », et des essentialistes n’ayant de cesse de nous ramener à l’évidence immédiate du corps : l’anatomie existe, n’est-ce pas incontestable ? Ces discussions sans queue ni tête font manifestement diversion sur le cadre sociétal beaucoup plus général dans lequel elles se déroulent et dont elles constituent un symptôme. Ce n’est donc ni en accusant les constructivistes du genre de leurs « théories du genre » ni en se réfugiant dans la pseudo-évidence du corps qu’on dénouera ce sac de nœud.

Partons du principe que la même chose a valu dans le contexte de pandémie (et dans bien d’autres contextes encore) : le faux débat entre constructivisme et essentialisme se joue ici aussi, qui propose de cocher entre « la pandémie n’existe pas » et « la pandémie est une réalité absolue ayant préséance sur toute autre et donnée par le chiffre en temps réel des contaminations et des hospitalisations ». Deux formes symétriques du déni qui se nourrissent l’une de l’autre. La guerre des chiffres masque le cadre théorique de la raison statistique qui est aussi raison d´État (c’est inscrit dans l’étymologie même du mot « statistique ») [4]. La pandémie de Covid-19 a fait apparaître au grand jour le continent invisible de la raison d´État aux prises avec un nouveau facteur de risque. Ce virus fut ainsi une immense loupe de grossissement des contradictions structurelles qui sont à analyser. 

Il avait la particularité d’être insaisissable : il tuait, mais il ne tuait pas tout le monde et il ne tuait pas partout identiquement. Il pouvait ainsi se prêter à une interprétation élastique — relativiste ou alarmiste selon l’endroit où l’on se trouvait. Certains virus ont des contours mieux définis : ils tuent immédiatement et sans faire de tri. Il faut envisager la possibilité de survenue d’un virus bien plus dévastateur, qui consacrera sans discussion la gestion encore tâtonnante de cette fois-ci. « Aplanir la courbe » n’avait pas d’autre but que de faire correspondre le chiffre des contaminations à celui des capacités hospitalières, soit de faire correspondre un chiffre avec un autre. Ceci n´’est pas un critère épidémiologique en soi. Cela ne nous dit pas non plus notre définition du « seuil vital » compris au niveau de toute la société. Si la moitié des capacités hospitalières disparaissaient, alors la grippe saisonnière pourrait-elle aussi entrer dans cette zone grise ? Mais peut-être est-ce justement l’omniprésence des modélisations qui nous engage sur la pente glissante d’une définition minimaliste de la survie ? Comme les marchandises chez Marx, il a semblé tout le temps que les chiffres discutaient entre eux, sans nous. Chacun leur prêtait voix comme un ventriloque.

Les deux extrêmes que constituent « la pandémie est une chose inventée » des conspirationnistes et « la pandémie est l’urgence absolue » de la gestion sanitaire constituent une métaphore de la contradiction réelle dans laquelle nous nous enfonçons. Les gouvernements ont navigué entre ses termes à un point qui a atteint des sommets d’absurdité. Il n’y pas à trancher en théorie entre ces extrêmes, et en pratique il reste surtout du bricolage. Pourquoi un virus parti de Wuhan fin 2019 et qui a tué près de 7 millions de personnes dans le monde (selon l’estimation la plus faible, mais près de 15 millions selon une estimation haute de l´OMS) a-t-il reçu le traitement politique qu’il a reçu et que vient faire le complotisme dans le tableau ? Ce traitement n’a rien d’une évidence si l’on considère la prolifération des autres risques qu’aucune politique n’arrive à juguler ; on se passera de les énumérer ici. La politique sanitaire est plutôt la manifestation d´une impuissance radicale finalement résolue par la vaccination de masse en un semblant de capacité d’agir. Ce cas pourrait donc aussi servir d’enseignement pour les autres crises.

Incohérence des politiques sanitaires

Il serait fastidieux et impossible de récapituler ici les contradictions, nationales et internationales, les mesures annulées, aussitôt réintroduites puis annulées partiellement et réintroduites partiellement qui ont jalonné la crise pandémique et qui ont culminé finalement dans la pression de plus en plus autoritaire en faveur d’une vaccination de toute la population, dès que les vaccins ont été disponibles. Ces incohérences alimentaient une casuistique régressive de la part des intéressés comparant leurs préjudices aux supposés avantages d´’autres groupes sociaux, comme le veut la mise en concurrence générale des intérêts privés dans le capitalisme. Il faut dire que le spectre d’une vaccination obligatoire fut rapidement éclipsé par la guerre en Ukraine et l’accalmie de la vague Omicron au printemps 2022, ce qui témoigne de manière évidente que les gouvernements n’étaient pas mus par l’intention malveillante de forcer la population à tout prix, comme l’ont supposé beaucoup d’opposants à la politique vaccinale. La leçon qu’il faut en tirer est que les gouvernements ont agi au doigt levé, en fonction d’idéologies politiques et de la conjoncture économique. Cela ne rend pas moins nécessaire l’analyse du cadre sous-jacent dans lequel de telles décisions pouvaient naviguer.

Lorsque le même individu traversant la frontière en train de l´Allemagne vers la France passait jusqu’à récemment du masque obligatoire au masque non obligatoire, alors qu’il se trouvait dans le même wagon entouré des mêmes passagers, l’évidence absolue et incontestable de la science s’en trouvait très entamée. On voit que la réduction des risques relève d’un chiffre statistique obtenu par des pondérations abstraites qui peut aboutir à des résultats parfaitement contraires pour une situation subjectivement identique. On pouvait ainsi tous les jours vérifier dans sa peau le mot de Pascal : « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà. » Le même constat s’imposait quand les non-vaccinés étaient en France par exemple, au début de l’année 2022, interdits d’entrée au cinéma ou au bistrot du coin, pendant que le gouvernement autorisait la jauge des spectateurs à 5000 personnes vaccinées en extérieur et 2000 en intérieur pour les gros événements (pourtant dénoncée comme une insupportable limitation par les responsables sportifs). Dans ce cas et bien d’autres, les arguments scientifiques sur le virus, à savoir le risque de contamination proportionnel à la taille des rassemblements, étaient à géométrie variable et la vaccination pouvait jouer le rôle de mesure sanitaire supérieure réconciliant toutes les contradictions précédentes.

Pour autant, il reste impossible de déduire de ces situations quotidiennes une analyse pertinente de la totalité. L’incohérence perçue au niveau individuel signale la rupture des niveaux, l’impossibilité de traiter logiquement un niveau d’analyse avec les instruments d’un autre niveau d’analyse. La différenciation proposée par Roswitha Scholz en niveaux macrologique, mésologique et micrologique peut aider à théoriser cette difficulté. Aucun niveau d’analyse ne peut être résorbé dans les autres. Si l’individu ne peut pas directement inférer de son vécu personnel la logique de l’ensemble (ce que prétendent faire les complotistes), la logique de l’ensemble ne peut pas venir contenir et subsumer la réalité individuelle (ce que prétend faire la raison statistique). Plus encore, la radicalisation logique d’un niveau induit la radicalisation corollaire d’un autre niveau. Plus la raison statistique vient nous circonvenir dans sa rationalité abstraite, plus l’irrationnel fleurit en son cœur même.

La politique vaccinale a été le point d’orgue de cet écheveau d’incohérences : le point où semblaient se résoudre toutes les contradictions et sur lequel les contestations covidosceptiques ou antivax se sont finalement fixées. Le mantra gouvernemental d’un vaccin qui protège tout le monde devait cependant s’avérer relatif lorsqu’il fut évident qu’il n’empêchait pas la transmission du virus, mais seulement le développement de formes graves, ce qui de facto plaçait les gens en situation de responsabilité pour leur propre vie. Faut-il protéger les gens contre eux-mêmes ? Faut-il forcer le vieux fumeur à arrêter de fumer parce qu’il menace sa santé ? Après tout, le tabac tue plus de 7 millions de personnes par an dans le monde (incluant les fumeurs passifs), avec des conséquences sanitaires, économiques et environnementales graves [5].

Il n’est pas nouveau que les politiques de santé publique se préoccupent de réduire le nombre absolu de prises en charge (qui sont des coûts publics) par toute mesure statistique de réduction des risques, allant de la ceinture de sécurité obligatoire à la vaccination des nourrissons, en passant par la création du planning familial ou l’interdiction du tabac dans les lieux publics, etc. L’une des fonctions de l´État moderne, propulsée dans la forme ordolibérale puis néolibérale, est le gouvernement biopolitique des corps et des populations, analysé par Foucault. En ce sens, la vaccination de masse contre le Covid-19 n’était que l’acmé d’une tendance longue qui, d’habitude, ne fait pas tant de bruit et ne gêne personne tant que les apparences de normalité sont respectées. Les États modernes n’ont pas d’autres modes de gestion des risques qu’une action statistique. À l’aide de moyens technologiques et de modélisations toujours plus fines, les situations particulières sont prises dans le filet d’un « événement largement conformé par les chiffres » [6], au point qu’il n’est plus possible de poser ce qu’Emmanuel Didier, sociologue de la quantification, appelait une « question inconvenante » : « Pourquoi est-il si important de sauver les vies du Covid-19 ? [7] » Cette question est devenue en l’espace de trois ans un tabou qui vous expose même au soupçon d´ « eugénisme ». Pourtant cette question n’est pas en train de dire qu’il faut laisser mourir les gens du Covid. Elle demande pourquoi cette situation déclenche cette réponse. Laisser mourir les gens, c’est du reste ce que le capitalisme laisse faire quotidiennement. On peut citer ici la phrase pénétrante de Foucault pour définir le « biopouvoir » : « On pourrait dire qu’au vieux droit de faire mourir ou de laisser vivre s’est substitué un pouvoir de faire vivre ou de rejeter dans la mort. » [8]

Lorsque nous nous demandons comment le capital se saisit de la vie, plusieurs niveaux sont entremêlés : 1/ ce que le capital fait au vivant humain et non-humain ; 2/ la manière dont le capital lui-même « vit » en pompant du travail vivant pour créer de la valeur ; 3/ la manière historique dont l´État compense ses effets humains par la gestion statistique des corps et des populations (biopouvoir au sens foucaldien) ; 4/ la manière dont il tente de surmonter sa contradiction fondamentale dans la quatrième révolution industrielle en appliquant les « technologies de convergence » à tout ce qui existe, pour faire émerger un ordre hybride. Plus de travail mort, plus de travail vivant, mais quelque chose comme du mort-vivant (dont « l’intelligence organoïde » [9] du genre d’un cerveau dans un bocal pourrait être l’image ironique). Cette synthèse réconcilierait tout ce que le capitalisme a séparé dans sa phase d’instauration : tout ce qui a été concassé en poussière d’éléments pourrait être reconfiguré à son image. Le seul problème est que cette tendance précipite encore plus rapidement la désubstantialisation de la valeur sur laquelle repose la reproduction capitaliste. Fusionner le physique, le biologique et le numérique avec l’économique consacre pour le capital la tentative de se « survivre » en s’enterrant.

Attribuer cette gestion de la vie, comme le fait Giorgio Agamben, à une emprise du souverain sur la « vie nue » reste tributaire d’une conception classique du pouvoir en deçà des analyses de Foucault. Les éléments déterminants de la nouvelle équation politique sont laissés de côté : 1/ Le compromis social propre aux démocraties libérales hérité de l’époque fordiste, où le citoyen attend de l’État la reconnaissance et la sécurisation de ses droits privés en échange de sa participation à l’effort de valorisation collectif. L’effondrement de cette confiance met en péril le système capitaliste lui-même, qui n’a pas le pouvoir de convaincre les gens qu’ils vont bien si ce n’est pas le cas. 2/ Le cadre de valorisation capitaliste dans lequel s’inscrivent de telles politiques, qui détermine en dernier ressort la marge de manœuvre des interventions étatiques. Celles-ci misent de plus en plus sur une techno-politique pour maintenir un système politique lui-même en train de se disloquer (crise de reproduction et crise de confiance).

La situation pandémique doit être analysée du point de vue de la collusion entre la réduction statistique des risques sous contrainte grandissante de crise économique et la demande populaire correspondante de sécurisation de la vie par le système qui pourtant la rend à terme impossible, le tout dans un contexte de délitement global des anciennes garanties. Elle s’inscrit dans la complémentarité moderne entre « intérêt général » et droits privés. Le citoyen qui s’attend à un traitement immédiat de la pandémie et des moyens matériels adéquats met l´État au pied du mur. L´État le lui rend bien en instaurant un état d’exception et une gestion du risque remontant jusqu’à l’intime. La pandémie de Covid-19 arrive dans un contexte de montée globale des incertitudes et des risques qui justifie la nécessité d’intervenir pour les contenir, en même temps que l’intolérance populaire grandissante à leur endroit. Tous les ingrédients d’une confrontation sociale aigue sont là indépendamment du Covid, comme le rappelle la vague mondiale de soulèvements en 2019.

Dieu la valeur d’usage

Devant toutes les incohérences qu’impliquent ce contexte — et que la vaccination de masse avait pour espoir de lever magiquement — une réaction sceptique n’est pas exagérée. Elle était d’ailleurs répandue chez des gens qui n’avaient aucune affinité avec le moindre discours complotiste. Beaucoup se sont pliés aux règles et se sont fait vacciner pour ne pas être « emmerdés » — comme le leur promettait Macron — sans être des personnes particulièrement irresponsables. La méfiance était justifiée envers les vaccins quand la presse officielle rappelait que les entreprises productrices de vaccins traînaient depuis des années des procès pour non-respect de la réglementation et de la sécurité des produits, qu’en outre l’entreprise Pfizer jouissait dans le cadre d’un accord passé avec l´Union Européenne d’une clause de non-responsabilité en cas de poursuite judiciaire pour des effets indésirables du vaccin contre le Covid, sans parler enfin de communications et contrats opaques entre Pfizer et Ursula von der Leyen contraignant l´UE à acheter des centaines de millions de doses devenues entretemps superflues [10]. Il n’y a aucune raison de faire confiance à qui que ce soit en ce monde. Les fantasmes sur les intentions maléfiques de Bill Gates ou sur les modifications génétiques induites par le vaccin à ARN viennent distraire d’une réalité beaucoup plus prosaïque. Sans rentrer aussi dans la discussion sur les effets secondaires qui, comme toutes les autres, est grevée d’une montagne de fantasmes de part et d’autre — fantasme d’innocuité contre fantasme d’empoisonnement — il n’y avait rien d’insensé à bien peser sa décision de se faire vacciner dans un tel contexte et à refuser de se faire intimider par le chantage à la « solidarité ». Or c’est précisément ce que la discussion sur le vaccin obligatoire fut tentée de court-circuiter.

Ce cirque n’était pas destiné à « protéger la santé des citoyens » mais à garantir la poursuite la moins entravée possible de l’appareil de production et à éviter l’effondrement du système hospitalier déjà bien mal en point. Dès lors, les tergiversations entre le sauvetage de l’économie et le sauvetage des vies n’ont plus cessé [11]. Il ne s’agit que des fonctions régulières de l´État. Même la mise à l’arrêt de l’économie mondiale au printemps 2020 — qui n’a décidément pas fini de stupéfier — peut se passer d’hypothèses fortes : la plupart des gouvernements européens, confrontés à une situation inconnue et potentiellement ingérable, ont préféré confiner et délivrer des plans de soutien et de relance mirobolants que de risquer pire encore si une hécatombe semblable à celle du nord de l´Italie devait se généraliser. Disons que c´est la moindre des choses qu’on pouvait attendre d’eux. Aucun gouvernement ne peut se permettre de laisser tranquillement mourir des milliers de gens sans raison valable, sous peine de précipiter encore plus rapidement le compromis social déjà en plein délitement dans un véritable chaos. Le fait de « laisser mourir » qui est une réalité quotidienne du capitalisme mondialisé ne doit pas ici apparaître dans toute sa crudité. Le gouvernement doit donner des gages (statistiques au moins) de son « effort de guerre ».

En ceci, la théorie critique devrait refuser d’entrer dans la discussion éculée sur « la liberté ou la vie » qui ne propose rien d’autre que de rogner (modérément) dans la liberté (bourgeoise) pour sauver la vie (bourgeoise) en évitant systématiquement une discussion de fond sur la nature de ce dilemme. Habermas nomme de manière caractéristique le virus un « événement naturel » [12] et légitime ainsi par avance le compromis politique avec un essentialisme vitaliste, qui ne se préoccupe pas des causes de l’apparition et de la diffusion de telles pandémies (déforestation, élevage de masse, etc.) ni de leur mode de traitement technique, mais seulement de savoir s’il est possible de démontrer que la protection de la vie est un bien suprême afin de clore le caquet à ceux qui le contestent. De fait, ce sont surtout les libertariens ou les covidosceptiques qui mettent en avant les libertés privées au détriment des restrictions d’intérêt général. Les tenants de la « protection de la vie » rétorquent que bourgeoise ou non, la vie est la vie, et que ne pas intervenir signifie de facto le sacrifice des plus faibles. Habermas affirme qu’il n’y a pas de conflit entre la « liberté et la vie » puisque la liberté suppose la protection de la vie comme précondition. Cette élégante solution reste centrée sur le conflit des droits privés et n’examine pas le cadre sociétal et même planétaire dans lequel se déroule ce conflit. La discussion sur la biopolitique est enterrée en ratiocinant de manière immanente aux catégories en place pour finalement les justifier [13]. Car la question n’est pas de savoir si l´État libéral a le devoir de faire le possible pour éviter le maximum de morts et si ce devoir est prioritaire à tout autre droit subjectif (on peut lui accorder formellement cette fonction), mais de savoir ce que ce devoir de protection se met à signifier dans le contexte d’une montée des risques parallèlement à la diminution structurelle des moyens de les prévenir ou d’y faire face. Les fonctions de l’État ne sont pas moins fragilisées par la crise que les autres aspects de l’existence sociale et pas moins soumises à l’automatisation et la numérisation que le monde du travail. Le résultat final d’une telle tendance ne peut être mathématiquement que la dictature du système technicien. Ce n’est pas la dictature par volonté dictatoriale du souverain de suspendre les libertés publiques (comme le craignent les négationnistes du corona) mais la dictature des moyens techniques susceptibles de remplir cet objectif impossible. Plus cet objectif est irréalisable, plus les moyens employés seront nécessairement autoritaires. En se rangeant du côté du bon sens pratico-juridique, on se met donc du côté de ceux qui entérinent l’approche d’une limite absolue où se rejoignent la plus grande vulnérabilité humaine soumise à de nouveaux facteurs de risques et la gestion technique la plus impersonnelle : le face-à-face entre la machine et l’homme nu [14].

La gestion technique n’intervient que dans le sens de la minimisation absolue d’un chiffre, sans préjudice de ceux qui tombent en dehors du chiffre. Il n’y a donc pas moyen de se mettre dans le bon camp de ceux qui critiquent chez leurs adversaires le « darwinisme social » car, tôt ou tard, c’est lui qui fait loi. Il y a toujours quelqu’un qui tombe froidement en dehors du chiffre. Un être humain qui ne pourrait pas sauver tout le monde serait remercié d’avoir essayé. Un chiffre qui laisse tomber son reste n’est qu’une survie augmentée vers sa propre maximisation numérique, dont le reste humain est un déchet. Dans la République des chiffres, le but absolu est de « faire vivre un chiffre maximum » et de « laisser mourir le reste », pour paraphraser la formule de Foucault.

Dans ce cadre, toute référence positive à la « santé » comme ce que visaient les mesures sanitaires relève du fétichisme de la valeur d’usage qui considère que les produits du capitalisme sont destinés à notre bien-être. L´État vise uniquement à produire des statistiques crédibles de ses interventions sous contrainte de valorisation capitaliste et de la justification du cadre légal correspondant, mais non à « protéger la vie ». Si l´État se souciait de la « santé », il interdirait immédiatement les milliers de substances chimiques qui détruisent le monde à petit feu et qui sont accusées par l´OMS de provoquer 7 millions de décès prématurés tous les ans et par une étude du Lancet plutôt 9 millions [15]. De quel droit cet empoisonnement continu mérite-t-il d’être ignoré cependant que la pandémie est érigée en urgence absolue ? Et quand la Commission Européenne s’empare du dossier des substances toxiques dans le but d’aboutir à leur interdiction, il faut dire pareillement qu’elle ne protège pas notre « santé », mais la réduction statistique des risques (et des coûts) associés à l’augmentation constante de telles substances dans l’environnement, sans parler d’une fragilisation des États de plus en plus souvent attaqués par des associations de citoyens. Ceux qui accusent les lobbys de faire capoter une telle ambition oublient pour leur part de quoi est fait leur propre quotidien, à savoir l’omniprésence de tels produits, dont l’éviction aurait des conséquences incalculables sur l’économie, mais aussi sur leur confort, et qu’aucune instance politique, mandatée pour faire tourner la machine, ne peut se permettre. Les substances toxiques ne semblent donc pas prêtes de s’arrêter et avec elles notre empoisonnement continu. Il en va de même pour l’idée somme toute assez raisonnable qu’un confinement prolongé de l’appareil de production aurait (peut-être) évité de nombreux morts du Covid. Mais quel État pouvait endosser une telle décision sans l’assortir d’un effondrement économique dont personne n’est prêt à assumer les conséquences ? Et quelle autre alternative alors qu´un contrôle social de chaque instant, comme en Chine ?

Passé le choc du premier confinement, il ne restait pour les démocraties occidentales que la tergiversation permanente entre le contrôle autoritaire de la vie sociale et de la culture et le relatif laisser-faire dans la sphère de la production. En aucun cas, on n’a agi sur les causes qui donnèrent à cette pandémie son caractère planétaire et fulgurant : on répondit par des moyens qui ne pouvaient être que techniques, autoritaires et incohérents, pendant que les plans de relance s’assuraient que la production reprenne comme avant. Les dilemmes éthiques manifestés à cette occasion eurent le parfum de la morale bourgeoise, qui pleure des larmes de crocodile sur des choix impossibles sans envisager de mettre en cause leur matrice sociale. C’est ainsi que l’Allemagne a passé en 2022 une loi qui qui encadre le tri des patients en cas de débordement hospitalier. L’alibi éthique imparable de la lutte contre la discrimination parvient ainsi à renverser une vieille intuition éthique (celle d’une obligation particulière résultant d’une situation particulière) en gestion la plus lisse et impersonnelle possible des cas de conscience résultant d’un choix impossible. Avec ceci, le principe du tri des patients est perversement légalisé. Le « biocapital » encadre de plus en plus finement la gestion de la vie et de la mort par la réglementation éthique et biopolitique des risques qu’il engendre lui-même. Le « matériel humain » passe par pertes et profits dans cette comptabilité.

Plutôt que de mettre en évidence l’insupportabilité de cette contradiction, qui est insoluble dans les conditions existantes, les protestataires « antivax » se sont focalisés sur l’atteinte aux « libertés fondamentales » nourries de fake news pour faire diversion sur la mauvaise foi de leur argumentation principale : car il reste incontestable que la vaccination de masse diminuait le nombre absolu de morts du Covid. Là n’est pas le problème. Le problème est de savoir si nous sommes prêts à accepter que cet objectif soit atteint par ce moyen sans remettre en cause la logique même d’emballement de la crise qui coince l’humanité de tous les côtés. Les antivax persistaient pour leur part à présenter comme un bien supérieur les libertés formelles dont nous crédite encore dans les pays démocratiques un capitalisme en bout de course au prix du sacrifice consenti d’une partie de l’humanité. Selon cette vision, la liberté est une chose qui est accordée ou refusée par les pouvoirs en place indépendamment des moyens disponibles et du cadre objectif de la valorisation capitaliste. Cette explication infantile suppose que les moyens sont toujours là : il suffit que l’entité paternaliste le « veuille » et le reste suivra. À quel endroit exactement se produit donc le glissement, qui d’une réaction de bon sens devant tant de contradictions, verse dans une théorie attribuant aux porteurs de fonction des capacités d’action dont il ne faut surtout pas aller vérifier s’ils les ont vraiment ?

Il va de soi que ce n’est pas dans une telle position qu’il faut situer la critique de la politique sanitaire. Il faudra plutôt mettre en évidence pourquoi la progression de la crise de reproduction induite par l’affaiblissement structurel de l’accumulation capitaliste ne pourra que conduire l’ensemble de la société vers des choix de plus en plus impossibles dans lesquels nous ne devrions pas trancher, sauf à consentir au dilemme du marin sous la forme nouvelle de son traitement technique. Accepter ce choix, c’est finir mangé soi-même. Le pragmatisme réaliste ne fait qu’aiguiser la contradiction sans la résoudre et précipiter d’autant mieux les foules dans une explication irrationnelle de leur malheur. Peut-être dira-t-on qu’il est facile de critiquer les politiques sanitaires ; qu’aurait-on à proposer de mieux ? Je dirais que si la santé de la population était la véritable urgence, l’arrêt de l’économie serait une chose non négociable et les autres mesures viendraient seulement de surcroît (y compris la mise au point d’un vaccin). Si la sphère politique ne dispose pas de cette marge d’action et qu’elle est bien plus paniquée qu’il n’y paraît, alors son crime est de faire croire le contraire et de maintenir ainsi un système qui menace la vie au nom de la sauver. Il ne manquerait plus qu’on prenne en pitié ses officiants sous couvert de reconnaître leur coinçage ! Nous devons au contraire exiger que les choses soient dites (les « choses », c’est-à-dire non pas quelque complot ourdi par les élites mais l’état de la situation réelle), en commençant par les dire nous-mêmes. Pour le reste, nous pouvons concéder le bricolage politique. Les politiques sanitaires ne sont pas scandaleuses en soi mais intrinsèquement paradoxales. Si elles veulent protéger la vie, qu’elles en tirent l’ultime conséquence sur l’économie. Si elles veulent s’assurer que l’accumulation capitaliste poursuive sa course folle, qu’elles cessent de parler de protéger la vie. C’est cela que nous devons exiger des gouvernements. Ce qu’il faut refuser dans le passage en force de la vaccination de masse, c’est la fausse réconciliation d’une contradiction non traitée. Ce qui ne peut pas être concédé, c’est l’intimidation autoritaire de la force publique qui met chaque individu au pied du mur pour ne pas admettre son propre coinçage.

Profil de paranoïa

S’il ne s’agit pas de la protection de la santé, de quoi s’agit-il au juste ? Contrairement au citoyen tétanisé de peur et respectant servilement des règles qui détruisent tout ce qui reste de lien social mais surtout sans toucher au travail, le complotiste, pris jusqu’au cou dans les contradictions qu’il repère en dehors de lui mais pas en lui-même, arrive à la conclusion qu’on ne la lui fera pas, qu’il y a une raison à tout cela, et que cela doit bien profiter à quelqu’un. Quelque chose cloche, et un scénario s’impose pour combler les fissures. Les incohérences mentionnées plus haut dans la gestion de pandémie devraient pourtant lui assurer qu’il n’y pas de master plan.

Freud s’est justement posé la question de savoir ce qui distingue une théorie scientifique d’un délire, compte tenu du caractère systématique que peuvent emprunter aussi bien l’un que l’autre. C’est parce qu’il croyait en la science pour s’orienter dans la recherche qu’il proposa de baser « le travail thérapeutique sur le fait de reconnaître avec [le fou] le noyau de vérité contenu dans son délire » [16]. Il ajoute en conclusion du même texte : « Si l’on considère l’humanité comme un tout, et qu’on la mette à la place de l’individu isolé, on trouve qu’elle aussi a développé des délires inaccessibles à la critique logique et contredisant la réalité. S’ils peuvent malgré cela exercer un empire extraordinaire sur les hommes, la recherche conduit à la même conclusion que pour l’individu isolé. Leur pouvoir provient de leur contenu de vérité historique, vérité qu’ils ont été puiser dans le refoulement de temps originaires oubliés. » Freud noie le poisson de sa formulation dans le continuum transhistorique de la phylogénèse, parce qu’il pense surtout aux phénomènes religieux. Cela ne devrait pas nous empêcher de contextualiser sa proposition et de considérer que les délires collectifs contiennent, eux aussi, un noyau de vérité qui doit être rapporté à sa véritable source historique. Étant donné que l’exploration psychanalytique proprement dite s’applique à une formation psychique individuelle — qui ne peut pas être généralisée — il ne s’agit pas de savoir ce qui conduit certains individus particuliers dans leur cas particulier à « choisir » l’option complotiste pour s’expliquer le monde et à établir ici une psychopathologie générale. Il faut plutôt isoler le noyau de vérité historique qui habite la théorie du complot.

Étant donné l’affinité subjective de certains individus avec l’explication paranoïaque, elle doit être replacée dans les conditions objectives qui lui sont faîtes et qui peuvent favoriser sa concrétion sociale. La situation décrite par Marx d’un producteur isolé, mis en concurrence avec tous les autres et auquel font face ses propres relations sociales objectivées, en constitue la trame moderne ; mais dans le processus de fragmentation postmoderne, cette situation se complique encore du fait que des institutions politiques qui se sont stabilisées dans la phase d’ascension du capitalisme perdent leur moyen d’action, bien que leurs anciennes promesses ne cessent pas d’exister pour autant. Ces institutions, coincées dans la légitimation antérieure de leur fonction, continuent de promettre le redressement des services publics et des interventions de nature keynésienne alors même que, cela crève les yeux, c’est le contraire qui s’avance de tous les côtés.

La vision d’un monde gouverné par des puissants qui conspirent contre le bon peuple suppose un investissement subjectif dans la chose politique et une fixation sur des figures électives de la vie publique. Cette vision se consolide autour de l’identification d’un groupe affinitaire qui se sent préjudicié contre un groupe dominant. L’interprétation conspirationniste excepte son auteur du fonctionnement social pour en accuser un autre groupe, dont il aimerait faire partie. Le capitalisme n’est pas analysé comme structurellement générateur d’impossibilités logiques, mais il fait l’objet d’une perception tronquée (par exemple anti-néolibérale transversale) qui m’exclut, moi, de certains privilèges dont je crois pouvoir constater que d’autres en jouissent sur mon dos — d’autres qui sont ceux que j’aimerais être ou dont j’aimerais faire partie, sur fond d’un intérêt déçu pour la politique et d’une angoisse de déclassement. Cela ne veut pas dire que tous les discours régressifs émanent de paranoïas cliniques ; on l’a dit, il ne s’agit pas ici de psychopathologie. Au contraire, et selon la méthode constante de Freud, ce sont les mécanismes mis à jour dans l’étude détaillée de la paranoïa clinique qui peuvent éclairer des formations projectives « normales » dans un contexte de sensibilité accrue à la progression de la crise. On peut y reconnaître un « noyau de vérité » en ceci que le complotiste a bien perçu une détérioration sociale dont le fonctionnaire de l’ordre, lui, ne veut rien savoir en continuant de croire que tout continue comme avant ou que du moins tout va rentrer dans l’ordre.

Il n’est pas difficile de s’en prendre à de telles constructions en se rangeant du côté des personnes saines d’esprit et respectueuses des résultats de la science. Pour autant, cette position quelque peu hautaine ne prend pas en considération le coinçage de la population privée d’explication et de marges d’action devant la détérioration générale de la reproduction sociale. Combien d’entre nous n’ont-ils pas dû se fâcher à de multiples reprises contre les porteurs de tels discours ? Des éléments de pensée paranoïaque sont distillés partout, dans chaque discussion de comptoir ou manifestation politique, enclenchant un véritable réflexe d’épuration dans la gauche. Mais l’essentiel n’est peut-être pas là. Il faut reconnaître que l’irrationnel naît d’une insuffisante analyse de la normalisation de l’état d’exception dont Robert Kurz avertissait dans Impérialisme d’exclusion et état d’exception. Plus la raison statistique s’enfoncera dans son propre délire, plus elle nourrira les tentatives d’explication irrationnelles qui surgissent en son sein. Car la raison statistique, elle aussi, nous assure qu’elle maîtrise la situation alors que c’est faux.

Les explications fantastiques viennent ici combler un trou dans un savoir qui se prétend lui-même totalisant et sans reste et qui contredit le témoignage de la réalité. Le réalisme opportuniste qui s’accommode du management de crise avec l’idée que « quelqu’un s’occupe de la situation » n’est pas moins régressif — quoique moins spectaculaire à première vue — puisque le gouvernement ne réagit pas en fonction d’une connaissance de l’avenir mais en fonction de modélisations des risques. Ces modélisations ne constituent pas un savoir et encore moins une protection, mais un mode technique du « traitement de la contradiction » (Robert Kurz) adéquat à la raison d’État. S’en remettre à sa fausse objectivité consiste à renoncer à théoriser justement la contradiction elle-même. Car il va de soi que ce n´est pas le raffinement des statistiques et le dialogue des chiffres avec eux-mêmes qui vont nous tirer de l’impasse. La contradiction n’est pas levée ou résolue mais au contraire aiguisée par son traitement technique. Qu’on fantasme des plans cachés ou qu’on s’en remette aux stratégies de crise gouvernementales, un savoir supposé à l’Autre vient dans les deux cas combler la faille dans le savoir. L’extrême incertitude et vulnérabilité collectives est certes, pour beaucoup, à la limite du soutenable, dans un monde où on passe son temps à parler d’anticiper les risques. Il est tentant de mettre à cette place un savoir et un pouvoir infaillibles, celui des experts ou celui d’un complot mondial ; mais il faut bien voir que ces deux tendances se nourrissent mutuellement et rivalisent pour occuper la même place.

L’individu livré au bilan continu des chiffres officiels et sommé de s’incliner devant leur résultat est dépossédé d’une capacité d’appréciation des risques qu’il fait courir à soi-même et à d’autres, tout comme il est séparé de l’appréhension directe de la logique de la production capitaliste. Pourtant cette appréciation détermine toujours aussi l’issue d’une lutte contre une épidémie. Elle est imparfaite et incertaine et n’a pas à son avantage la production chiffrée de son résultat, mais elle est socialisable (au sein d’une famille, d’un quartier, d’un lieu de travail, etc.). Personne ne souhaite tuer sa grand-mère en éternuant à côté d’elle ; mais peut-être la grand-mère préfère-t-elle cet éternuement à un mortel isolement social. Combien de vieillards récalcitrants à la vaccination avouaient assumer le risque qu’ils prenaient ? La « quantodémie » [17] couronnée par une tentative d’imposition autoritaire de la vaccination de masse dénie notre intelligence des choses, notre capacité sociale d’apprécier un contexte et de prendre soin les uns des autres. Elle se contredit elle-même par son empressement cynique à remettre en route tout ce qui a contribué à l’irruption et la diffusion fulgurante de cette pandémie. Elle se prépare déjà pour la suivante comme elle se prépare pour un réchauffement de 4°. Elle s’inscrit ainsi dans la continuité de toutes les autres dépossessions sociales qui nous habituent au management de la catastrophe.

Mais comme le gouvernement agit lui-même sous facteur de contrainte (notamment l’incapacité des moyens hospitaliers à faire face à un pic de contaminations), l’appréciation individuelle ou locale n’est pas en mesure d’exercer sa capacité d’analyse, d’autant que chacun s’attend à être traité correctement s’il tombe malade. C’est en ceci que la « facture » de la contradiction sociale retombe toujours à la fin sur les individus d’une façon traîtresse : le bilan statistique homogénéise toutes les particularités épidémiologiques, il prend les individus au corps comme « politique des grands nombres » (Alain Desrosiéres) et non comme intelligence sensible et singularisée. Cette contradiction est en train de devenir insoutenable dans tous les domaines de la reproduction sociale. Le noyau paranoïaque de la subjectivité moderne est livré de plein fouet à la crise et au délitement des médiations sociales qui faisaient tenir l’ensemble dans la phase d’ascension du capitalisme : comment ne perdrait-on pas toutes les pédales ?

La montée des risques ne peut que conduire à aiguiser cette contradiction en direction d’un antagonisme social toujours plus violent. Pourtant le refus du traitement techno-politique des crises — désormais confié aux capacités croissantes de l’intelligence artificielle — ne devrait pas être intrinsèquement porteur d’une pente glissante vers des fantasmes de complot. Si la dénonciation personnificatrice est l’expédient d’une critique qui n’est pas menée jusqu’au bout, cela vaut autant pour la personnification des « volontés » politiques auxquelles sont prêtées des marges d’action invraisemblables que pour la dénonciation des idéologies de crise populaires à qui on ferait porter tout le poids de la confusion. La focalisation sur les volontés politiques ne vaut pas mieux qu’une pychologie de comptoir (qui n’a rien à voir avec le déchiffrement de l’inconscient) et la focalisation sur la dérive protofasciste de la société risque de faire oublier l’analyse de son terreau au profit d’un opprobre moral. La confusion qui mène au confusionisme est manifestement entretenue par le discours politique lui-même, qui n’a pas à en être dédouané. C’est pourquoi la banalisation de telles idéologies de crise n’est peut-être ni plus ni moins inquiétante que l’acceptation passive d’une gestion technique de la crise comme mode opératoire principal de la sphère politique, ainsi que le maintien inflexible d’un discours de maîtrise et de progrès par ses élites, position qui a vrai dire comporte aussi quelque chose de délirant.

L’aiguisement réel de la contradiction doit donc être accompagné d’un aiguisement théorique correspondant. Le parti pris pour le discours de la « protection de la vie » accrédite le glissement vers la « vie administrée », qui n’a pas d’autres limites que celles de la crise elle-même, c’est-à-dire la réduction de l’existence à un minimum vital tendanciellement acheminé vers la pure et simple survie, où l’arbitrage sera de plus en plus confié à l’intelligence artificielle, faute pour les porteurs de fonction d’assumer une quelconque « décision » dans un contexte où tous les choix sont impossibles. Ainsi l’accusation de vitalisme réactionnaire maniée dans certains cercles contre les complotistes peut tout aussi bien s’appliquer à ceux qui nient simplement la pandémie qu’à ceux qui ne voient qu’elle et acceptent en son nom une ingérence sans précédent dans la gestion de la vie. « Eugéniste toi-même ! » pourrait bien être une insulte à double tranchant dans le contexte d’aiguisement des contradictions du vitalisme capitaliste non analysé.

La rédaction d´Exit! a opposé en 2022 une fin de non-recevoir à des textes jugés non dignes d’une discussion. Des éléments de complaisance indéniables — comme le soutien à un séminaire fréquenté par des personnes complotistes à l’Université de Vienne [18] ou bien une porosité aux thèses de Fabio Vighi [19] — conduisent maintenant le groupe Exit! à se distancier violemment de certains de ses ex-membres accusés non seulement de défendre les positions antivax, mais aussi de promouvoir des lectures personnificatrices de la crise témoignant d’un « antisémitisme structurel », de faire le jeu d’un « darwinisme social » eu égard au nombre de morts ou de sacrifier à la « religion statistique » en produisant des analyses statistiques différenciées. Les catégories d’analyse sont transformées en insulte, comme une chambre d’amplification de ce qui se déchaîne sur les réseaux sociaux. Du jour au lendemain, tout absolument tout, semble opposer des personnes qui se connaissaient depuis des années ou des décennies. La pureté doctrinale est ainsi préservée d´un seul côté. Cela a pour effet de cliver les deux moitiés de la contradiction qui vont maintenant suivre leur chemin séparé dans deux groupuscules « frères ennemis » comme on en connaît tant d´autres dans l´extrême gauche (ou dans l’histoire du mouvement psychanalytique). Le « narcissisme des petites différences » (Sigmund Freud) pourra s´y épanouir et divertir les uns et les autres d’une élaboration théorique plus exigeante. N’aurait-on pas pu éviter ça ? L’occasion de contenir la contradiction et de la traiter jusqu´au bout a été manquée, ouvrant la voie à des traitements qui ne pourront que suivre sans retenue leur penchant initial pour maintenir leur fragile cohérence identitaire. On peut craindre que ceux qui ont finalement penché en faveur de la raison d´État consolident leur position, et que ceux qui ont banalisé des discours complotistes ne soient plus retenus d’y glisser tout à fait.

La critique de la valeur-dissociation, a apporté une interprétation nouvelle de la troisième révolution industrielle (celle de la microélectronique) en montrant combien elle a été décisive dans la désubstantialisation de la valeur et la fuite en avant compensatoire dans la financiarisation. La critique de la valeur-dissociation ne doit pas continuer à ignorer les effets de ladite quatrième révolution industrielle qui lui fait suite et qui est définie explicitement par ses promoteurs comme « la fusion du physique, du numérique et du biologique ». Ce n’est pas intrinsèquement faire preuve de complotisme que de voir dans cette évolution des potentialités autoritaires d’un genre inédit qui, dans un contexte de montée globale des risques, pourraient être largement accueillies socialement et politiquement comme le seul traitement adéquat de crises économiques, sociales, sanitaires et écologiques de plus en plus ingérables. Le refus de sombrer dans la fausse immédiateté du « risque vital » qui nous prend à la gorge  (et dont la pandémie constitue un avant-goût amer) doit faire l’objet d’une critique qui se hisse précisément à ce niveau-là de la contradiction systémique et qui ne laisse pas le terrain libre au seul fanatisme conspirationniste.

Sandrine Aumercier, mars 2023


[1] Le dernier éditorial d’Exit! en témoigne  notamment:  https://exit-online.org/textanz1.php?tabelle=aktuelles&index=2&posnr=853. Il fait suite à la scission de certains membres d’Exit! qui se sont réunis sur le site wertkritik.org.

[2] https://www.liberation.fr/international/amerique/aux-etats-unis-les-antivax-harceles-jusque-dans-la-mort-20220209_5KBXS3JUWFFS5PIF3GJA6PR34Q/

[3] Diverses rubriques de check news ont été créées à cet effet dans les journaux ces dernières années.

[4] Alain Desrosiéres, La politique des grands nombres, Paris, la Découverte, 1993.

[5] https://www.lemonde.fr/addictions/article/2017/05/30/le-tabac-tue-plus-de-7-millions-de-personnes-par-an-dans-le-monde_5135934_1655173.html

[6] Emmanuel Didier, « Politique du nombre de morts », AOC, 16 avril 2020, en ligne : https://aoc.media/opinion/2020/04/15/politique-du-nombre-de-morts/

[7] Ibid.

[8] Michel Foucault, Histoire de la sexualité, I, Paris, Gallimard, 1976, p. 181.

[9] https://www.frontiersin.org/journals/science/articles/10.3389/fsci.2023.1017235

[10] https://www.liberation.fr/checknews/le-groupe-pfizer-a-t-il-ete-condamne-par-le-passe-a-des-milliards-de-dollars-damendes-20220106_RP6Q4O5BKBFUBAGN2DI3SCYN3I/ ;

https://www.liberation.fr/checknews/est-il-vrai-que-pfizer-beneficie-dune-clause-de-non-responsabilite-en-cas-deffets-secondaires-apres-vaccination-20220205_FHU353LMIZDFRCT2Y2GZOTFBBE/

[11] Ceci a été développé dans Anselm Jappe, Clément Homs, Gabriel Zacarias, Sandrine Aumercier, De virus illustribus, Albi, Crise & Critique, 2020. Il faut dire aussi que la responsabilité pénale des décideurs est engagée en cas de crise sanitaire : https://www.dalloz-actualite.fr/node/responsabilite-des-decideurs-publics-en-periode-de-crise-sanitaire#.Y1Bifi8ivq0

[12] Jürgen Habermas, « Grundrechtsschutz in der pandemischen Ausnahmesituation. Zum Problem der gesetzlichen Verordnung staatsbürgerlicher Solidarleistung », dans Klaus Günther, Uwe Volkmann (sous la dir.), Freiheit oder Leben?, Francfort, Suhrkamp, 2022, p. 22. Voir aussi Jürgen Habermas, Klaus Günther, « Kein Grundrecht gilt grenzenlos », Die Zeit, 07.05.2020.

[13] Jürgen Habermas, « Grundrechtsschutz…», op. cit., p. 44.

[14] Ceci est déjà une réalité aux frontières de l´Europe dont peu de monde s’émeut ; on constatera aussi que la rhétorique du droit à la protection et à la sécurité et du respect de l’éthique est omniprésente dans la politique européenne des frontières, ce qui revient à peu près à défendre la protection avec des drones, la sécurité avec des capteurs de mouvement et l’éthique avec des caméras https://www.theguardian.com/global-development/2021/mar/26/eu-borders-migrants-hitech-surveillance-asylum-seekers ; https://www.theguardian.com/world/commentisfree/2023/feb/15/eu-far-right-migration-fortress-europe

[15] https://www.lemonde.fr/planete/article/2018/05/02/la-pollution-de-l-air-tue-7-millions-de-personnes-par-an-dans-le-monde-alerte-l-oms_5293076_3244.html ; https://www.geo.fr/environnement/la-pollution-provoque-la-mort-prematuree-de-9-millions-de-personnes-par-an-dans-le-monde-209944

[16] Sigmund Freud, « Constructions en analyse », dans Résultats, idées problémes, II, Paris, PUF, 1985 [1938].

[17] Voir la conférence de Emmanuel Didier : « Quantodémie : le nombre comme outil de gouvernement de la pandémie », en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=QoEOrsVTLpc

[18] https://www.streifzuege.org/2022/der-autoritaere-konformismus-der-akademischen-jugend/

[19] Pour se faire une idée des thèses de cet auteur, qui rencontrent beaucoup d’enthousiasme dans divers milieux, on peut consulter ses articles sur le site The Philosophical Salon : https://thephilosophicalsalon.com/author/fabiovighi/ On trouve en français la traduction de deux de ses articles  sur le site Les Amis de Bartleby : https://lesamisdebartleby.wordpress.com/2021/11/16/internationale-negative-critique-de-leconomie-politique-du-virus-suivi-de-la-prophetie-autorealisatrice-de-fabio-vighi/#more-3309. Vighi reprend explicitement la théorie de la crise de Kurz dans son livre Unworkable, mais amputée de l’analyse catégorielle. Il la met au service d’une théorie du complot particulièrement bien ficelée : pour lui le Capital fabrique délibérément les crises dont il a besoin pour pouvoir s’injecter de l’argent neuf et repousser son effondrement inéluctable. La pandémie est en ce sens un « coup mondial orchestré avec un génie sadique » (sic). Vighi n’explique pas comment le sujet automate « sait » ce qu’il doit faire pour déjouer sa propre crise.

Sohn-Rethel et les mutations de la physique moderne

Nous publions ici, avec l’aimable accord de la maison d’édition scientifique des Presses Universitaires de Strasbourg et la collaboration gracieuse de Françoise Willmann, ce texte de Rainer Gruber paru dans le Hors-Série n°15 de 2020 de la revue Recherches Germaniques consacré aux apports d’Alfred Sohn-Rethel [1]. Comme nous aurions apprécié d’échanger avec l’auteur, c’est avec regrets que nous avons appris à cette occasion son décès pendant l’été 2022. Nous considérons de ce fait cette traduction comme un hommage posthume. Rainer Gruber était physicien retraité de l’Institut Max Planck pour la physique extraterrestre et s’intéressait aux domaines limitrophes impliqués par la physique moderne, telle que la théorie de la connaissance et la théorie esthétique. Ce texte nous paraît apporter, à la suite de Sohn-Rethel, une précision fondamentale en situant la forme a priori de la connaissance non pas dans le cerveau du scientifique (c’est-à-dire en dernière instance dans un produit de l’évolution encore perçu comme « naturel »), mais bien dans la forme des rapports sociaux historiquement déterminés et accessible par l’approche dialectique, seule capable de dépasser l’aporie classique de l’idéalisme et du matérialisme.


I

Sohn-Rethel insista sur le fait que le conflit entre l’utilisation de la dialectique dans les sciences sociales, d’une part, et l’utilisation d’une logique d’exclusion dans les sciences naturelles, d’autre part, doit s’acheminer vers une résolution, faute de quoi toute utopie politique doit nécessairement déboucher sur une domination technocratique. Je voudrais présenter une solution possible à ce conflit. Elle résulte d’une analyse du mouvement propre de la physique.

Très grossièrement, on peut dire que depuis leur naissance, le capitalisme et la physique marchent main dans la main, comme frère et sœur. Le capitalisme a favorisé le développement de la physique et la physique a favorisé le développement du capitalisme.

Cette fraternité s’enracine dans la logique d’exclusion marquée par le postulat de la propriété privée : à moi et pas à toi. Elle déclenche l’abstraction de l’échange qui, selon Sohn-Rethel, est devenue la base de la formation des catégories et des formes de l’intuition de la pensée rationnelle européenne. Celles-ci constituent le cadre de pensée de la physique traditionnelle.

Tous deux, le capitalisme et la physique, aveuglent : le capitalisme avec la libération d’une productivité explosive de marchandises qui ne trouvent plus de destinataires ; la physique avec la proximité apparemment intime avec une nature qui, obéissant à des lois, a porté sa capacité de prédiction à des hauteurs vertigineuses, lorsqu’elle a appris par exemple à déduire les lois du mouvement de l’univers et qu’elle est même capable de prédire l’existence de particules élémentaires spécifiques dans cet immense univers vide, avant même qu’elles ne soient trouvées expérimentalement.

Les thèses de Sohn-Rethel sont d’une grande actualité, car elles permettent de démasquer l’aura acquise par la physique, en raison de sa connaissance des lois de la nature et de la puissance de prédiction qui en découle.

Je montrerai que l’approche de Sohn-Rethel fournit la clé pour comprendre la physique moderne, en fournissant à celle-ci la clé pour se comprendre elle-même.

II

Depuis 1900, la physique a mis fin à son rapport de fraternité avec l’économie fondée sur l’échange. Mais cela se fait dans le dos des physiciens. Une caractéristique essentielle de la physique classique est qu’elle repose sur des séparations. Le temps est séparé de l’espace, l’espace n’a rien à voir avec le temps ; de même, la matière est séparée du temps et de l’espace, dans lesquels elle se déplace de manière autonome. Les ondes et les particules semblent s’exclure mutuellement, les particules classiques sont localisables, alors que les ondes ne le sont par principe pas. C’est-à-dire que la physique classique possède une structure logique soumise au postulat d’exclusion, oui ou non, tertium non datur ; une structure que Sohn-Rethel ramène à la base génétique de l’abstraction de l’échange, la propriété privée, ce qui est à moi n’est pas à toi, sans lequel l’échange n’est pas possible.

Comme un serpent qui mue, la physique moderne s’est débarrassée de la peau de la physique classique, conditionnée par l’abstraction de l’échange. Elle s’est débarrassée de presque toutes les séparations :

– La séparation du temps de l’espace — promue par Newton au rang de fondement de la physique classique — est supprimée dans la théorie de la relativité restreinte. Les formes de l’intuition de l’espace et du temps, jusqu’alors strictement séparées, sont fusionnées en un seul espace-temps.

– La séparation de la matière d’avec l’espace-temps — immortalisée par l’image d’une matière se déplaçant dans l’espace et le temps — est supprimée dans la théorie de la relativité générale [2] (TRG). Désormais, la matière conditionne la métrique, c’est-à-dire que les masses déterminent la courbure de l’espace-temps et que la courbure de l’espace-temps dirige le flux de la matière.

– En mécanique quantique, onde et particule se conditionnent mutuellement, l’une étant en quelque sorte l’envers de l’autre.

Il s’agit là d’étapes d’une évolution de la physique, abandonnant une logique basée sur un axiome d’exclusion pour se tourner vers une dialectique dont les contours sont déjà clairement visibles.

III

Au vu des formulations théoriques de la TRG, de la théorie des particules élémentaires ainsi que de la théorie quantique, on peut constater que le principe d’un déterminisme causal est relayé par un principe de conditionnement réciproque.

En voici deux exemples : dans la TRG, il est apparu qu’il ne peut pas exister d’objet dit absolu, c’est-à-dire de structure ayant des effets sans être elle-même un effet. L’inconditionnalité avec laquelle elle fait de ce principe dialectique son principe directeur distingue la TRG de toutes les autres théories de la physique. Norton [3] a mis cela en évidence en 1993 dans son résumé de huit décennies de débat sur une interprétation appropriée de la TRG.

Cela signifie, par exemple, que les structures universelles, telles que celles représentées par les systèmes de coordonnées euclidiens rigides, ne sont plus recevables. Elles caractérisent un espace homogène, une structure spatiale qui, selon Sohn-Rethel, a pour mission d’assurer la validité du postulat de l’échange dans le temps et l’espace. Leur caractéristique est l’éternelle répétition de de ce qui est équivalent à soi-même, mise en scène par la chaîne des actes d’échange et reflétée dans la représentation de systèmes de coordonnées linéaires.

L’espace riemannien, en revanche, n’admet que des systèmes de coordonnées définis localement. Cela signifie en particulier que toute modification d’une grandeur physique d’un moment de l’espace à un point voisin doit être complétée par ce que l’on appelle une « connexion » qui, lors du passage au point voisin, tient également compte de l’influence de la modification du système de coordonnées.

En mécanique quantique, il apparaît que les particules et les ondes ne sont plus que les deux faces d’une même médaille. Les paradoxes de la mécanique quantique sont bien connus : si l’on demande à un électron : « es-tu une particule ? », il répond par l’affirmative, avec telle et telle masse, et cette réponse est vraie selon toutes les règles de l’art physique, c’est-à-dire que l’expérience peut être répétée encore et encore avec le même résultat. Mais si l’on demande au même électron : « Es-tu une onde ? » Il répond également par « oui » et indique sa longueur d’onde. Et cette réponse est également vraie au sens de la physique : elle peut être confirmée expérimentalement autant de fois que l’on voudra. Le problème est que ces réponses se contredisent l’une l’autre : on peut localiser une particule, mais par principe même, on ne peut localiser une onde. Cela signifie que tant que nous appliquons une logique basée sur un postulat d’exclusion, du oui ou du non — ou bien ou bien —, nous n’obtenons jamais que la moitié de la vérité. Le principe du conditionnement réciproque est devenu fondamental dans la physique moderne.

IV

J’en viens à mon point le plus important : il s’avère qu’en physique les conceptions de l’espace [4] ont une importance fondamentale [5]. Leur véritable mission est d’encoder mathématiquement la condition de possibilité de la mesure. De manière surprenante, il apparaît que ces conditions sont identiques aux équations fondamentales de la physique. Cela vaut pour toutes les branches de la physique : la TRG, la mécanique quantique, la théorie des particules élémentaires, l’électrodynamique et la mécanique classique.

La conception de l’espace propre à chacune de ces branches encode la condition de possibilité de la mesure dans le domaine concerné et celle-ci coïncide avec l’équation du mouvement qui caractérise physiquement le domaine. La proximité avec la formule kantienne de la condition de possibilité de la connaissance est reconnaissable. Celle-ci a permis à la philosophie kantienne de se désolidariser de la métaphysique. En physique, elle permet de se débarrasser de ce qui, dans la confrontation entre la dialectique et la logique d’exclusion, semble être le plus grand fardeau : l’énorme capacité de prédiction de la physique. Eugene Wigner, lauréat du prix Nobel en 1963, a décrit cette capacité dans un article très remarqué en 1960 en parlant de « l’effectivité déraisonnable des mathématiques dans les sciences de la nature » [6].

Cette puissance, une flèche toujours prête à servir dans le carquois des apologistes d’une logique de pensée rationnelle, basée sur le postulat d’exclusion tertium non datur, trouve désormais son explication évidente : toute expérience réussie vérifie naturellement la condition de possibilité de la mesure. Mais si cette condition est identique à l’équation de base du domaine, alors chaque expérience doit nécessairement confirmer cette équation, ce qui a lieu, dans la pratique, sous la forme d’une confrontation laborieuse entre la conception des expériences et la mise en forme des conceptualisations théoriques pour décrire leurs résultats.

Ceci est la clé pour comprendre l’étonnante capacité de prédiction de la physique, ce que j’appellerais volontiers, en modifiant de manière plus incisive ce que dit Wigner, l’unreasonable effectiveness of reason — l´effectivité déraisonnable de la raison. Elle repose sur la systématique qu’Eddington a distillée à partir de son analyse de la théorie de la relativité générale, et elle fournit l’arrière-plan physique de ce que Kant a appelé son tournant copernicien. C’est ce que j’aimerais montrer dans les lignes qui suivent.

V

Eddington, auteur d’un livre sur la théorie générale de la relativité [7] qui a connu onze éditions jusqu’aux années 70, qualifie en 1927 dans une conférence publique [8] la loi de la gravitation qui permet de prédire l’éclipse d’août 1999 de truisme [9], comparable à une prédiction qui dirait que 2+2=4 serait toujours valable en 1999. Il appelle cette loi un put-up job [10] : la physique n’en retire que ce qu’elle y a elle-même mis auparavant.  

Avec cette formulation, Eddington décrit de manière familière ce que Kant retient en 1781 comme étant le résultat de sa Critique de la raison pure : « C’est donc nous-mêmes qui introduisons l’ordre et la régularité dans les phénomènes, que nous nommons nature, et nous ne pourrions les y trouver, s’ils n’y avaient été mis originairement par nous ou par la nature de notre esprit.  » [11] Dans les Prolégomènes, Kant précise : « L’entendement ne puise pas ses lois (a priori) dans la nature, mais les prescrit à celle-ci. » [12] Kant appelait cela sa révolution copernicienne. Elle n’a jamais vraiment trouvé sa place dans nos esprits, comme le montre l’utilisation jamais remise en question du terme de « sciences de la nature ».

Pour nous, le point crucial est qu’Eddington développe la même vue philosophique à partir de la physique. Il a tiré son appréciation désenchantée d’une analyse de la théorie de la relativité générale. A l’époque — en 1927 — il exprimait encore l’espoir que la théorie quantique en cours de développement aurait peut-être plus de succès et permettrait de soulever un tout petit coin du voile recouvrant la nature. Un examen plus approfondi montre que cet espoir est également vain : le modèle standard actuel des particules élémentaires reproduit jusque dans ses moindres ramifications la physionomie de l’espace plat telle qu’elle a été exposée en 1938 par Élie Cartan, un mathématicien français, dans son livre sur les « spineurs » [13] — à une époque où personne n’avait la moindre idée d’une future théorie des particules élémentaires [14].

Les « spineurs », ce sont des paramètres qui décrivent la structure de l’espace plat lorsqu’il est constitué par des réflexions plutôt que des rotations. Dans la théorie des particules élémentaires, ils sont identifiés aux « fermions », les constituants de base de la matière.

VI

Cela nous amène à comprendre une deuxième chose importante : l’idée d’espace qui encode la condition de possibilité de la mesure génère en même temps les objets de la théorie. Et ce n’est pas tout : elle contient aussi nécessairement la nature des interactions auxquelles ces objets sont soumis et qui les rendent mesurables pour nous. C’est le cas de la TRG, dans laquelle l’idée de mesure — codée dans l’« espace riemannien » — engendre les « trous noirs » ainsi que les « astres centraux de Kepler », qui interagissent au moyen de la métrique de cet espace, dès que cette métrique est identifiée au champ gravito-inertiel (c’est-à-dire : à la gravitation). Et cela s’applique deuxièmement à ce qu’on appelle le « modèle standard » des particules élémentaires, dès lors qu’on identifie les « spineurs » comme les composants de base de la matière, comme les « fermions », et ce qu’on appelle les « vecteurs p » de l’espace plat comme les « bosons », dont l’échange sert de médiateur à l’interaction.

La structure de l’espace plat découverte par Cartan est en effet déterminante pour le fait que nous avons affaire à trois types d’interactions dans la théorie des particules élémentaires : l’interaction électromagnétique, qui détermine notre vie quotidienne ; l’interaction faible, qui régit la transformation des particules entre elles, c’est-à-dire leur désintégration radioactive, et l’interaction forte, qui conditionne la cohésion des noyaux atomiques. Ce sont les invariants de l’espace plat « covariant » découverts par Cartan qui déterminent la structure de ces interactions, telle qu’elle est à la base de la théorie actuelle des particules élémentaires.

Le fait que dans l’idée d’espace, ce ne soient pas seulement les objets qui soient déterminés, mais aussi, dans le même temps, leurs interactions, est un indice de la manière dont les relations dialectiques s’insinuent dans les théories des physiciens sans qu’ils en aient l’intention : pour une approche dialectique, il est impératif que la méthode qui met les objets dans le monde établisse en même temps la manière dont sont constituées leurs interactions avec ce monde.

Nulle part dans ces déductions de l’existence de la matière en physique, le concept de nature ne joue le moindre rôle : ce qui nous apparaît comme une loi de la nature n’est rien d’autre que la condition de possibilité de la mesure — codée sous forme d’une équation mathématique.

La nature définie par la physique est un fétiche. L’homme qui mesure n’a affaire qu’à lui-même, qu’à sa volonté de mesurer.

VII

Changement de décor : nous faisons de l’astronomie, nous regardons le ciel et nous voyons ceci : les planètes tournent autour du soleil. Pourquoi font-elles cela ?

Newton répond : parce que le soleil exerce une force d’attraction. Son raisonnement est aussi simple que convaincant : s’il n’y avait pas de force d’attraction, les planètes iraient tout droit et disparaîtraient dans les profondeurs de l’espace. Mais ce n’est pas le cas ! Il doit donc y avoir une force d’attraction.

La TRG le contredit : il n’y a pas de force. Les planètes filent tout droit sans aucune force. D’où vient cette contradiction ?

Dans notre argumentation si convaincante en faveur d’une force d’attraction, nous avons — sans nous en rendre compte — introduit un préjugé : nous sommes partis comme si de rien n’était de l’existence d’un espace plat.

Qu’est-ce que cela signifie : un espace plat ? Sur un plateau de table plat, une petite boule que je pousse avec le doigt ira effectivement tout droit. Mais que la surface de la table soit un tout petit peu courbée, et la boule ne se déplacera pas en ligne droite. L’exemple extrême nous est fourni par une boule de roulette. Elle tourne en rond, bien qu’il n’y ait pas de force d’attraction.

Lorsque nous supposons à tort que l’espace est plat, la « connexion » qui relie les systèmes de coordonnées locaux entre eux nous suggère la présence d’une force : nous imaginons la force de gravitation de Newton — comme conséquence de notre imagination de l’espace plat. Nous sommes victimes d’une illusion ! Voici ce qui nous arrive — à nous et à toute la physique classique.

La forme élégante et simple de la loi physique de la gravitation découverte par Newton n’est que le reflet mathématique de la définition de l’espace plat : sa force diminue avec le carré de la distance réciproque, parce que l’espace plat est défini mathématiquement par une « forme carrée ».

Nous commençons à entrevoir ce qu’Eddington a pu vouloir dire par le terme de put-up job : Nous avons présupposé la conception d’un espace plat, et nous obtenons comme reflet de ce préjugé ce que nous prenons pour la force de gravitation de Newton, qui n’a aucune existence dans le monde de la TRG. Elle n’est que l’ombre de la « connexion ».

VIII

Comprendre cela est d’une grande portée. L’existence de la force de gravitation semble si convaincante et réelle parce qu’elle permet un flot de prédictions : elle permet de prédire les orbites des corps célestes — pas seulement des planètes, mais aussi des comètes ; elle permet de calculer les marées et de comprendre l’aplatissement de la Terre aux pôles ; et ce n’est pas tout : grâce à sa loi, Newton a même pu calculer la précession de l’axe de la Terre — une rotation qui se produit une fois tous les 26.000 ans environ.

Ce pouvoir de prédiction a élevé la loi de Newton au rang de paradigme de la physique classique. Elle témoignait de la capacité de l’humanité à détecter des lois dans la nature et à les lui arracher. Elle a démontré le triomphe du cerveau humain sur le mouvement des astres.

Et pourtant, aussi évidente que paraisse l’existence d’une loi de la nature, c’est un leurre. La TRG détrône cette loi. Elle permet, à l’aide de la notion d’espace courbe, ou plus précisément d’« espace riemannien », de reproduire sans effort supplémentaire ces succès de la physique newtonienne.

Elle dit sans ambiguïté : il n’y a pas de force d’attraction, les planètes se déplacent sans aucune force, la force ne nous apparaît comme telle que dans la mesure où nous avons supposé par erreur que l’espace était plat. Et cette nouvelle théorie a eu raison : elle a pu déterminer avec précision « l’avance du périhélie » de Mercure — une minuscule rotation de l’ellipse que Mercure décrit autour du Soleil ; une anomalie que les astronomes connaissaient depuis longtemps, mais qu’ils n’avaient jamais été capables de calculer avec exactitude auparavant.

IX

La théorie de la relativité générale est-elle donc simplement une meilleure théorie remplaçant la théorie de Newton ? Est-elle simplement un indice de ce que la nature préfère l’espace riemannien à l’espace plat ? Existerait-il une nature affirmant comme une loi que l’espace courbe est l’espace le plus exact ?

Physiquement, « l’avance du périhélie » de Mercure indique que de se fixer sur les systèmes de coordonnées rigides de la géométrie euclidienne, stimulée par l’abstraction de l’échange, est trop radical pour rendre la réalité. Mais quelle réalité ?

Soyons attentifs. Eddington n’a pas limité son verdict du put-up job au potentiel gravitationnel de Newton. C’est la TRG qu’il a explicitement qualifiée de put-up job. Comment en est-il arrivé là ?

Eddington avait compris ceci : mathématiquement, l´ « espace riemannien » est clairement caractérisé par le « tenseur de Riemann-Christoffel », une entité à 4 indices. L’opération mathématique de « contraction » permet d’obtenir un tenseur à 2 indices, appelé « tenseur d’Einstein » en raison de son importance. Une contraction supplémentaire fournit un invariant. C’est là tout ce dont on dispose comme matériel mathématique indépendant pour ce modèle d’espace.

Pour décrire une métrique, il faut un tenseur à deux indices. Ainsi, si une métrique doit être introduite dans l’espace riemannien, elle doit nécessairement être identifiée à un multiple du tenseur d’Einstein. C’est, selon Eddington, le contenu mathématique quelque peu banal de la « première équation du champ d’Einstein » — c’est-à-dire l’équation du champ qui se rapporte à l’espace vide sans matière : selon Eddington, quiconque veut effectuer des mesures dans ces conditions doit nécessairement se baser sur cette équation !

Mais Eddington a découvert autre chose encore : en physique, cette équation dit que dans l’univers vide, ce qu’il a appelé le rayon de courbure « dirigé » est le même en tout lieu et dans toute direction. Une idée très étrange ! Une autolimitation de la nature troublante et à peine imaginable !

Eddington s’attaque encore une fois à la mesure, le savoir-faire de la physique, son obsession centrale. La mesure nécessite impérativement l’étalonnage de l’échelle. Normalement, l’existence d’un étalon indépendant, donné a priori de l’extérieur, suffit : pour la masse, on s’appuie communément sur le prototype international du kilogramme qui se trouve à Paris. Mais à quoi peut bien ressembler un étalonnage dans l’espace vide s’il n’existe pas d’étalon matériel externe sur lequel s’appuyer ?

La solution de l’énigme est la suivante : l’unique étalon disponible dans l’espace vide est le rayon de courbure directionnel présent en tout point et dans toute direction de l’ « espace riemannien ». Si, selon Eddington, je mesure moi-même ce rayon de courbure avec une règle étalonnée au rayon de courbure local, il doit nécessairement en résulter toujours la même valeur. Or, c’est exactement ce que contient la « première équation du champ d’Einstein ».

Cette équation — conclut Eddington — ne reflète pas une loi de la nature. Elle permet bien plutôt de codifier la condition de possibilité de la mesure dans le cas où il n’y a pas d’échelle matérielle extérieure.

Ce qui est véritablement surprenant, c’est que ce sont les conclusions de cette même équation de mesure technique [15] qui ont rendu la théorie de la relativité générale célèbre dans le monde entier : « l’avance du périhélie » de Mercure, le décalage vers le rouge de la lumière dans le champ gravitationnel des étoiles et la déviation de la lumière dans le champ gravitationnel du Soleil, dont la confirmation observationnelle en 1919 a conduit à une euphorie qui fit d’Einstein une pop star auprès du public européen : tous ces phénomènes découlent sans autre forme de procès de la condition de possibilité de la mesure, telle qu’elle est définie dans la première « équation de champ d’Einstein » [16].

X

Dans ce contexte, on comprend mieux ce qui a rendu l’espace plat si indispensable à la mécanique classique. Mathématiquement, sa forme carrée encode la condition de possibilité de la mesure dans le cas où une échelle extérieure est disponible. Comment faut-il comprendre cela ?

La forme carrée caractérise la propriété essentielle d’une règle de mesure : elle doit être invariante par rapport à la rotation et à la translation. Je traduis : lorsqu’un marchand de tissus mesure au marché le tissu vendu avec sa règle de couturier, le client s’attend à juste titre à ce que la règle conserve sa longueur lorsqu’on la retourne. Et elle ne doit pas non plus changer de longueur lorsque le marchand se déplace dans un autre coin du marché. C’est l’espace plat qui encode la condition de possibilité de la mesure en fournissant une forme caractéristique qui est invariante par rapport à la rotation et à la translation. Il fournit la base mathématique d’un étalon matériel.

Dans la TRG, qui ne connaît pas de jauge universelle, ce sont les rayons de courbure locaux « dirigés » — en tout lieu et dans toute direction — qui jouent le rôle d’échelles de jauges locales, dépendant du lieu de mesure et de la direction concernée. Nous ne les connaissons pas, et nous n’avons pas besoin de les connaître. Leur fonction n’apparaît que par le biais de la première équation du champ d’Einstein.

XI

Nous en arrivons maintenant à une étape décisive. Une physique pour laquelle la mesure est devenue une obsession doit conférer à l’« espace riemannien » des propriétés métriques, décrites par une métrique appelée « tenseur métrique ». La percée décisive pour une interprétation physique de la TRG a été l’intuition d’Einstein d’identifier cette métrique avec le « champ gravito-inertiel » qui détermine l’interaction gravitationnelle des objets.

Mais de quels objets s’agit-il ? La « première équation du champ d’Einstein » conduit directement — sous réserve de quelques hypothèses de précision qui nous semblent évidentes — à une métrique bien précise, la métrique dite « de Schwarzschild ». De manière surprenante, cette métrique comporte l’existence d’objets que nous interprétons comme des « trous noirs », des entités mathématiques qui ne semblent être constituées que de notre conception de l’espace et du temps.

Et voilà qu’il nous arrive la même chose qu’à Newton. Tout comme Newton a pris son potentiel gravitationnel pour une propriété évidente et mesurable de la nature, ces objets peuvent eux aussi être détectés par la mesure dans la réalité. On les trouve en tant qu’objets extrêmement massifs au centre de presque toutes les galaxies d’une certaine taille.

Il existe un lien étrangement intime entre ces « trous noirs » d’apparence exotique et les « astres centraux de Kepler », comme notre bon vieux Soleil. Tous deux sont issus d’une transformation mathématique — nécessairement possible dans la TRG — des systèmes de coordonnées. Cette relation a permis à Einstein de calculer « l’avance du périhélie » de Mercure.

Il nous faut bien voir ceci : à aucun moment jusqu’ici, nous n’avons posé l’hypothèse de l’existence de la matière. Comment aurions-nous pu ? Il s’agirait d’objets absolus qui, selon Norton, sont irrecevables dans le monde de la TRG. La raison pour laquelle nous trouvons tout à coup des structures d’objets est que le tenseur d’Einstein, que nous avons déjà identifié avec le tenseur métrique, dépend lui-même de manière compliquée du tenseur métrique. Cela provoque une auto-détermination du tenseur métrique, à la suite de laquelle apparaissent les objets : nous évoluons dans un contexte véritablement dialectique.

Et cela nous amène à comprendre ceci : les objets auxquels nous avons affaire en astronomie sont une émergence de la conception de l’espace utilisée, en d’autres termes, ils proviennent de notre intention de mesurer.

XII

Les conclusions que nous avons pu tirer de la TRG sont soutenues de manière impressionnante par la théorie des particules élémentaires. Nous trouvons ce résultat surprenant, à savoir que le modèle standard des particules élémentaires reproduit, jusque dans ses plus petites ramifications, la physionomie de l’espace plat telle que Cartan l’a développée en 1938 dans son livre déjà mentionné La théorie des spineurs [17].

L’équation de Dirac, qui est apparue en 1928 comme un phénix renaissant de ses cendres [18] et qui décrit depuis sans changement l’équation du mouvement de l’électron relativiste, n’est rien d’autre que l’équation de définition inversée des « spineurs ». Dans cette optique, les « antiparticules » sont une conséquence inéluctable de l’ambiguïté inhérente à la définition de la normale sur une surface. Les interactions proviennent des invariants de spineurs ainsi nommés par Cartan, que l’espace plat met à disposition.

Le modèle standard des particules élémentaires, basé sur ces interactions, décrit l’existence de classes entières de particules élémentaires trouvées expérimentalement ainsi que leurs propriétés — elles se présentent en doublets, en triplets ou en octets — avec une précision stupéfiante, de sorte qu’il a pu prédire certaines de ces particules avant qu’elles ne soient découvertes expérimentalement. L’électrodynamique quantique est capable de calculer le moment magnétique anomal du méson Mü, un jumeau un peu plus lourd de l’électron, avec une précision de 11 chiffres après la virgule, et le résultat expérimental confirme cette valeur.

Nous trouvons pour la théorie des particules élémentaires le même résultat impressionnant que pour la TRG : la matière dans sa forme explicite est constituée par l’idée d’espace qui nous permet de coder la condition de possibilité de la mesure. Et nous sommes sur le point de résoudre l’énigme que représente la physique avec sa capacité unreasonable de prédiction : la théorie des particules élémentaires retrace, jusque dans ses plus infimes ramifications, la physionomie de l’espace plat. Les résultats sont ce qu’Eddington a qualifié de put-up job, une belle illustration physique de ce que Kant a appelé sa révolution copernicienne : nous trouvons ce que nous y avions introduit auparavant.

XIII

Cette façon de voir éclaire d’un jour nouveau ce que l’on appelle les constantes fondamentales de la physique. Elles apparaissent comme des cicatrices inversées qui subsistent lorsque ce qui a été séparé auparavant est à nouveau réuni. La physique moderne annule les séparations qu’une pensée constituée par l’abstraction de l’échange a implémentées dans la description européenne du monde matériel.

Un exemple : dans cette pensée, l’espace et le temps étaient considérés comme des grandeurs totalement indépendantes l’une de l’autre, auxquelles étaient attribuées respectivement les dimensions [cm] et [s]. Par conséquent, dans la théorie de la relativité restreinte, qui revient sur cette séparation, une constante fondamentale c surgit avec la dimension d’une vitesse [cm/s]. Elle indique comment l’une des dimensions, désormais superflue, est historiquement liée à l’autre, maintenant qu’elles ne sont plus considérées comme séparées [19].

De la même manière, dans la TRG, la « constante de gravitation de Newton » [g/cm] confère aux dimensions de l’espace-temps [cm] et de la matière [g], séparées par la conception newtonienne, une conditionnalité mutuelle. En mécanique quantique, c’est le « quantum d’action de Planck » [erg s] qui permet de concevoir l’onde et la particule comme étant l’envers l’une de l’autre [20].

En conséquence de cette vision, il est obsolète de vouloir déterminer la valeur numérique des constantes dites fondamentales à partir d’une théorie. Elles sont déterminées dans chaque cas par la manière dont la séparation des dimensions a été mise en œuvre historiquement (en Europe).

XIV

Au premier abord, on peut avoir l’impression qu’une connaissance qui fait naître les objets physiques et leurs interactions de la construction mentale d’une conception de l’espace est profondément idéaliste. Un regard plus attentif montre qu’il n’en est rien. Il a fallu des siècles de confrontation avec la réalité de la mesure pour permettre à Newton de formuler en 1687 la conception de l’espace qui devait être à la base de la physique classique [21].

Il a fallu deux autres siècles de confrontations théoriques autour des concepts mathématiques de l’espace et la pratique physique pour qu’Einstein puisse introduire le concept d’espace de Riemann dans la physique en 1915 [22].

Et il a fallu d’énormes efforts pour constituer la théorie actuelle des particules élémentaires, c’est-à-dire pour tomber sur l’espace covariant décrit par Cartan — comme fondement approprié d’une mesure qui n’est en état de constituer les objets de son désir que dans l’interaction avec cette conception de l’espace.

XV

La physique construit un monde parallèle dans lequel chaque objet sensible se voit affecter une valeur qui n’est plus capable que de différenciation quantitative ; un procédé dont il apparaît qu’il va comme un gant à celui de l’économie des sociétés productrices de marchandises. Selon Sohn-Rethel, les constructions abstraites de l’espace et du temps assurent la condition de possibilité de l’échange. En physique, elles assurent la condition de possibilité de la mesure.

En s’appuyant sur le caractère fétiche des marchandises mis en évidence par Marx [23], on peut identifier le concept de nature habituel dans le discours sur les sciences naturelles comme un « fétiche ». Apparaît comme rapport objectif des choses ce qui désigne en réalité un rapport social entre les humains. L’humain qui mesure ne rencontre que lui-même.

Comme l’échange, la physique crée un dédoublement des objets sensibles en un monde parallèle qui n’est plus capable que de comparaison quantitative. Le Soleil, en tant qu’objet sensoriel dispensant chaleur et lumière comme élixir de vie, joue dans cette image le rôle de valeur d’usage. La conception de l’espace produit l’objet de la physique, le Soleil, affecté d’une valeur d’échange, qui se compare gravitationnellement avec tous les autres objets du système solaire et au-delà. Les hommes qui mesurent produisent eux-mêmes l’apparence de l’objectivité qui se présente à eux dans leurs mesures et les éblouit avec une unreasonable effectiveness of reason.

L’actualité de Sohn-Rethel — c’est le sens de ma contribution — n’est pas académique. Elle persiste tant qu’on ne sera pas venu à bout du conflit entre la prétention de la physique à une vérité de la nature et la dialectique en tant que manière spécifique de situer socialement la condition de possibilité de la connaissance.

Rainer Gruber, 2020

Traduction Sandrine Aumercier et Françoise Willmann


[1] Gruber Rainer, « Sohn-Rethel und die Häutungen der modernen Physik», Recherches germaniques, no 15, 2020, p. 179-192, http://journals.openedition.org/rg/4127 (© Presses universitaires de Strasbourg)

[2] Désigné sous le sigle TRG dans la suite.

[3] John Norton, « General covariance and the foundations of general relativity: Eight decades of dispute », dans Reports on Progress of Physics, 56, 1993.

[4] Lorsque je parle d’espace dans ce qui suit, c’est toujours au sens mathématique du terme et cela englobe automatiquement l’espace-temps, à moins que je ne parle explicitement d’espace et de temps.

[5] Tout au long de sa contribution, Rainer Gruber utilise le terme de « Raumkonzept », que nous traduisons par « conception de l’espace » ; il évite ainsi le « concept » philosophique (Begriff). Il va de soi qu’il s’agit de la façon dont on conçoit l’espace, et non pas d’une opinion. [NdT]

[6] Eugene P. Wigner: « The unreasonable effectiveness of mathematics in the natural sciences », dans Communications on Pure and Applied Mathematics, 13, 1960.

[7] Arthur Stanley Eddington, The Mathematical Theory of Relativity, New York 1975 [1923].

[8] Arthur Stanley Eddington, The Nature of the Physical World, London 1942 [1928].

[9] Ibid., p. 288 : « [l’éclipse] prédite comme une conséquence de la loi de la gravitation […] dont nous avons trouvé qu’elle était un simple truisme ».

[10] Ibid., p. 145 : « La loi de la gravitation est — un put-up job. »

[11] Immanuel Kant, Critique de la raison pure, Paris, Gallimard, 1980, p. 730-731.

[12] Immanuel Kant, Prolégomènes à toute métaphysique future qui pourra se présenter comme science, trad. Jacques Rivelaygue, dans Œuvres philosophiques, tome 2, Paris, La Pléiade, 1985 [1783], p. 97.

[13] Elie Cartan, La théorie des spineurs, Paris, 1981 [1938].

[14] L’émergence de la mécanique quantique à partir de la translation et de l’invariance galiléenne des espaces homogènes a été démontrée par Jauch en 1968. Voir à ce sujet Josef Jauch, Foundations of Quantum Mechanics, Londres, 1968.

[15] En relation avec l’équation de la géodésique, l’équivalent du mouvement sans force de Newton dans un espace courbe.

[16] Arthur Stanley Eddington, The Mathematical Theory of Relativity, op. cit., p. 88-92.

[17] Elie Cartan, La théorie des spineurs, op. cit.  

[18] Paul A. M. Dirac, « The Quantum Theory of the Electron », dans Proceedings of the Royal Society, 1928.

[19] Dans la théorie de la relativité restreinte, c désigne également la vitesse de la lumière, qui apparaît ici comme une constante fondamentale. Dans l’ART, la vitesse de la lumière peut prendre une valeur différente d’un endroit à l’autre et même au même endroit dans différentes directions.

[20] Le quantum d’action de Planck identifie le vecteur d’onde covariant avec les mesures contravariantes d’énergie et d’impulsion de la mécanique classique.

[21] Isaac Newton, Principes mathématiques de la philosophie naturelle, Tome I et II, Paris, Hachette BnF, 2016 [1687].

[22] Abert Einstein, Akademie-Vorträge: Sitzungsberichte der Preußischen Akademie der Wissenschaften 1914–1932, Weinheim, 2005.

[23] Karl Marx, Le Capital, Tome I, Paris, PUF, 1993 [1867], p. 81.

La misère de la théorie critique d’un théoricien critique. Une note historique

L’œuvre de Hans-Jürgen Krahl (1943-1970), qui est restée à l’état d’ébauche, voire de fragment, doit beaucoup à la confrontation avec les travaux de Jürgen Habermas — ce dont témoigne notamment le projet de 1968 [1], également resté inachevé, reproduit ci-dessous. Un an après son exposé « De l’essence de la logique de l’analyse marxienne de la marchandise » [2] (1966/67) dans un séminaire d’Adorno, qui vaut encore aujourd’hui à la pensée de Krahl dêtre placée aux côtés de « De la dialectique de la forme-valeur » (1970) de Hans-Georg Backhaus [3] et de « De la structure logique du concept de capital chez Karl Marx  » (1972) de Helmut Reichelt [4], le projet de Krahl ne critique pas seulement Jürgen Habermas, mais suggère en même temps où Krahl voit les limites de la théorie critique de ses maîtres Max Horkheimer et Theodor W. Adorno, à savoir, comme il est dit plus loin, dans le danger de « rationaliser la nécessité de l’abstraction philosophique en vertu de l’autonomisation spéculative ». En d’autres termes, « la négation par Adorno de la société capitaliste tardive est restée abstraite et s’est fermée à l’exigence de la détermination de la négation déterminée » — précisément — « cette catégorie dialectique, donc, à laquelle il se savait tenu par la tradition de Hegel et de Marx » [5].

Le texte que nous présentons ici doit moins être lu comme un document historique que comme une incitation à effectuer une lecture critique de la position de l’agitateur et théoricien Hans-Jürgen Krahl, organisateur du SDS [6]. Ce texte fait suite à sa « Réponse à Jürgen Habermas » [7], dans laquelle Krahl exprime déjà clairement sa contre-position.

Au « moment historique » [8] (Robert Kurz) du mouvement mondial de la jeunesse et des étudiants, qui s’insurgeait contre le système dominant, celui qui était alors membre du bureau fédéral du SDS précise ici et là sans équivoque son propre point de départ : face à sa « crise d’effondrement », le capital « se sauve » par la construction politique de l’État autoritaire, par des régulations économiques étatiques et par le démantèlement de la sécurité juridique bourgeoise au profit de la sécurité comme instrument d’oppression ». Cet État autoritaire allemand qui, au même moment, avait « donné une expression juridique à son caractère socialement coercitif avec l’adoption des lois d’urgence » [9], est, selon Krahl, « autant l’expression de la crise du capital que de son succès temporaire à la maîtriser dans son propre sens ».

S’il convient de souligner que Krahl, comme Backhaus et Reichelt un peu plus tard, atteint le niveau catégoriel de la logique essentielle du rapport fétichiste capitaliste [10], on voit ici en quoi son approche se distingue de celle des deux autres. Backhaus et Reichelt souligneront certes aussi le « caractère purement ˝logique˝ de l’analyse marxienne de la forme-valeur » [11], mais chez eux « la médiation avec la théorie de la crise fait complètement défaut » [12] et leurs travaux se distinguent par le « renoncement presque total à des analyses concrètes des processus sociaux et à des localisations de leur propre situation historique » [13].

Il en va donc tout autrement pour Krahl, dans la mesure où, pour lui, la « fragmentation des masses » et « l’isolement des individus les uns par rapport aux autres », typiques du capitalisme, ont été « poussés bien au-delà des ˝seules˝ conditions économiques par le raffinement des instruments de gouvernement et de manipulation » à « l’époque du capitalisme tardif, renvoyé par les contraintes économiques à l’intervention politique de l’État ».

Et pourtant Hans-Jürgen Krahl pouvait encore espérer quelque chose de la « crise d’effondrement du capital » — et ce dans la mesure exacte où le « succès » du capital à « maîtriser la crise dans son propre sens » pouvait encore lui apparaître à l’époque comme « temporaire ». Cinquante ans plus tard, les « conséquences stratégiquement assurées » que Krahl oppose à Habermas appartiennent pour nous à une époque lointaine et ressemblent aujourd’hui à des vœux pieux : à savoir la « fonction de mise en danger du système » de « l’activité autonome de la population, que les institutions de domination de la société ne tolèrent déjà pas en principe » ; la « résistance de l’opposition extraparlementaire » qui en résulte ; « l’unité internationale de la protestation anticapitaliste » comme « nouvelle constellation historique mondiale ».

Ce qui s’exprime ici, c’est la croyance encore intacte en la possibilité d’un « processus d’éducation collective » dans ce contexte — un processus qui, pour Krahl, débouche sur la « fabrication de l’individualité » — « telle qu’elle est décrite de manière métaphysique dans la ˝phénoménologie de l’esprit˝ de Hegel, de manière matérialiste dans le ˝Capital˝ de Marx et formulée de manière psychanalytique dans la théorie de Freud » — poursuit Krahl, « en passant en revue cette société comme un système d’exploitation totale dans lequel l’activité vitale productive de la nature humaine s’étiole » [14].

C’est sur cet arrière-plan que la phrase suivante nous conduit au carrefour où le chemin de Hans-Jürgen Krahl se sépare de celui de ses prédécesseurs, de ses successeurs et de pas mal de ses contemporains : « Nous traversons des processus de formation qui, en premier lieu, rétablissent l’individualité et reconstruisent ce qu’est l’individualité dans un sens émancipateur, en nous unissant dans la lutte pratique contre ce système » [15]. En gardant à l’esprit la « détermination de la négation déterminée » (contrairement à Adorno), Krahl ne se contente pas de « situer sa propre situation historique » dans « l’analyse concrète des processus sociaux » (contrairement à Backhaus et Reichelt), mais va droit et directement vers la « lutte pratique » incontournable (contrairement à Habermas).

En 1968, selon Krahl, « le type d’une théorie révolutionnaire […] était encore à venir » pour le capitalisme tardif, et la lutte pratique contre ce système était encore à venir ! En vue de ces deux tâches nécessaires — comme les deux faces évidentes de la relation entre la théorie et la pratique — la déclaration de guerre contre la position de Jürgen Habermas était pour lui inévitable.

Dans leur introduction aux écrits, discours et projets des années 1966-1970, les éditeurs des textes rassemblés par Hans-Jürgen Krahl considèrent l’état inachevé de la plupart des travaux de Krahl comme « l’expression d’une situation politique dans laquelle les théories traditionnelles du mouvement ouvrier étaient problématisées de manière pratique, sans toutefois pouvoir être remplacées par une théorie formulée des mouvements révolutionnaires dans les métropoles du capitalisme tardif » [16].  De ce point de vue, la « situation difficile du mouvement étudiant » reflétait la problématique du rapport entre la théorie et la pratique : ses objectifs ne pouvaient s’orienter ni vers une pratique politique de la lutte des classes, ni vers les noyaux organisationnels existants du mouvement ouvrier [17] ; et en même temps, il ne pouvait pas s’agir simplement de problèmes techniques d’organisation pour la mise en œuvre la plus efficace possible d’une théorie reconnue et acceptée comme vraie [18].

Partant de là, il est non seulement compréhensible que la « reconstruction critique philosophique de la théorie révolutionnaire » [19] de Krahl tente de montrer une issue au dilemme de la théorie et de la pratique, mais il devient également clair pourquoi, pour lui, le rapport entre la théorie et la pratique a atteint son point le plus aigu dans la question de l’organisation [20].

Selon l’analyse qu’en fera Robert Kurz, le mouvement de 1968 a complètement échoué dans le sens de l’émancipation sociale « parce qu’il n’a pas poursuivi jusqu’au bout la ligne de la critique du ˝travail abstrait, du fétichisme de la marchandise et de la rationalité économique˝, afin d’arriver à une conception négative et abolitionniste du propre rapport à soi capitaliste. Au lieu de cela, il s’est retrouvé sur la mauvaise pente de la ˝politique˝ et a rapidement été victime de la même illusion démocratique que le vieux mouvement ouvrier » [21]. Il y a tout lieu de penser que dans ce contexte, le mouvement s’est également cassé la tête sur un problème théorie-pratique [22] auquel Hans-Jürgen Krahl n’a pas seulement été extrêmement sensible, mais qu’il a également réussi partiellement à élaborer et à présenter à ses camarades.

Si le mouvement de la jeunesse et des étudiants n’a non seulement pas reconnu « l’identité interne de la démocratie et du capitalisme » [23], mais n’a pas non plus pu « redéfinir le rapport entre la réflexion théorique et la dimension dite de l’action », c’est-à-dire n’a pas réussi à produire une autre « détermination théorique » qui « se détourne délibérément de la compréhension traditionnelle du ˝rapport entre la théorie et la pratique˝ qui » — a priori — « était taillé selon le profil d’exigence de l’agir a l’intérieur de  l’enveloppe formelle capitaliste » [24] — il reste donc à clarifier dans quelle mesure l’échec de ce mouvement de révolte a eu lieu avec ou contre Hans-Jürgen Krahl. La réponse à cette question dépend essentiellement de l’importance que nous accordons à ce que l’on appelle la « question de l’organisation », c’est-à-dire la question de la transformation de la « spontanéité diffuse des masses » en « formes d’action de protestation provocatrice » les plus « intransigeantes » possibles, en « action directe », en « résistance violente » ou en une autre « stratégie » [25].  Krahl n’était pas seulement conscient que derrière cette question se cachait toujours la plus grosse question, à savoir : que faire ? Il a également reconnu le danger que représente le fait que la « question de l’organisation », si elle n’est pas interprétée, risque d’être étouffée par la « pratique de l’organisation » [26]. D’où la nécessité d’une confrontation critique avec ses travaux : parce qu’une critique radicale de cette question est aujourd’hui encore — même si c’est sous d’autres auspices historiques — une approche fructueuse, qui ne peut que modifier le problème théorie-pratique.

En ce qui concerne Jürgen Habermas, sa théorie contribue d’autant moins aux « problèmes théoriques ouverts et pratiques non résolus » dans ce contexte, selon le Hans-Jürgen Krahl de 1968, qu’elle s’en tient dès le départ à un « schéma académique de la pratique » — selon le slogan « d’abord les Lumières, ensuite l’action ». Le jugement du plus jeune des deux élèves d’Adorno, qui a dû devenir, comme il l’a lui-même exprimé, « l’adversaire politique de son maître philosophique » [27] sur celui qui est de quatorze ans son aîné, Habermas, et qui a également été à l’école d’Adorno (et ensemble), n’est rien d’autre qu’accablant : non seulement ce dernier n’atteint pas, sur le plan théorique, la radicalité que promet la théorie critique, mais en plus, avec ses « approches insignifiantes de la pratique », comme le disait déjà Krahl à l’époque, Jürgen Habermas « traîne derrière le véritable mouvement de résistance comme une chouette de Minerve en vol » [28].

Frank Grohmann, septembre 2022


Habermas célèbre aujourd’hui de nouvelles techniques de manifestation comme une invention pleine de fantaisie, ce qui l’avait incité il y a un an, lors du congrès de Hanovre, à lancer une accusation de fascisme de gauche, aux conséquences pratiques fatales et à la théorie tronquée : la forme d’action de la protestation provocatrice [29]. Habermas n’a laissé planer aucun doute sur le sens terminologique de ce reproche, absorbé avec avidité par les journalistes libéraux : la provocation exercée contre la sublime violence institutionnalisée par la violence manifeste, de manière terroriste, serait fasciste, parce qu’elle défie le fascisme [30]. Ce reproche s’inscrit dans des alternatives d’apparence problématiques et fait abstraction des connaissances théoriques sur la dynamique du capital monopolistique, dont le fascisme — si l’on suit les premières analyses de Horkheimer — est une potentialité toujours actualisable, présente de manière étatiste. Habermas, quant à lui, le considère comme le produit de la subjectivité révolutionnaire dans des situations prétendument non objectivement révolutionnaires et rejoint ainsi le chœur unanime des éditorialistes libéraux qui, de K. H. Flach à Kai Hermann en passant par Augstein, invoquent les révolutionnaires du passé, de Marx à Lénine, dans des citations factices, formalisées et déshistoricisées, pour faire passer les héritiers actuels pour des romantiques pseudo-révolutionnaires.

La critique des maladies infantiles utopiques, anarchistes et radicales de gauche, nécessaire à un stade historique antérieur du socialisme révolutionnaire, était liée à une phase de développement organisationnel du mouvement ouvrier, dans laquelle il était valable et encore possible, de structurer un processus d’éducation objectivement révolutionnaire de la classe en vue de son auto-libération par le biais d’un parti déterminé de manière centralisée, qui fonctionne comme l’interprète théorique des expériences de la lutte des classes et qui éclaire la spontanéité diffuse des masses sur elles-mêmes par la propagande et l’agitation. Le libéralisme impuissant d’aujourd’hui, détaché de son contexte historique, plaque les vieux reproches sur un mouvement historiquement nouveau, afin de rationaliser son malaise affectif face à un mouvement de protestation plébiscitaire et égalitaire qui échappe à toutes les institutionnalisations traditionnelles et officiellement reconnues de la représentation politique des intérêts — aux conceptions établies des partis et des associations d’intérêts plurielles. Ainsi, le regard libéral, dont la conscience est divisée, se fixe maniaquement sur la simple forme de de la protestation. Cette fixation irrationnelle permet d’associer l’idée d’une terreur fasciste de gauche à l’apparence sensible maniaque des manifestations de rue étudiantes, aux masses collectivement unies et à la rupture immédiate avec les règles du jeu gelées et stabilisant le pouvoir dans l’action directe. De même, les abréviations visibles de la protestation, le cri Ho Chi Minh et le drapeau rouge, qui symbolisent la revendication émancipatrice et le signe d’excitation de la politique révolutionnaire, peuvent être intégrés sans difficulté dans une phénoménologie de l’action pure, qui réduit à l’indifférence les contenus politiques du mouvement de protestation et permet l’identification rassurante des « extrêmes ». Car la prison de la politique de compromis traditionnelle ancrée dans les institutions, dont les libertés républicaines et la substance démocratique ont été vidées de leur fonction de domination, empêche le critique libéral de faire l’expérience d’une réflexion théorique appropriée sur les catégories politiques d’un mouvement de protestation historiquement nouveau et empêche de voir le contenu essentiellement émancipateur des formes d’action intransigeantes. Depuis l’échec de la révolution allemande de novembre, mais plus encore depuis la victoire du fascisme, la légitimité d’une pratique révolutionnaire et d’une résistance même violente a été trop brutalement éliminée de la conscience historique des Allemands pour que les termes historiques de l’articulation d’une pratique visant à un changement de monde bouleversant soient à la disposition de la conscience réifiée, renvoyée à des alternatives au sein du statu quo.

Le reflet irréfléchi de la conscience radicalement déshistoricisée des réactions journalistiques libérales et l’expérience de la résistance militante des Noirs aux États-Unis ont peut-être incité Habermas à corriger son accusation de « fascisme de gauche ». Mais le fait qu’Habermas retombe toujours dans le cadre de référence catégoriel de la politique de compromis traditionnelle est dû au type de théorie critique auquel il se sait obligé par la philosophie de l’histoire. Leur incapacité spécifique — déjà dans la version de Horkheimer et aussi dans celle de Marcuse — à thématiser une certaine dimension pratique du socialisme révolutionnaire pousse Horkheimer et Marcuse plutôt vers des conséquences anarchistes ; Habermas est quant à lui poussé vers des conclusions libérales. Si le type d’éclaircissement visé par Horkheimer et, mutatis mutandis, par Marcuse, contient des implications anarchistes-volontaristes, il conduit chez Habermas à une stratégie de réaction libérale qui discrédite l’action. Le défaut plutôt accidentel chez le premier Horkheimer et le dernier Marcuse devient chez Habermas une source d’erreur théorique nécessaire. Certes, il atteste que les techniques de manifestation du mouvement de protestation étudiant peuvent produire les conditions d’une stratégie socialiste de « bouleversement des structures sociales profondes » dans le but d’un mode de production socialisé et de l’émancipation, mais le mouvement tombe lui aussi sous la contrainte anhistorique de l’orthodoxie traditionnelle et, avec elle, dans des troubles de conscience illusoires de type faussement révolutionnaire. La correction de sa position antérieure n’est que formelle, rien n’a changé sur le fond. L’auto-interprétation illusoire du mouvement étudiant, en particulier du SDS, provoque la contre-révolution : « La tactique de la fausse révolution s’exprime finalement dans un comportement qui cherche à tout prix la polarisation des forces ». [31] Le vieux reproche du fascisme de gauche se présente de nouveau sous un habit neuf, en renonçant à une terminologie politiquement discriminatoire.

La critique de Habermas à l’encontre du SDS se concentre sur deux arguments [32]. Il attribue au SDS une orthodoxie théorique irréfléchie et un dogmatisme pratique irréaliste de la théorie marxienne de la valeur et de la crise, de la théorie des classes et de l’impérialisme [33]. Le SDS impose les anciennes doctrines de Marx aux nouveaux faits sociaux historiques. Il en résulte une stratégie fatale [34] de fait, qui conduit finalement les étudiants et les élèves à l’isolement, et qui engendre un comportement politique erroné. Celui-ci ne peut plus être décrit que dans les catégories cliniques de la pathologie infantile. Le principe de réalité politique est décomposé de manière faussement révolutionnaire par la confusion pathologique entre les actions de protestation symboliques et la lutte effective pour le pouvoir [35]. Le reproche de dogmatisme d’Habermas, qui ignore en bloc les discussions théoriques du SDS de ces dernières années, ne reflète pas l’état historique de la théorie. Ceci est esquissé ici de manière schématique pour le SDS. Deux expériences historiques, dans le contexte desquelles le nouveau mouvement de protestation, d’abord étudiant, s’est constitué, ont réactualisé dans les discussions du SDS les questions d’une reconstruction de la théorie révolutionnaire et les problèmes de sa transmission à une pratique transformatrice : la fin de la période de reconstruction du capitalisme en Allemagne de l’Ouest et l’étatisation autoritaire de la société dans son ensemble qui se réalise de plus en plus (lutte contre les lois d’urgence et la manipulation) et l’acuité historique mondiale de la libération révolutionnaire (protestation contre la guerre au Vietnam) à la périphérie de la civilisation capitaliste tardive, dans les pays du tiers monde [36]. La période de reconstruction prospère du capitalisme ouest-européen après la Seconde Guerre mondiale semblait avoir effacé à jamais l’actualité d’une pratique révolutionnaire et repoussé la révolution aux calendes grecques. Dans cette situation, le SDS se réfère au marxisme critique et épistémologiquement réfléchi, tel qu’il a été formulé immédiatement après la fin de la première guerre impérialiste, d’abord par Lukács et Korsch. Sous l’impression de l’actualité immédiate de la révolution, déterminée par les expériences de la révolution russe d’octobre et de la révolution allemande de novembre, telle qu’elle a marqué la pensée de Lénine et de Rosa Luxemburg, la phase de constitution du Komintern ainsi que l’école hollandaise de l’ultra-gauche, ils ont tenté de reconstruire la position de la subjectivité révolutionnaire, le rôle de la conscience et de la volonté dans le processus historique dans le milieu pratique de la relation authentiquement négationniste du marxisme et de la philosophie. Ce recours a certes pu libérer la réception de la théorie de Marx, Engels et Lénine de sa réification stalinienne d’une part et de sa neutralisation anthropologique par l’entreprise scientifique du capitalisme tardif d’autre part, mais il n’a pas pu donner de réponse à l’appréhension modifiée du système de la société du capitalisme tardif dans son ensemble, ni problématiser de manière essentielle ce que Habermas appelle les éléments de doctrine. Sur l’arrière-plan de ces questions théoriquement ouvertes et pratiquement non résolues, quatre modes de réception typiques de la théorie révolutionnaire semblent avoir émergé — sans prétendre à l’exhaustivité systématique — et sont devenus en pratique lourds de conséquences pour le SDS :

  1. L’orthodoxie dogmatique traite la théorie de manière anhistorique, comme si elle n’était pas capable de continuer. Dans la pratique, elle s’oriente vers les pays représentés par l’Union soviétique et les partis communistes d’Europe occidentale, qui ont en réalité éliminé le besoin d’un changement révolutionnaire du statu quo par la Realpolitik de la coexistence pacifique. Elle intègre des descriptions empiriques de la réalité sociale dans un système de catégories a priori, le matérialisme historique, qui fait de la théorie révolutionnaire du prolétariat un assemblage d’éléments doctrinaux et une science de la légitimation. Elle est toujours affectée par l’ontologisation stalinienne de la théorie, que Sartre a très justement qualifiée de procédé apriorisant [37].
  2. L’ « économisme » secrètement dogmatique traite la critique marxiste de l’économie politique avec une exigence critique, comme s’il s’agissait d’une théorie positive de la science. Le mode de production capitaliste est isolé des formes de circulation institutionnalisées de la société bourgeoise. Les analyses empiriques et critiques de l’économie sont intégrées dans une saisie du système de la société globale, considérée comme inchangée dans les faits. Les changements structurels de l’antagonisme de classe et de la subjectivité révolutionnaire sont exclus de l’analyse [38].
  3. L’appropriation historique de la tradition théorique tente de répondre aux desiderata de l’historiographie matérialiste et de réaliser le programme critique de Karl Korsch d’appliquer le matérialisme historique à lui-même. D’autant plus que la réception sans préjugés théoriques de l’opposition de gauche dans le mouvement ouvrier révolutionnaire, de l’anarchisme dans la Première Internationale et de l’école hollandaise dans la Troisième Internationale doit préserver cette tentative de reconstruction de la théorie révolutionnaire du dogmatisme dans la pratique. Néanmoins, cette tentative doit se référer à l’historiographie bourgeoise tant qu’elle se refuse à la problématisation de la théorie des principes et qu’elle montre historiquement les conditions génétiques de leur apparition au lieu de résoudre les problèmes de manière théorique. Dans ces conditions, le fait d’aborder l’histoire matérielle engendre un concrétisme ambigu qui suggère de manière illusoire une proximité de la théorie avec la pratique, parce qu’il fait l’impasse sur les problèmes fondamentalement non résolus et qu’il reproche à leur traitement d’être une abstraction spéculative.
  4. La reconstruction critique de la philosophie de la théorie révolutionnaire est en relation directe avec les tentatives de Lukács et de Korsch et se détermine avant tout à partir de la conception systématique, critique de la connaissance et de la philosophie de l’histoire de la Théorie Critique, telle qu’elle a été conçue par Horkheimer et Adorno, Marcuse et Habermas. Elle est certes consciente des ruptures entre la théorie et la pratique, mais elle est exposée au danger de rationaliser la nécessité de l’abstraction philosophique en vertu de l’autonomisation spéculative. Néanmoins, ce type de théorie me semble le plus proche de la problématique d’une reconstruction historique de la théorie révolutionnaire, c’est-à-dire d’une doctrine dont les énoncés décrivent la société sous l’aspect de sa mutabilité, et ce pour deux raisons [39].

Les problématisations de la théorie fondamentale exigent une auto-compréhension critique explicite de la théorie révolutionnaire, qui est inhérente à la théorie de Marx. Toutes les tentatives, de Lukács à la Critique de la raison dialectique de Sartre en passant par Horkheimer, n’ont jusqu’à présent pas pu résoudre un dilemme : formuler une théorie matérialiste de la connaissance en évitant le réalisme naïf et ontologique de l’image, sans retomber derrière la critique de la connaissance de Hegel à l’encontre de Kant, selon laquelle la vérité représentative n’est que masquée par une analyse du processus de connaissance « pur » située transcendantalement en amont des contenus, une critique que Marx a retournée de manière matérialiste contre les prémisses nécessairement idéalistes de l’abstraction philosophante [40]. Jusqu’à présent, toutes les tentatives d’une théorie de la connaissance explicitement matérialiste sont restées bloquées dans le dilemme du transcendantalisme. Même la tentative de Habermas d’une médiation historico-philosophique de la raison théorique et pratique kantienne avec elle-même par une matérialisation historique générique du sujet transcendantal à partir de la perspective anthropologique du concept marxien de travail ne peut pas résoudre ce problème [41].

La problématique critique de la connaissance ne révèle sa pleine signification que dans le cadre de la problématique de la philosophie de l’histoire de la théorie critique. La théorie révolutionnaire en tant que théorie révolutionnaire du capitalisme tardif n’a pas encore été élaborée. Il n’est pas encore clair de savoir si elle doit être écrite comme une critique de l’économie politique ou, comme Marcuse le suppose implicitement et Habermas le reprend systématiquement, comme une critique de la technologie politique [42]. La théorie critique tente de thématiser l’appréhension systémique de la société bourgeoise dans son ensemble, modifiée par le capitalisme tardif, les changements qualitatifs dans le rapport entre travail objectivé et travail vivant, valeur d’usage et valeur d’échange, production et circulation, base et superstructure. Les tentatives de reconstruction critique du système de ce type de théorie se situent généralement aux points finaux du développement capitaliste, désignés par Marx et Engels eux-mêmes, dans lesquels ils renvoient au mode de production associé : la théorie de la forme d’entreprise actionnariale et de la scientifisation technologique du système de machines fixé sur le capital qui s’automatise [43]. Ils constatent une dialectique singulière du point de basculement historique. Le rapport-capital semble prolonger sa fin compte tenu de sa possibilité pratique d’abolition. Dans ce contexte, Horkheimer décrit l’étatisation autoritaire croissante de la société, alors que la socialisation des forces productives immanente au capital devient manifeste, comme une dynamique immanente du capitalisme tardif ; Marcuse décrit le caractère unidimensionnel totalitaire des antagonismes sociaux par la mise en œuvre technologique des sciences dans les forces productives en cours d’automatisation. En s’appuyant sur ce dernier, Habermas tente de déterminer de manière analytique l’idéologisation de la rationalité technoscientifique, légitimant le pouvoir, qui caractérise le capitalisme régulé par l’État [44]. Selon son interprétation de Marcuse, cette rationalité entraîne une idéologisation totalitaire de la science et de la technique pour légitimer la domination. Il en tire la base théorique de sa polémique contre les analyses de situation imputées au SDS. Habermas part lui aussi des tendances de développement décrites, il les décrit comme « une augmentation de l’activité interventionniste de l’État, qui doit assurer la stabilité du système, d’une part, et une interdépendance croissante de la recherche et de la technique, qui a fait des sciences la première force productive. Ces deux tendances détruisent la constellation de cadres institutionnels et de sous-systèmes d’action rationnelle par laquelle le capitalisme libéral s’est distingué. Ainsi disparaissent les conditions d’application pertinentes pour l’économie politique dans la version que Marx lui avait donnée à juste titre en ce qui concerne le capitalisme libéral » [45].

Selon Habermas, la tendance à la régulation économique étatique et à la scientifisation technologique de la production supprime la dialectique des rapports de production et des forces productives, de la « base » et de la « superstructure ». Habermas la remplace par la dialectique historiquement plus large et donc moins concrète du « travail » et de « l’interaction ». La dépolitisation de la masse de la population est la conséquence de la décomposition de l’idéologie libérale du « juste échange » d’équivalents qui, dans le capitalisme de compétition, représente la légitimation économique de la domination. La domination et la base économique ne sont plus dans un rapport de justification analysable avec les catégories de Marx ; cette prise de conscience se reflète dans la différenciation habermassienne entre le travail en tant qu’action déterminée par une finalité et l’interaction en tant qu’action communicative, dont la médiation et le rapport au processus de production ne sont pas précisés [46].

L’isolement autoritaire, politique et manipulé de manière technologique des individus les uns par rapport aux autres a potentialisé, avec la décomposition de la circulation sociale, la situation de classe des masses salariées, qui existe en soi, et leur discipline spontanée. La classe des salariés n’a jamais été autant une classe en soi qu’aujourd’hui. En détail, on ne sait pas encore comment se présente la constitution de la situation de classe en soi à travers le rapport structurellement décalé entre la politique et l’économie dans le cadre de la reproduction du rapport d’abstraction de l’ensemble de la société à partir des besoins et des valeurs d’usage qualitativement particuliers. Le maintien de l’antagonisme de classe n’est plus assuré par la base de la sphère de réalisation circulaire du travail abstrait, le marché libre et l’échange égal, mais par « le haut », par l’État autoritaire et la technologie politique. Mais vouloir en conclure que la lutte des classes révolutionnaire, repoussée dans la latence sociale, ne peut plus être actualisée, serait aussi prématuré que de supposer qu’elle peut continuer à se dérouler sous ses anciennes formes.

Habermas tente d’aborder le problème dialectique et marxiste de la transmission théoriquement réfléchie de la pratique dans les conditions historiquement modifiées des sciences individuelles hautement différenciées par la division du travail, en particulier de leurs connaissances spécialisées techniquement réalisables et industriellement exploitables, ainsi que dans le cadre d’une scientifisation croissante de la pratique sociale, en particulier du processus d’automatisation technologiquement planifiable de la production [47].

Mais la réduction de la société à une rationalité techniquement limitée est toujours une apparence, de sorte que Habermas en arrive à une révocation du concept de pratique, surtout lorsqu’il le comprend au sens étroit et systématique du terme comme une orientation de l’action explicitable de manière hermétique dans le réseau de communication quotidien : ce n’est que le différé idéaliste de la pratique matérialiste.

Habermas en demande trop à la théorie : celle-ci n’est pas en mesure de se référer à la totalité dans son ensemble, si ce n’est au travers de ses éléments ; cette référence manquante est un problème qui résulte du fait que la pratique révolutionnaire est exclue chez Habermas. La théorie critique se transforme en un processus de réflexion de l’auto-compréhension des sujets de recherche et d’enseignement, donc des scientifiques, sur la pratique sociale qui leur est proposée, de manière significative sur les présupposés, mais pas sur les conséquences de nature politique et sociale.

Tout se passe comme si Habermas, en discutant de la relation entre les faits et les normes, se repliait sur une problématique transcendantale et philosophique de la constitution ; à la révocation théorétique interne de la pratique révolutionnaire correspond le traitement uniquement théorique de la constitution, qui est plutôt une question de pratique. Le concept de pratique de Habermas se réduit à l’idéalisme de la communication sans contrainte des esprits d’une utopie parlementaire, une société académique globale (unité de la théorie de la science et des objectifs scientifiques). Le modèle d’éclaircissement qui en découle est tout aussi académique : d’abord les Lumières, ensuite l’action. La pratique s’avère ici être une communication objectivée, médiatisée symboliquement par un accord subjectif, une action linguistique de collectifs qui se comprennent et s’entendent. La misère de la théorie critique est son incapacité à poser la question de l’organisation. Cela semble s’être définitivement objectivé chez Habermas et avoir débouché sur une unité naïvement proclamée de la théorie et de la pratique d’une stratégie d’alliance libérale [48].

Hans-Jürgen Krahl, 1968


[1] Conçu comme une contribution à l’ouvrage collectif dirigé par Oskar Negt Die Linke antwortet Jürgen Habermas, Francfort 1968. Paru dans Hans-Jürgen Krahl, Konstitution und Klassenkampf. Zur historischen Dialektik von bürgerlicher Emanzipation und proletarischer Revolution. Schriften, Reden und Entwürfe aus den Jahren 1966-1970, Francfort, Verlag Neue Kritik, 1971, 5. veränderte Auflage 2008, p. 251-260.

[2] Dans Hans-Jürgen Krahl, Konstitution und Klassenkampf, op. cit., p. 31-83.

[3] Hans-Georg Backhaus, « Zur Dialektik der Wertform », Dialektik der Wertform. Untersuchungen zur marxschen Ökonomiekritik, ça ira, Freiburg, Vienne, 2018.

[4] Helmut Reichelt Zur logischen Struktur des Kapitalbegriff bei Karl Marx, ça ira, Freiburg, Vienne, 2006.

[5] Hans-Jürgen Krahl, « Der politische Widerspruch in der Kritischen Theorie Adornos » ; article paru dans le Frankfurter Rundschau du 13.8.1969 à l’occasion de la mort d´Adorno. Dans Hans-Jürgen Krahl, Konstitution und Klassenkampf, op. cit., p. 293.

[6] Le Sozialistischer Deutsche Studentenbund (SDS) était une association politique d’étudiants en Allemagne de l’Ouest et à Berlin-Ouest, qui a existé de 1946 à 1970.

[7] Lors d’un teach-in en présence de Habermas et le jour même de la parution de son article « Die Scheinrevolution und ihre Kinder » dans le Frankfurter Rundschau. Dans Hans-Jürgen Krahl, Konstitution und Klassenkampf, op. cit., p. 247-250.

[8] Robert Kurz, Schwarzbuch Kapitalismus. Ein Abgesang auf die Marktwirtschaft, Eichborn, Francfort, 1999, p. 596.

[9] On appelle « Notstandsgesetze » les modifications de la Loi fondamentale qui ont été votées le 30 mai 1968 par le Bundestag allemand et adoptées le 14 juin par le Bundesrat. Elles permettaient au gouvernement allemand de restreindre temporairement ou de suspendre complètement les droits fondamentaux des citoyens. Voir à ce sujet le « Römerbergrede » de Krahl à Francfort du 27 mai 1968, qui commence par ces mots : « La démocratie en Allemagne est à bout ; les lois d’urgence sont sur le point d’être définitivement adoptées ». Hans-Jürgen Krahl, « Römerbergrede », Konstitution und Klassenkampf, op. cit., p. 152-158.

[10] Voir Robert Kurz, Gris est l’arbre de la vie, verte est la théorie. Le problème de la pratique comme éternelle critique tronquée du capitalisme et l’histoire des gauches, Crise & Critique, Albi, 2022, p. 140.

[11] Robert Kurz, Geld ohne Wert, Horlemann, Berlin, 2010, p. 38. « La ˝logique˝ est ici […] moins déterminée en soi comme la logique réelle du capital, que simplement comme celle de la représentation théorique par Marx […] ». Ibid.

[12] Robert Kurz, « Krise und Kritik », Exit! — Krise und Kritik der Warengesellschaft, 10/2012, p. 43.

[13] Robert Kurz, Geld ohne Wert, op. cit., p. 22.

[14] Hans-Jürgen Krahl, « Angaben zur Person », Konstitution und Klassenkampf, op. cit., p. 29.

[15] Ibid.

[16] « Einleitung », Konstitution und Klassenkampf, op. cit., p. 7.  Souligné par nous.

[17] Ibid.

[18] Ibid., p. 9.

[19] Ibid., p. 10. À savoir comme une « doctrine dont les énoncés décrivent la société sous l’angle de sa capacité de changement ». Voir Hans-Jürgen Krahl, « Das Elend der kritischen Theorie eines kritischen Theoretikers », Konstitution und Klassenkampf, op. cit., p. 256.

[20] « Einleitung », Konstitution und Klassenkampf, op. cit., p. 7 et p. 10. Voir aussi Hans-Jürgen Krahl, « Das Elend der kritischen Theorie eines kritischen Theoretikers », op. cit., p. 260: « La misère de la théorie critique est son incapacité à poser la question de l’organisation ».

[21] Robert Kurz, Schwarzbuch Kapitalismus, op. cit., p. 596.

[22] Voir aussi Robert Kurz, Gris est l’arbre de la vie, verte est la théorie, op. cit.

[23] Robert Kurz, Schwarzbuch Kapitalismus, op. cit., p. 596.

[24] Robert Kurz, Gris est l’arbre de la vie, verte est la théorie, op. cit., p. 18.

[25] Voir Hans-Jürgen Krahl, « Das Elend der kritischen Theorie eines kritischen Theoretikers », op. cit.

[26] « Einleitung », Konstitution und Klassenkampf, op. cit., p. 7.

[27] Hans-Jürgen Krahl, « Der politische Widerspruch in der Kritischen Theorie Adornos », op. cit., p. 292.

[28] Hans-Jürgen Krahl, « Antwort auf Jürgen Habermas », Konstitution und Klassenkampf, op. cit.

[29] Voir, à propos de l’accusation de fascisme de gauche, la réponse émue de Habermas à Rudi Dutschke lors du congrès de Hanovre en 1967 dans Der Kongress in Hannover, Berlin 1967, p. 101. Sur la position révisée de Habermas, voir  « Die Scheinrevolution und ihre Kinder », dans Oskar Negt (Hrsg.), Die Linke antwortet Jürgen Habermas, Frankfurt 1968. N.d.T. : Voir aussi Hans-Jürgen Krahl, « Antwort auf Jürgen Habermas », op. cit. : « Il y a un an, Habermas dénonçait comme gaucho-fascisme ce qu’il célèbre aujourd’hui comme ˝l’invention fantaisiste de nouvelles techniques de démonstration˝ ».

[30] Sur le concept de provocation de Habermas tel qu’il l’a défendu contre ses critiques de Francfort, voir Der Kongress in Hannover, p. 75.

[31] Die Linke antwortet Jürgen Habermas, p. 13.

[32] Ibid., Thèse 4, p. 9 et suiv., Thèse 5, p. 12 et suiv.

[33] Ibid., p. 10.

[34] Ibid., p. 13.

[35] Ibid. Thèse 5, p.12.

[36] Ces deux expériences offrent une approche systématique pour présenter le mouvement de protestation étudiant dans des catégories politiques objectives et éviter une réduction socio-psychologique comme le fait Habermas. Cette tentative de présentation systématique a été entreprise par Oskar Negt dans son ouvrage Politik und Protest, Francfort, 1968.

[37] Sartre décrit les conséquences de la bureaucratisation stalinienne sur la théorie dans Marxisme et existentialisme, Paris, Plon, 1962.

[38] Cf. les analyses critiques de l’économie de E. Mandel et E. Altvater.

[39] De même, de nombreux SDSistes méconnaissent, comme Habermas, la contingence nécessaire de la pratique dans les conditions actuelles. Partant de l’expérience frustrante, mais non avouée, que notre pratique se trouve elle-même encore à un niveau d’abstraction relativement élevé et pauvre, tant qu’elle n’a pas encore connu sa concrétisation en théorie classique, ils s’en prennent à la « théorie abstraite » qui ne peut pas encore fournir une concrétisation par elle-même.

[40] Cf. à ce sujet Horkheimer, « Traditionelle und kritische Theorie », dans Kritische Theorie, Bd. 2, Francfort, 1968, et Karl Heinz Haag, Philosophischer Idealismus, Francfort 1967, ainsi que l’Introduction à la phénoménologie de l’esprit de Hegel et l’Introduction aux Grundrisse de la critique de l’économie politique de Marx.

[41] Cf. Habermas, Erkenntnis und Interesse, Francfort, Suhrkamp, 1968.

[42] Cf. Habermas, Technik und Wissenschaft als « Ideologie », Francfort, Suhrkamp, 1968, p. 48 et suiv.

[43] Selon Marx et Engels, la dynamique capitaliste monopoliste vers l’État autoritaire s’explique par le fait que le caractère social des forces productives se manifeste dans une telle mesure qu’il prend un caractère de rupture du système. Les voiles du rapport d’exploitation qui fondent la domination sont déchirés. La concurrence par les prix des monopoles et des oligopoles n’a en effet plus rien de commun avec la libre concurrence d’individus hostiles les uns aux autres ni avec l’échange d’équivalents entre propriétaires de marchandises indifférents les uns aux autres et ayant la même valeur. La force de légitimation sociale de la sphère de circulation, qui fonde l’État de droit libéral et démocratique et les exigences de moralité et de politique qui lui sont liées, se dissout de plus en plus. La sphère de la circulation était autrefois considérée comme l’incarnation du royaume bourgeois de la moralité, dont la dialectique réunissait les égoïsmes individuels concurrents dans une mutualité non violente pour l’intérêt général social de la classe des propriétaires privés. Avec la dépersonnalisation monopolistique du marché et la destruction institutionnalisée de la moralité des masques de caractère des propriétaires individuels de marchandises, le rapport d’exploitation apparaît sans voile. Avec la forme d’entreprise par actions, l’expulsion des capitalistes de la production directe brise déjà l’identité idéologique précaire du travail exploiteur et exploité, car le profit de l’entrepreneur ne peut plus être objectivé en salaire du travail. Au fur et à mesure que la concentration progresse, la liberté ambivalente du travailleur libre est détruite, et avec elle le camouflage contractuel de la relation de travail. L’idéologie politique de l’État, introduite dans la sphère de production, est nécessaire pour maintenir le rapport d’exploitation. Les instruments centraux pour cela sont la réforme sociale autoritaire, la politique tarifaire syndicale et le droit du travail interne à l’entreprise (voir Karl Korsch, Arbeitsrecht für Betriebsräte, Francfort, Europäische Verlagsanstalt, 1968). La dialectique de la réforme sociale et de la révolution correspond à l’inconscience et à l’apathie des masses, atteintes par les interventions de l’État. La transformation de l’État de droit libéral en État social autoritaire rend possible, selon la tendance, le passage à l’état d’exception sans rupture de légitimité juridico-politique ; de même, il ne faut pas s’attendre à ce qu’une « indignation » publique générale se produise lors d’une prise de pouvoir rampante des institutions étatiques, qui pourrait alors se développer en une action solidaire et politiquement consciente des masses opprimées.

[44] Cf. Habermas, Technik und Wissenschaft als « Ideologie », op. cit., p. 48 et suiv. Le cadre de référence des catégories fondamentales proposé par Habermas, au sein duquel il veut comprendre en totalité la formation sociale capitaliste tardive, en critiquant le concept de rationalité de Max Weber et en faisant une méta-critique de la théorie de la technologie de Herbert Marcuse, n’est pas discuté ici.

[45] Ibid., p. 74.

[46] Complément de l’éditeur d’après des fragments non exécutés (note de l’éditeur).

[47] Cf. la thèse de Serge Mailet (La nouvelle classe ouvrière, Paris, Éditions du Seuil,1963), selon laquelle, d’une part, dans les conditions du capitalisme tardif, l’automatisation doit être systématiquement retardée, car la réduction du capital vivant crée le problème du chômage technologique et freine ainsi l’écoulement des produits, ceci dans le cadre de l’augmentation constante des besoins – et selon laquelle, d’autre part, le mécanisme de la concurrence une rationalisation constante de la production immédiate.

[48] Le manuscrit s’interrompt ici (note de l’éditeur).

« Gris est l’arbre de la vie, verte est la théorie »

Le texte de Kurz qui porte ce titre est paru dans Exit ! en 2007. Kurz y entreprend de démonter toutes les « théories de l’action » qui se sont succédé depuis les années 60 et dont il a été le contemporain et même le compagnon de lutte. Pour situer les choses : Kurz a été un militant actif pendant le mouvement étudiant de 1968, d’abord au sein du SDS (Sozialistischer Deutscher Studentenbund) et sous la bannière de l’opposition extra-parlementaire (APO, opposée à la fois au SPD, Parti social-démocrate ouest-allemand, et à l´URSS). Après la désintégration du SDS, se constituèrent une constellation de K-Gruppen, petits groupements qui étaient la plupart maoïstes et constituaient la Nouvelle Gauche. Kurz y prit part activement et ne cessa de rédiger des articles et des pamphlets avec d’autres. Il fut exclu de son groupe en 1976 et s’engagea avec d’autres pour la création d’un « nouveau courant » marxiste-léniniste qui s’avérera un nouvel échec. Tandis que de nombreux anciens participants des K-Gruppen, se reconvertissaient progressivement dans les Verts allemands et les mouvements antiimpérialistes, Kurz lançait en 1984 avec quelques autres l´Initiative Marxistische Kritik qui allait poser les premiers jalons d’une étude des bases théoriques du militantisme de gauche [1].  Il en sort en 1984 un pamphlet ayant pour titre Épitaphe pour la nouvelle pleurnicherie suivi la même année de Fissures et provocations. Un règlement de compte avec la scène de gauche et alternative [Spaltpilze und Provokationen. Eine Abrechnung mit der linken und alternativen Szene]. Les auteurs (dont Kurz) attribuent les réactions véhémentes qu’ils ont suscité à leur « critique radicale… de la conscience de la scène oppositionnelle de ce pays ». La critique était donc déjà nommément dirigée contre la « conscience de gauche ». Ce qui était visé dans ce règlement de compte, c’était notamment le fantasme d’une « scène » alternative à partir de laquelle on pourrait renverser le système capitaliste.

Loin de s’exprimer « au-dessus de la mêlée », Kurz parle donc au contraire en personne avertie, de l’intérieur du milieu militant où il a été actif pendant toutes ces années. On ne peut pas comprendre ce texte sans le relier à son parcours. Il défendra toujours par la suite le principe d’une critique immanente du système capitaliste. Mais cette position ferme ira de pair avec une critique non moins acérée de ceux qui vont justement noyer toute action et toute critique dans les rapports de forces immanents, en faisant de cette immanence une vertu. Reconnaître l’immanence de la critique ne signifie pas pour Kurz s’identifier avec les rapports sociaux dont elle provient ; cela signifie prendre acte de l’histoire de la modernisation capitaliste, qui ne laisse aucun lieu intact à partir duquel il serait possible de se poser en extériorité, notamment les illusions « alternatives » qui prennent la relève de l’approche classiste des luttes. La critique doit se mettre au niveau de cette immanence sans s’y confondre. Pour cela, il y a urgence d’en rendre compte en théorie : en d’autres termes, ce qui fait que nous sommes enfermés dedans. Il ne suffit pas d’accuser le capitalisme de tous les maux ; il faut dire comment il fonctionne.

Kurz refuse donc autant une fausse position de surplomb qu’une identification avec la base militante. Il est notable que ce double refus le conduit à rompre avec la gauche activiste tout comme à refuser son intégration dans une institution reconnue, par exemple universitaire. Il incarne en ce sens une position tout à fait originale, concrète et intransigeante sur le plan pratique — puisqu’il se ferme à la fois une carrière académique et une carrière militante, sans cesser d’alimenter la polémique permanente avec ces champs-là. Ce faisant, Kurz n’a jamais prétendu se tenir hors du système, mais il a voulu y prendre position. Il est très probable que c’est cette intransigeance-là que beaucoup ne lui pardonnent pas.

Kurz, à la suite d´Adorno, relève dans la gauche mouvementiste une sorte d’intimidation permanente à « agir » qui est plus que suspecte et signale plutôt son impuissance endémique devant la progression de la crise. L’œuvre de Kurz développe ainsi une longue explication critique avec la question de l´’action révolutionnaire, son échec historique et les raisons de l’étranglement politique de la gauche post-soixante-huitarde et postmoderne. La théorie kurzienne de la crise — crise de la valorisation, crise de la forme-État, crise de la forme-sujet — prend au sérieux la nécessité d’expliquer cette impasse.

Il est fréquent de reprocher à la critique de la valeur son arrogance théorique, voire « l’attentisme » et le « Nirvana philosophique » [2] dans lequel elle se complairait pendant que d’autres, au moins, se retrousseraient les manches. Voici entre autres un jugement qu’on peut lire dans Streifzüge : « En termes bourdieusiens, la critique de la valeur s’est emparée du capital symbolique de la science et a tenté d’établir ses propres critères de bon goût (théorique), de se poser en faiseur de goût et de prouver ainsi sa supériorité. » [3] Lorsque le même auteur de Streifzüge (suivi en cela par les auteurs de la revue Stoff), accusent la critique de la valeur d’une « prétention particulière à l’autorité et donc à la fonction de domination de la théorie, en particulier là où celle-ci veut devenir pratique ou pertinente dans la pratique, [qui] renforce la séparation hiérarchique entre le travail manuel et le travail intellectuel, entre les personnes formées académiquement et celles dites éloignées de la formation », on peut dire qu’ils n’ont rien compris ou plutôt qu’ils n’ont rien voulu comprendre de la démarche de Robert Kurz. Car ce dernier constitue plutôt le contre-exemple de la théorie bourdieusienne de la reproduction sociale : issu d’un milieu ouvrier, ayant interrompu son doctorat, ayant été exclu de divers groupes militants, et resté toute sa vie en marge des partis et des institutions, il est particulièrement abusif de lui attribuer une captation de capital symbolique de la bourgeoisie cultivée ! Kurz ne renforce pas la séparation entre travail manuel et intellectuel, mais il fait exploser de l’intérieur le cadre de cette séparation par la position même qu’il prend dans ce débat et les choix existentiels qu’il a faits. Ceux qui la renforcent au contraire, sont ceux qui ne cessent de souligner l’incapacité des classes populaires à entrer dans un raisonnement complexe et la nécessité condescendante et démagogique de « se mettre à leur niveau ».

Or l’ignorance des propres conditions inconscientes traverse toutes les classes sociales et n’est donc pas une particularité des classes populaires. Quant au « capital culturel », il peut constituer non pas une ouverture, mais une obstruction à toute théorie critique. Comme « capital » justement, il est par définition au service de sa propre reproduction. Il est en tout cas réactionnaire de placer la question du savoir à cet endroit-là, si l’on défend l’idée que ce dont il s’agit, c’est de déclencher un mouvement pour comprendre, et non pas de faire fructifier un bon capital. Ceux qui n’ont pas reçu de « capital culturel » au biberon n’ont pas besoin de se chagriner ; ils n’ont pas moins que les autres le droit de se poser des questions, et même des questions difficiles !

La critique opposée existe aussi, à savoir que Kurz serait trop expéditif lorsqu’il « règle ses comptes » avec d’autre théoriciens. Il doit y avoir une raison pour que Kurz soit l’objet de deux reproches aussi diamétralement opposés : ici trop intellectuel, ici trop peu. Son intention n’est pas de faire de la philologie, ce qui le conduit à expédier sans ménagement certains discours, à charge pour le lecteur de départager l’intention critique et l’intention polémique. Si on ne repère pas ces différentes strates, on passe à côté du cheminement qui a conduit jusque-là.

On ne voit pas comment une théorie exigeante peut se développer sans « polémiquer », incluant des moments d’exagération. Marx aussi était un grand polémiste. Cependant, nous n’avons pas à fétichiser la polémique, mais à entrer dans son cheminement pour juger de ses résultats. Pour suivre l’intention de Kurz, il va falloir prendre congé à la fois d’un intellectualisme bourgeois qui n’est pas le sien et d’un anti-intellectualisme pseudo-anti-bourgeois (car il est en réalité petit-bourgeois, comme le remarque Adorno). C’est seulement une fois débarrassé de ces deux boulets qu’on peut commencer à élaborer un autre rapport à un savoir qui résiste, un savoir dont on ne veut rien savoir, avec ou sans « capital culturel ».

Les reproches contradictoires à l’encontre de Robert Kurz sont l’expression de la dichotomie réelle entre la « pensée » professionnalisée et institutionnalisée, celle des philosophes, à une extrémité du spectre social et la fébrilité « pratique » à l’autre extrémité. Cette dichotomie mérite bien sûr d’être examinée dans sa particularité moderne. Dans « Notes sur la théorie et la pratique », Adorno fait remonter le « problème de la pratique » d’abord à la Renaissance puis finalement à « l’ancienne séparation entre le travail du corps et le travail de l’esprit, sans doute jusqu’à l’obscure préhistoire » [4]. Il tente ici d’historiciser ce problème, mais reste de toute évidence dans un énorme flou historique. Il affirme en tout cas que, dans les conditions qui sont celles de la modernité, le prétendu « primat de la praxis » est le fait d’un surmoi collectif qui se laisse aller à une immédiateté qu’il qualifie de régressive, pernicieuse, irrationnelle, narcissique (ce sont ses termes : on sent une forte envie de trouver un diagnostic adéquat !). Seule la théorie permet selon lui, à rebours, de médiatiser le système global de la société auquel se confronte toute pratique, et ainsi de comprendre son échec à surmonter les contradictions sociales : « Le passage à la praxis sans théorie est justifié par l’impuissance objective de la théorie, et il multiplie cette impuissance par l’isolement et la fétichisation du moment subjectif du mouvement historique, de la spontanéité. On peut dire que la perversion de celle-ci est une réaction au monde administré. » [5]

Mais Adorno n’est pas dégagé d’une idéalisation symétrique de la théorie, lorsqu’il voit dans la séparation entre travail matériel et travail intellectuel un moment, émancipateur en soi, d’arrachement à la nature : « Cette séparation désigne une étape du processus qui permet de sortir de la prééminence aveugle de la praxis matérielle, et d’accéder potentiellement à la liberté. Le fait que certains vivent sans travail matériel et, comme le Zarathoustra de Nietzsche, jouissent de leur esprit, ce privilège injuste dit également que cette possibilité existe pour tous ; surtout au stade des forces techniques de production qui permettent d’entrevoir une disparition globale du travail matériel, réduit au minimum. » [6] Comment comprendre un tel énoncé quand Adorno affirme quelques pages plus loin que l’activisme est un effet de la priorité moderne des moyens sur les fins, soit de la pensée instrumentale, provoquée selon lui par « le niveau des forces de production techniques » ? Adorno se retrouve alors devant l’alternative bizarre (qui constitue une impasse de la théorie critique) de devoir assigner de meilleures fins aux fins irrationnelles du capitalisme. On reste ainsi enfermé sans le savoir dans la pensée instrumentale, mais en brandissant des finalités plus élevées, produites sur la base d’un idéalisme qui reste lui aussi le produit de cette séparation moderne entre les fins et les moyens. On peut mettre cet énoncé en rapport avec la thèse d´Aurélien Berlan sur la liberté des modernes comme fantasme de délivrance des nécessités de la reproduction matérielle [7].

Adorno, à cet endroit, ne remarque pas qu’il reconvertit le sujet de la pensée, pourtant aliéné, en siège a priori d’une activité émancipatrice. En ce sens, il repositive dialectiquement le moment de négativité porté par la théorie critique. Sous prétexte d’écarter une fausse réconciliation « concrétiste », il reperd l’analyse critique de cette séparation. Ceci n’est possible que parce qu’il affirme cette fois dans la foulée et sans hésitation : « L’humanité s’éveille avec la séparation de la théorie et de la pratique. » [8] L’analyse de la violence structurelle du capitalisme est alors noyée dans une injonction faite par Adorno à « l’humanité » de renoncer à la violence immémoriale sous peine de sombrer dans la catastrophe. Ce sont des imprécisions fatales à la théorie critique.

Alors qu’Adorno refusa de participer au mouvement de Mai 68, d’autres, comme Marcuse, y participèrent pleinement. Le mouvement étudiant avait précisément voulu abolir la dichotomie entre la sphère de la pensée et la sphère de l’action, entre étudiants et ouvriers ; la suite en a prouvé l’impasse. Kurz reprend donc quelques trente-cinq ans plus tard un débat qui peut sembler daté, mais qui témoigne en fait de l’enlisement permanent de la gauche dans cette question. En partant des mêmes questions qu’Adorno, et en refusant pareillement les délices de la réflexion stratégique et de l’organisation, ainsi que le dogme de « l’unité de la praxis et de la théorie », Kurz va cependant emprunter un autre développement et rester pour sa part inflexible sur la négativité du moment théorique. Là où Adorno parlait encore comme un rejeton de l’université, Kurz parle comme un rejeton des mouvements politiques des années 70 sur lesquels il effectue un retour critique.

Ce rapide arrière-plan montre que l’exigence de Kurz est très précise et qu’on ne peut pas la débouter à partir d’une identification unilatérale extérieure à son projet. Il est clair que nulle part, jamais, Kurz ne dit que faire de la théorie suffira à abolir le capitalisme. (Adorno ne le dit pas non plus, mais l’absolutisation du moment théorique lui ferme en quelque sorte l’accès à une prise en compte des mouvements sociaux réels.) Jamais non plus Kurz ne dit : « Ne faîtes rien ». Les textes de la critique de la valeur sont d’ailleurs parsemés de remarques incidentes qui témoignent de discussions, de malaises, voire de fâcheries autour des engagements pratiques et des mouvements sociaux ; ils ne sont pas au-dessus de cette question. Roswitha Scholz donne dans un entretien une position claire à ce sujet : « Au sein d´Exit ! nous n’avons aucune ambiguïté à ce sujet : nous sommes un groupe théorique, et nous considérons la théorie comme un domaine de pratique sociale à part entière, qui ne peut pas être réduite au niveau du combat politique. En aucun cas nous ne sommes opposés à un engagement critique concret — au contraire — par exemple contre des tendances néofascistes. Mais ce type d’engagement ne peut pas être opposé à une élaboration théorique nécessaire et qui opère à un niveau différent. » [9]

La critique de la valeur-dissociation insiste sur le fait qu’un activisme qui ne veut rien savoir du niveau catégoriel du capitalisme — à savoir le fonctionnement réel de ses catégories — est condamné d’avance, ainsi que le montre l’histoire des luttes. Pour le dire autrement, il ne sert à rien de s’opposer tel ou tel aspect isolé du « capitalisme » si on n’entre pas résolument dans les déterminations opératoires de la marchandise, de l’argent, de l´État, du travail abstrait, ainsi que leurs articulations logiques et historiques. De plus, selon Kurz — et c’est essentiel — les concepts ne portent pas écrits dans leur substance la forme que doit prendre l’action. Et ils ne vont pas non plus épargner à chacun le casse-tête de se poser la question pour son propre compte. Le théoricien n’est pas en position d’avant-garde, d’éduquer les masses, de prescrire une action efficace, de déterminer un calendrier.

Kurz est donc extrêmement rigoureux en imposant à l’élaboration théorique une telle abstinence. Celle-ci ne consiste pas à « ne rien faire », elle consiste à dire que ce n’est pas le rôle de la théorie de nous dire que faire. Kurz refuse d’attribuer à la théorie davantage qu’elle ne peut fournir. Ce faisant, il libère aussi les pratiques existantes de leur préemption idéologique. Certaines choses sont à faire indépendamment d’une justification idéologique, mais sans constituer un alibi pour l’ignorance théorique. Cet aspect est certes implicite chez Kurz, mais il importe de remarquer qu’une indépendance (relative) de la théorie signifie également une indépendance (relative) de la pratique et donc aussi une libération des possibilités d’émancipation de la gangue autoritaire du marxisme historique [10]. La polarisation impuissante de la théorie et de la praxis — qui n’a de cesse de chercher à faire coïncider les deux par la suraffirmation de leur unité — n’est pas seulement dans la tête, de sorte qu’il suffirait d’en « prendre conscience » pour lever la contradiction. Elle est dans la nature même des rapports de production capitaliste et il n’est pas entre nos mains de la supprimer.

Kurz déboute ainsi la vieille question posée par le romancier russe Nikolai Tchernychevski (1863) et reprise par Lénine en 1901, qui semble l’avoir tracassé toute sa vie. Demander ce qu’il faut faire, dire ce qu’il faut faire, c’est déjà se fourvoyer dans les impasses de la raison instrumentale et lui inféoder la théorie, qui de servante, verse volontiers dans son contraire dialectique, une position de fausse souveraineté. On pourrait dire avec Freud et pour reprendre Adorno qu’on est déjà dans une injonction du surmoi. Rappelons que Freud situe justement la genèse du surmoi dans la culture et sa sévérité dans le complexe pulsionnel : « Le surmoi de l’enfant ne s’édifie pas d’après le modèle des parents mais d’après le surmoi parental ; il se remplit du même contenu, il devient porteur de la tradition, de toutes les valeurs à l’épreuve du temps qui se sont perpétuées de cette manière de générations en générations. » [11]

Poser la question ainsi oblige à interroger, sur le versant collectif, la genèse culturelle d’une telle urgence d’agir. Il y a dans la modernité capitaliste une injonction à « l’action politique » qui lui est immanente et accompagne tout son développement.  Kurz apporte une contribution essentielle à l’élucidation de cet impératif en montrant que la reproduction capitaliste est toujours déjà une contradiction en procès porteuse des deux moments immanents à son fonctionnement, que sont la « pratique théorique » et la « pratique pratique ». Le capitalisme ne peut pas fonctionner « comme dans du beurre », sans élaborer sa propre critique interprétative (notamment contre les traditions prémodernes et les stades dépassés de son propre développement, puis désormais contre les institutions de protection qu’il a lui-même mises en place dans la période fordiste) en même temps que les recettes pratiques qui sont censées en découler, sur le mode du solutionnisme utilitariste. Le capitalisme nécessite en ce sens un « traitement permanent de la contradiction » [12] qui se résume en une administration de crise et une lutte immanente des intérêts privés pour faire valoir l’une des interprétations en concurrence, qui va toujours aussi impliquer une conception particulière de la pratique. La « lutte des classes » représentait dans le champ marxiste l’une de ces interprétations réelles à l’intérieur du processus de modernisation capitaliste global ; elle est entretemps historiquement caduque. Kurz esquisse ainsi une théorie de l’idéologie qui prend racine dans « le désir de s’expliquer les conditions de vie […] ou d’interpréter le capitalisme de telle sorte que l’on puisse soi-même s’y maintenir. » [13] La « pratique pratique » et la « pratique théorique » sont toutes les deux des moments de ce processus global d’autojustification et sont toutes les deux préformées par la matrice fétichiste a priori

En désignant « une identité entre forme d’action et forme de pensée » transportée par l’« a priori muet de la reproduction sociale et matérielle » [14], Kurz indique une limite à l’une et à l’autre. Elles ne peuvent pas être renversées prises par un seul côté. Mais elles ne peuvent pas davantage être surmontées par la plate proclamation de leur unité. Kurz vise ainsi la praxis au sens étroit d’une prétention politique de transformation sociale immédiate ; une telle praxis prétend s’élever au-dessus de la praxis quotidienne — soit le triptyque : travailler, consommer, voter — sans analyser jusqu’au bout son propre enlisement dans les contradictions de la reproduction globale. Il est à noter que Kurz ne vise pas ici les insurrections spontanées et les luttes vitales sur les fronts de crise. Il cible explicitement un public très précis d’intellectuels de gauche qui se donnent, comme les nommait Adorno, pour les « organisateurs » de la lutte, et ne sont concernés par les difficultés croissantes de la majorité de l’humanité souvent que par procuration.

De même que la pratique de tous les jours est enlisée dans le rapport de forme, il en va de même selon Kurz pour la théorie qui est toujours déjà un moment d’interprétation immanent de cette forme sociale. La théorie critique a pour tâche d’analyser cette ontologie, donnée pour indépassable, et donc de se dépasser elle-même en ne cédant rien sur sa propre négativité. Cette négativité n’est pas donnée par une réaction d’indignation, mais par l’effort d’entrer dans l’histoire de la constitution du capitalisme et le déploiement de ses catégories. Il ne s’agit donc pas de jouer la carte de la théorie contre la carte de l’action, mais bien de mettre en évidence leur commune compromission dans la reproduction capitaliste. Cette analyse permet notamment d’expliquer la sensation désespérante que, dans ce contexte, l´’affirmation et la critique sont « identiques dans leur caractère légitimateur et interprétatif, une telle critique visant précisément le maintien et la prolongation à tout prix du processus systémique capitaliste. » [15] Pour le dire plus simplement, on n’arrive plus à faire la différence entre le oui et le non. Il n’est pas étonnant que certains se réfugient dans l’agitation irréfléchie et d’autres dans leur tour d’ivoire intellectuelle : Kurz y oppose la nécessité incontournable d’analyser les déterminations immanentes de cette condition. C’est une nécessité de la critique qui n’a rien à voir avec la pureté d’une théorie a priori.

Kurz se lance alors dans l’examen des différentes théories qui se sont partagé le champ depuis les années 70, de la planification socialiste du marxisme de parti à la métaphysique de l’intentionnalité postmoderne, en passant par le structuralisme, le post-structuralisme, l’opéraïsme et le post-opéraïsme.  Le résultat actuel en est un morcellement impuissant en une myriade de « luttes » qui ne cessent d’appeler stérilement à leur « convergence ». Elles seraient le plus souvent bien en mal de dire vers quoi il faut converger, ou simplement de se mettre d’accord entre elles. Les théories examinées par Kurz se répartissent en « théories de la structure » qui donnent la prééminence à la totalité sociale, et en « théories de l’action » qui partent de l’individu. Cette polarisation des deux moments de la même constitution fétichiste ne veut rien savoir de sa propre unité négative. Car, dit Kurz « chacune de ces deux approches a raison, mais sur la base d’une erreur commune, soit l’occultation de la constitution-fétiche et de son rapport à la forme. » [16] L’insistance sur l’un des pôles de cette contradiction, comme objectivisme interprétatif ou subjectivisme interprétatif, finit immanquablement par se renverser dans son pôle opposé. Cette matrice idéologique omet d’examiner la constitution génétique de la forme. [17]

Alors qu’Adorno s’en prenait aux activistes imbus de leur théorie spontanée, Kurz s’en prend plutôt à leur fournisseur en théorie. L’affirmation de « l’unité de la théorie et de la praxis » ne fait qu’entériner l’état des choses en l’enrobant d’une prétention de le transformer. Le refus de déduire une application pratique de l’élaboration théorique vise précisément le cœur de la séparation réelle entre sujet et objet, activité intellectuelle et activité pratique. Ni la théorie seule ni l’action seule ne vont surmonter ces dichotomies, mais aussi, comme y insiste Kurz, pas davantage l’affirmation de leur unité immédiate qui cherche « à réunir le séparé en tant que séparé » (Guy Debord), sans prendre la mesure de la séparation réelle. Il n’y a pas de rapport d’application immédiat entre une idée et une action, puisque le rapport de forme détermine les divisions propres à la socialisation capitaliste, y compris la concurrence des intérêts privés qui transforme n’importe quelle « bonne idée » en marchandise. Nous ne pouvons pas abolir ce rapport de forme par un décret de la pensée.

Kurz reprend à Adorno l’idée qu’il y a dans la théorisation aussi un moment pratique, mais il développe cette idée tout autrement. La « pratique théorique » n’est pas moins pratique que la « pratique pratique », mais elle ne l’est pas au sens instrumental. Contrairement au léninisme, elle ne s’avance pas avec l’intention d’éclairer les masses. Elle est là pour analyser les déterminations du réel, construire les concepts correspondants et conduire à une autre appréciation du présent, qui ne peut pas être directement déduite des phénomènes. En insistant sur la nécessité et l’indépendance du moment théorique, Kurz se refuse à jouer les avant-gardes et invite plutôt les camarades à cesser, comme aurait dit Hegel, de crier sauve-qui-peut aux seuls mots de « pensée » et d´ « abstraction ». Car c’est quand même à Hegel qu’on doit d’avoir montré que le plus immédiat, qui nous paraît aussi le plus concret, est précisément pour cette raison même le plus abstrait, en tant qu’isolé de l’ensemble de ses déterminations. Ainsi, une analyse de détail et une recherche empirique peuvent être précieuses, mais si elles sont autonomisées dans un sens affirmatif et non critique, elles risquent de se mettre simplement au service de la reproduction de la totalité capitaliste qui excelle à les instrumentaliser. C’est ce que Kurz reproche aux généalogies historiques pourtant pénétrantes de Foucault : elles hypostasient l’analyse transversale des micropouvoirs au nom d’une théorie de la société comme somme des interactions particulières, en se privant de la possibilité d’inscrire ces interactions dans le champ de la domination impersonnelle de la valeur, qui se trouve à nouveau invisibilisée.

La position de Kurz entraîne quelques conséquences.

1/ La première est que « faire de la théorie » a aussi des effets. On n’est plus tout à fait le même au bout d’un tel parcours qu’au début ; la théorie est en ce sens dotée d’une effectivité intrinsèque, mais c’est une effectivité qui n’est pas « mesurable » sur une échelle d’efficacité, soit au sens économique du terme. Cette approche de la théorie dément son exercice bourgeois, à savoir une occupation confortable et rémunérée que certains peuvent exercer pendant que d’autres s’occupent des tâches matérielles de reproduction. Elle est au contraire une nécessité dictée par l’accumulation des crises et des impasses ; une nécessité de comprendre ce qui nous arrive, qui n’a rien d’un luxe intellectuel et qui n’est pas en soi réservée à une classe éduquée. On trouve dans l’anti-intellectualisme vulgaire l’idée qu’il s’agit d’une activité improductive et entretenue (au point que Pol Pot a pu faire exécuter des porteurs de lunettes). Cette haine fonde aussi une version de l’antisémitisme structurel, qui fait par exemple que la sociologie ou la psychanalyse ont pu si souvent être qualifiées de « sciences juives ». L’association juif et intellectuel se retrouve dans les purges staliniennes contre les intellectuels juifs après la guerre, accusés d’être « cosmopolites ». Le thème du Juif parasite se double souvent du thème de l’intellectuel parasite et ont en commun une aversion primaire pour l’exercice de la pensée à laquelle sont volontiers attribuée des pouvoirs occultes.

La société capitaliste a radicalement échoué à donner au savoir un autre statut que celui d’un privilège élitiste, en le « démocratisant » à la mesure des seules exigences du système global de concurrence. L’appropriation du savoir est, de la sorte, identifiée à « ceux qui réussissent » à l’école et après, même quand ils ne réussissent qu’à répéter ce qu’ils ont appris par cœur. Soit dit en passant, le refoulement et l’ambivalence foncière quant au savoir inconscient qui a été mise à jour par Freud peut ainsi continuer à prospérer tranquillement à l’ombre du bourrage de crâne scolaire.

2/ Le deuxième effet est que cette effectivité de la théorie ne doit pas être confondue avec un vœu de toute-puissance, qui lui conférerait per se une capacité magique de transformation collective. Elle est justement soumise dans le cadre des rapports sociaux réels aux mêmes limitations que n’importe quelle autre intervention, elle se cogne sur la même atomisation des individus et la même impuissance des pratiques émancipatrices, mais peut-être en meilleure connaissance de cause. Ce faisant, elle se positionne autrement dans le champ des rapports de force, c’est-à-dire en indiquant le problème de la séparation sociale (induite par la division moderne du travail) et la contrainte de forme de la logique de valorisation capitaliste, qu’elle s’efforce de théoriser à partir de la place immanente qu’elle y occupe.

La théorie, dégagée de sa préemption académique autant que de sa prise en otage militante, met en jeu la capacité négative de refuser l’identification immédiate avec l’existant, même au nom de l’urgence. Cela peut sembler très peu, et beaucoup en retiennent l’impression de « repartir les mains vides ». En réalité, c’est énorme, car cela suppose un haut degré d’acceptation de sa propre limitation, qui ne signifie pas de se condamner à se croiser les bras. La conclusion de Kurz est sans appel : « Il faut développer dans la critique du fétiche un nouveau concept de pratique théorique qui refuse toute fusion de la réflexion critique avec la contre-pratique préétablie du traitement immanent de la contradiction, voire avec une métaphysique quotidienne. La tension nécessaire entre les deux niveaux d’action doit être maintenue. Toute exigence visant à résoudre unilatéralement cette tension dans l’action pratique immanente et à la faire taire signifie la laisser s’effondrer sur elle-même avant d’avoir atteint le seuil d’un dépassement réel du capitalisme et donc, en fin de compte, la faire retomber dans la pseudo-activité. Pour pouvoir briser la constitution-fétiche, la pratique théorique et la contre-pratique immanente doivent toutes deux subir chacune dans leur propre champ un processus de transformation, jusqu’à ce que les deux parties se dépassent et ne puissent se fondre que dans le résultat. La fameuse unité de la théorie et de la pratique ne saurait donc constituer une condition préalable, mais seulement un telos immanent de la critique catégorielle ; soit elle coïncide avec la transcendance réelle, soit elle ne sera pas. » [18]

Kurz va jusqu’à dire que cette transformation réelle signifierait la fin de la forme-théorie et de la forme-pratique, c’est à dire de la théorie et de la pratique comme rapport de forme polarisés dans le capitalisme. Comment peut-on continuer avec cela à lui reprocher une position de supériorité intellectuelle assise sur ses privilèges ? On mesure aussi l’éloignement de cette position avec celle d´Adorno, qui concevait encore la théorie comme un moment de liberté dans le non-libre. Défendre résolument une certaine indépendance de la théorie à l’intérieur de la tension irrésolue de la forme sociale ne signifie nullement lui supposer un privilège de liberté qu’elle n’a pas. Cette revendication d’indépendance correspond à une insistance inflexible sur la négativité de la critique, et rien de plus. Elle affirme le non-identique au cœur de l’identique. Elle cherche à rétablir une différence de principe entre le oui et le non.

Cette lecture de Kurz ne permet donc pas de prêter foi à tous les reproches qui lui sont adressés, pas plus qu’elle ne devrait nous conduire, devant les exigences de la pratique, à dégainer une réponse automatique de dégoût devant les « luttes », qui devient vite aussi un réflexe défensif. Il est légitime de continuer à se poser la question de la pratique et d’intervenir là où on estime devoir le faire. Mais la déduction subjective qui conduit à de telles interventions ne peut pas se chercher une tutelle ou une garantie qui n’est pas le rôle de la théorie. Kurz a refusé de s’identifier aussi bien à l’avant-gardisme léniniste qu’au paternalisme de la classe intellectuelle qui est l’une des formes que prend l’infantilisme scolaire et citoyenniste : quelqu’un d’éclairé doit nous dire quoi faire. Ce quelqu’un n’existe pas et nous ne sommes pas libérés de la nécessité de traiter cette question ; une émancipation véritable commence au moins à cet endroit. La position kurzienne implique donc que dans un contexte de crise généralisée, il n’y a aucun moyen de se mettre à l’abri : ni dans l’agitation tous azimuts à un pôle de la contradiction, ni dans un intellectualisme autoréférentiel au pôle opposé, ni dans la pseudo-unité des deux. Mais on peut commencer à analyser ce qu’on est toujours déjà en train de faire de manière immanente et cette analyse aura nécessairement des conséquences sur nos positions pratiques. Si Kurz se refuse à se poser en éclaireur, sa position réintroduit le principe même de la différence entre le oui et le non, celle que le capitalisme excelle justement à rendre indiscernable. Cette différence est loin de n’être que théorique.

Sandrine Aumercier, Octobre 2022.

Ce texte est la version écrite d’un exposé présenté au camp d’été de l’association Crise & Critique le 19 août 2022 et le 1er octobre 2022 à Longo Maï, Limans, dans le cadre de la présentation du livre de Robert Kurz, Gris est l’arbre de la vie, verte est la théorie, trad. S. Aumercier, Albi, Crise & Critique, 2022.


[1] Pour les détails, je renvoie à l’article de Clément Homs, « Les chiens de rue de la théorie critique. Robert Kurz et les origines de la revue Krisis (1966-1992) : protagonistes et préhistoire de la critique de la valeur-dissociation », dans Jaggernaut, n°5, à paraître.

[2] Voir Jürgen Albohn, « Kritik der Wertkritik », dans Grundrisse 16, 2005, p. 20.

[3] Andreas Exner, « Ein Durchgangsstadium mit offener Perspektive », Streifzüge, 21 juin 2016. En ligne : https://www.streifzuege.org/2016/ein-durchgangsstadium-mit-offner-perspektive/

[4] Theodor W. Adorno, « Notes sur la théorie et la pratique », dans Modèles critiques, Paris, Payot, 2003, p. 279.

[5] Ibid., p. 283.

[6] Ibid., p. 284, souligné par moi.

[7] Aurélien Berlan, Terre et liberté. La quête d’autonomie contre le fantasme de délivrance, La Lenteur, 2021.

[8] Theodor W. Adorno, « Notes sur la théorie et la pratique », op. cit.,  p. 284.

[9] Roswitha Scholz, « Valeur-dissociation, sexe et crise du capitalisme : interview par Clara Navarro Ruiz », dans Constelaciones. Revista de Teoria Critica, n° 8-9, 2017. Paru dans Jaggernaut, n°2, Albi, Crise & Critique, 2020.

[10] Certains disent en ce sens : un rapport pragmatique à nos actions. Un tel rapport ne prétend pas à une « cohérence subjective » entre nos idées et nos actes, qui est elle-même imaginaire.

[11] Sigmund Freud, « La décomposition de la personnalité psychique », in Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, Gallimard, 1989 [1933], p. 93.

[12] Robert Kurz, Gris est l’arbre de la vie, verte est la théorie, Albi, Crise & Critique, 2022 [2004], p. 42.

[13] Ibid., p. 45.

[14] Ibid, p. 34.

[15] Ibid., p. 53.

[16] Ibid., p. 60.

[17] Ibid., p. 63-65.

[18] Ibid., p. 179.

Des quasi-abeilles et des architectes déniés : division du travail et « forme sujet »

Le problème de la praxis de la critique tronquée du capitalisme

En formulant le problème pratique de la critique tronquée du capitalisme, Robert Kurz remarque que toutes les critiques antérieures font aujourd’hui partie intégrante de leur objet. C’est cette critique elle-même qui doit être critiquée !

Au fur et à mesure que le mode de production de la modernité fondé sur la valeur atteint sa borne interne absolue, ses déterminations ontologiques deviennent historiquement obsolètes.

La critique radicale a donc pour tâche de dynamiter le cadre conceptuel moderne. Cela signifie de réaliser une rupture fondamentale avec la justification de l’agir révolutionnaire. Et donc de se détourner de la compréhension traditionnelle du rapport entre la théorie et la pratique.

Kurz le formule ainsi : « La critique théorique doit devenir une critique pratique. Cette finalité omniprésente dans la théorie critique vaut certes également pour la critique de la valeur-dissociation, mais elle doit recevoir une nouvelle détermination selon la perspective de la rupture ontologique. » [1]

Il s’agit de critiquer les « modèles d’action » qui « sont donc déjà fixés a priori, sans aucun effort intellectuel conscient ni réflexif, et par là également présupposés, de manière quasi ontologique, à la réflexion. »

Cet dans ce contexte que Kurz se réfère à la métaphore de l’architecte et l’abeille chez Marx.

La meilleure des abeilles et le pire des architectes

Le célèbre exemple de l’abeille et de l’architecte se trouve dans le premier livre du Capital. Le processus de travail y est décrit en introduction :

« Le travail est d’abord un procès qui se passe entre l’homme et la nature, un procès dans lequel l’homme règle et contrôle son métabolisme avec la nature par la médiation de sa propre action. Il se présente face à la matière naturelle comme une puissance naturelle lui-même. Il met en mouvement les forces naturelles de sa personne physique, ses bras et ses jambes, sa tête et ses mains pour s’approprier la matière naturelle sous une forme utile à sa propre vie. Mais en agissant sur la nature extérieure et en la modifiant par ce mouvement, il modifie aussi sa propre nature. (…)  Nous ne nous occupons pas ici des formes primitives du travail, qui relèvent encore de l’instinct animal. Lorsque le travailleur se présente sur le marché comme vendeur de sa propre force de travail, il a laissé derrière lui dans un passé archaïque l’époque où le travail humain ne l’avait pas encore dépouillé sa première forme instinctuelle. Nous supposons donc ici le travail sous une forme qui appartient exclusivement à l’homme. (…) Mais ce qui distingue d’emblée le plus mauvais architecte de la meilleure abeille, c’est qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la cire. » [2]

Ici donc, l’homme médiatise son métabolisme avec la nature par sa propre action et modifie ainsi non seulement la nature, mais également sa propre nature. Il ne s’agit pas d’une forme animale du travail, mais d’une forme exclusivement humaine. Dans ce passage, rien ne semble distinguer le travail humain de l’état dans lequel l’ouvrier se présente comme vendeur de sa propre force de travail sur le marché des marchandises.

La pensée de l’homme précède en fait son action parce qu’en tant qu’architecte, contrairement à l’abeille, il a « construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la cire ». Mais dans le rapport-fétiche de la valeur-dissociation, dit Kurz, « c’est exactement l’inverse : par rapport à leur propre lien social et leur ˝métabolisme avec la nature˝, les humains ne sont pas des architectes, mais quasiment des abeilles. » [3]

Le résultat de cette inversion est qu’il n’y a plus d’unité entre conception et exécution. En même temps, la pensée n’est plus une action conceptuelle ˝libre˝, mais est liée, selon sa forme conditionnée par cette structure, à la forme d’action présupposée comme ˝abeille˝.

Production unilatérale, besoins multiples et division universelle du travail social

La critique marxienne de l’économie politique veut clarifier le rapport entre la « forme dans laquelle le travail appartient exclusivement à l’homme » et « l’état dans lequel le travailleur se présente sur le marché comme vendeur de sa propre force de travail ».

Commençons par nous pencher sur la lecture par Marx de la Fable des abeilles de Bernard Mandeville (1670-1733). Cette pièce didactique témoigne selon lui du fait que « la forme élémentaire générale de la richesse bourgeoise est la marchandise ».

Mais elle montre aussi comment « cette condition selon laquelle le produit est généralement fabriqué en tant que marchandise » présuppose en même temps non seulement le travailleur en tant que vendeur de sa propre marchandise (la force de travail) — mais surtout ne peut se réaliser sans « une division universelle du travail social ». [4]

Marx ajoute en 1867 que Mandeville ignore encore « que le mécanisme du procès d’accumulation lui-même accroît (…) la masse des ˝pauvres de mentalité travailleuse˝, c’est-à-dire de salariés qui doivent transformer leur force de travail en une force de valorisation croissante du capital en accroissement. » Ils doivent ainsi perpétuer « leur rapport de dépendance à l’égard de leur propre produit, tel qu’il est personnifié dans le capitaliste. » [5]

La Fable des abeilles et la « vacherie » d’une société humaine

Robert Kurz accorde lui aussi une place de choix à Bernard Mandeville dans son étude de l’avènement et de la progression du libéralisme prônant l’économie de marché « libre ».

Il appelle Mandeville « l’un des plus brillants cyniques de la pensée moderne » : « Sa justification rigoureuse de l’économie de marché respire un cynisme si corrosif que l’on se demande encore aujourd’hui s’il n’a pas voulu écrire en réalité une satire féroce de la merveilleuse modernité capitaliste. » [6]

Mandeville « ne laisse finalement aucun doute sur le fait que la vacherie (…) d’une société qui a installé les ˝vices privés comme bénéfices sociaux˝ pour remplir la finalité absurde de l’État et qui est prête à sacrifier sans pitié les intérêts vitaux de la majorité pour cela, ne peut être maintenue qu’avec une dureté impitoyable. » [7]

« Mandeville », poursuit Kurz a « achevé les ˝canons éthiques˝ de la doctrine libérale. Pour la cruelle honnêteté avec laquelle il l’a fait, il mérite des remerciements historiques et une place d’honneur au panthéon du génial cynisme capitaliste. » [8]

Mais les formes sociales et les rapports structurels ˝sans sujet˝ du mode de production capitaliste restent, selon l’analyse de Kurz, presque entièrement irréfléchis ou avaient déjà été intériorisés depuis longtemps.

La division du travail n’est pas un acte isolé

Revenons à Marx, qui, comme le dit Kurz, « aimait les cyniques de ce genre [de Mandeville] ». [9]

Quelle est donc la conséquence de la distinction, soulignée par Marx, entre le plus mauvais des architectes et la meilleure des abeilles ? Le fait que le résultat soit déjà présent en idée dans la représentation de l’ouvrier comme architecte est, selon Marx, inséparable du fait que ce même ouvrier, pour réaliser sa fin, doit subordonner sa volonté à cette fin. Cette subordination n’est nullement un acte isolé. Elle concerne tous les travailleurs et constitue donc un fait social.

Mais cette forme d’une volonté de l’ouvrier subordonnée à un but, qui s’exprime sous la forme d’une attention à son acte, est d’autant plus exigée que le contenu et l’exécution du travail ne comblent pas son attention. Moins il en jouit, plus il doit donner son attention.

Ce type de contradiction interne qui se trouve déjà dans la tête de l’ouvrier-architecte, Marx l’avait déjà souligné cinq ans plus tôt : « Ce qui nous frappe dans la division du travail, comme dans toutes les formes de production capitaliste, c’est le caractère de l’antagonisme ». [10] L’antagonisme se manifeste ainsi :

  • Il y a tantôt trop de producteurs dans une branche d’activité, tantôt dans une autre. La concurrence, selon Marx, « compense constamment cette inégalité et cette disproportion, mais les reproduit tout aussi constamment ». [11]
  • Les différentes branches d’activité sont interdépendantes de telle sorte qu’elles coopèrent à la fabrication d’un produit par le biais de la circulation des marchandises. Marx conclut : « L’achat et la vente de marchandises transmettent ici le lien qui existe intérieurement (…) entre ces branches de production exploitées indépendamment les unes des autres ». [12]
  • « Les différents moyens par lesquels le capital crée la survaleur relative, augmentent les forces productives ainsi que la masse des produits, sont tous des formes sociales du travail. » Mais elles apparaissent plutôt comme des formes sociales du capital. « De sorte que l’on ne montre pas seulement comment le capital produit, mais comment le capital lui-même est produit — sa propre genèse ». [13]
  • Ainsi, conclut Marx, « cette genèse du capital apparaît à la fois comme un processus de dépossession du travail, d’aliénation, de représentation comme puissances étrangères à ses propres formes sociales ». [14]
  • La division du travail à l’intérieur de l’atelier s’oppose à la division du travail dans l’ensemble de la société : en tant qu’« essentiellement différentes », dit Marx, « elles se conditionnent mutuellement ». [15]
  • « À l’intérieur de la société, la division du travail apparaît libre, c’est-à-dire ici aléatoire, certes liée par un lien interne, mais qui se présente autant comme le produit des circonstances que de l’arbitraire des producteurs de marchandises indépendants les uns des autres ». [16]

La marchandise est « la forme la plus élémentaire de la richesse ». Elle ne fait que devenir « la forme générale du produit ». D’où la conclusion suivante : « Le capital […] produit nécessairement de la marchandise, son produit en tant que marchandise, ou bien il ne produit rien ». [17] Pour cette raison quel que soit ce qui existe déjà en idée dans son imagination, l’architecte de Marx n’a jamais rien d’autre en tête que la marchandise.

Antagonisme de la production capitaliste et « forme sujet »

L’antagonisme de toutes les formes de production capitaliste ne permet pas de séparer l’architecte de l’abeille. Il « conditionne une objectivation non consciente tant de l’action que de la pensée ». Celle-ci est semblable dans sa forme à ce qui se passe chez l’abeille tandis que la capacité humaine de réflexion, de conception, ou celle de l’ « architecte » se transforme en simple appendice secondaire. »

Robert Kurz appelle l’« instance médiatrice » entre l’abeille et l’architecte : « forme sujet ». Les hommes ne cessent d’y reproduire l’a priori muet de la constitution fétiche qui est une contrainte à l’agir. Mais cet agir « est lui-même recouvert à une échelle toujours plus grande par les dilemmes de l’auto-contradiction capitaliste. Comme les modèles d’action objectifs ne sont nullement exécutés ˝de manière automatique˝ comme chez l’abeille, la conscience des individus agissants intègre également les contradictions internes (…) de la reproduction fétichiste. » Les hommes sont en permanence démentis « comme ˝architectes˝ » pour devenir « quasi-abeilles, bien qu’ils ne le soient pas. » [18]

Comme nous l’avons vu, la comparaison entre l’abeille et l’architecte montre ses limites déjà chez Marx. Ici, Kurz nous donne la notion de « forme sujet ». Sans trait d’union.

L’orthographe de « forme sujet » sans trait d’union insiste sur le fait qu’il n’y a plus unité entre conception et exécution — ce qui veut dire qu’elle insiste sur « l’objectivation sans conscience » de la « forme sujet ».

Autrement dit : Le trait d’union enchaîne encore à des rapports dont elle veut se libérer.

Frank Grohmann, 4 août 2022

Contribution à la discussion, présentée le 19 août 2022 à Montferrier lors des « Rencontres d’été de ˝Crise & Critique du capitalisme-patriarcat˝ ».


[1] R. Kurz, Gris est l’arbre …, op.cit., p. 16-17.

[2] K. Marx, Le capital, Livre I, PUF, p. 199-200.

[3] R. Kurz, Gris est l’arbre …, op.cit., p. 33-34. Souligné F.G.

[4] K. Marx, »Zur Kritik der politischen Ökonomie« (1861-1863), MEW 43, p. 294. Souligné F.G.

[5] K. Marx, Le capital, Livre I, PUF, p. 689-690.

[6] Schwarzbuch, p. 46.

[7] Schwarzbuch, p. 52. Mandeville 1988/1723, 256f.

[8] Schwarzbuch, p. 53.

[9] Schwarzbuch, p. 46.

[10] K. Marx, »Zur Kritik der politischen Ökonomie« (1861-1863), MEW 43, S. 305. Kursiv F.G.

[11] Ibid. Souligné F.G.

[12] Ibid., p. 306. Souligné F.G.

[13] Ibid. Souligné F.G.

[14] Ibid. p. 307. Souligné F.G.

[15] Ibid. Souligné F.G.

[16] Ibid. Souligné F.G.

[17] Ibid., p. 308.

[18] R. Kurz, Gris est l’arbre …, op.cit., p. 42.