Les psychanalystes et la guerre

Le psychanalyste et philosophe Sergio Benvenuto a publié récemment sur le site European Journal of Psychoanalysis un texte très étrange sur ses rapports avec ses collègues psychanalystes russes [1]. Benvenuto a des relations de travail avec des psychanalystes russes depuis de nombreuses années. Ayant prévu une supervision en ligne avec l’un des groupes habituels, Benvenuto décide de leur demander ce qu’ils pensent de la guerre actuelle en Ukraine et il consigne dans ce texte les réponses anonymisées des participants. Benvenuto justifie cette discussion ainsi : « La psychanalyse ne se déroule pas sur la lune, mais sur la terre. Le psychanalyste est aussi un citoyen, et vit dans la même société que ses analysants. De plus, je suis convaincu — dans le sillage de Lacan — que la psychanalyse n’est pas une technique neutre de traitement, mais qu’elle est fondée sur une approche éthique de la subjectivité. La psychanalyse est avant tout une cure éthique, et en ce sens elle a une dimension politique. Je pense que certaines options politiques sont donc incompatibles avec la psychanalyse — le fascisme et le racisme, par exemple. »

D’après Benvenuto, très peu de ses collègues russes sont contre Poutine ; certains opposants toutefois auraient forgé le néologisme de Poutler (Poutine-Hitler) pour désigner le chef du Kremlin. (Il est dommage que nous ne sachions pas si ces personnes critiques vivent en Russie ou à l’étranger.) Par contre, le compte-rendu de cette discussion menée avec un groupe pro-Poutine de collègues russes (là aussi, nous ne savons pas où ils vivent) les montre affirmant leur soutien à Poutine au nom de différentes justifications : beaucoup de pays occidentaux utiliseraient cette guerre pour faire la guerre à la Russie ; les Ukrainiens l’auraient bien cherché ; l’Occident serait coupable de guerres largement aussi injustes ; les Occidentaux se sont toujours mêlés de problèmes qui ne les regardaient pas dans cette région ; dépeindre Poutine en monstre serait un pur fantasme occidental ; les Ukrainiens commettraient aussi des crimes de guerre ; les Ukrainiens aurait toujours été des ennemis de la Russie et certains se seraient alliés aux Nazis pendant la Deuxième guerre mondiale ; on veut imposer aux Russes une conception purement occidentale de la démocratie, les Russes ayant de la démocratie une autre conception (« Nous avons voté pour Poutine librement, personne ne nous a forcé à voter pour lui ») ; l´Ukraine aurait mené une politique d’assimilation culturelle contre les minorités russes, notamment en rendant obligatoire la langue ukrainienne. Un participant russe s’étonne : « Je suis déçu, car je pensais que vous compreniez partiellement le monde russe. Il me semble que vous n’avez pas compris quelque chose d’essentiel à notre sujet. J’ai voté pour Poutine, je respecte les décisions de Poutine, j’admire Poutine. Je suis russe et j’approuve ce qu’il fait. Ce que vous n’avez pas compris, c’est que Poutine est la Russie ! »

La déception est réciproque et se termine selon le compte-rendu par une décision d’interrompre les relations de travail : « Chers amis, j’ai demandé l’avis de chacun d’entre vous car je me rends compte que nous sommes en guerre. Et la guerre n’est pas un conflit inconscient, mais bien réel. Je ne considère pas cela comme une guerre entre les Européens de l’Ouest contre les Russes, pas du tout ! Je vois cela comme une guerre entre ceux qui croient en la démocratie libérale — qui est la condition préalable de la psychanalyse, à mon avis — et ceux qui n’y croient pas. Je crois avoir compris que vous n’y croyez pas. À ce stade, il nous manque les bases éthiques fondamentales, du moins pour l’instant, pour pouvoir travailler ensemble. Je pense que comme il y a une éthique de la psychanalyse, il y a aussi une politique de la psychanalyse. Si vous le souhaitez, nous pourrons recommencer à travailler ensemble après la guerre, qui, je l’espère, sera brève. Mais je veux aussi dire que c’est une cause de grande douleur pour moi, à la fois parce que je vous respecte et que je vous aime bien, mais aussi parce que, contrairement à une croyance répandue, vous, les Russes, êtes dans une position beaucoup plus dangereuse que les Ukrainiens eux-mêmes ! Bien sûr, aujourd’hui, ce sont les Ukrainiens qui souffrent, mais je crains qu’au bout du compte, ce soit vous, les Russes, qui en payiez le prix fort, peut-être trop fort. Je ne sais pas si vous le percevez de la même manière, mais je vous vois en grand danger à cause de la politique de Poutine. Je n’aimerais pas vous voir un jour dans la position des Allemands juste après 1945. »

Commentant cet événement, Benvenuto ajoute pour conclure son texte : « Nous sommes sur deux côtés opposés de la barricade, non pas parce qu’ils sont russes et que je suis italien, mais la barricade est entre ceux qui soutiennent la politique de Poutine et ceux qui la combattent. Je me demande : n’ai-je pas voulu leur imposer d’une certaine manière une éthique démocratique et libérale, la nôtre, sans respecter la leur ? Il y a toujours un risque ethnocentrique. J’imagine ce que tous les membres de ce groupe ont dû penser de moi que je suis un occidental arrogant. Que j’ai ma propre idée du politiquement correct et que, si la leur est différente, je les méprise et les quitte. Étais-je censé faire comme si de rien n’était, et faire de la supervision clinique comme d’habitude ? Cela aurait été une façon de nier le réel, alors que la psychanalyse est née pour nous faire prendre conscience du réel. […] En rompant avec des amis avec lesquels j’avais collaboré avec bonheur pendant de nombreuses années, je voulais contribuer à ma petite échelle à la résistance ukrainienne contre l’envahisseur. J’ai essayé de leur montrer que l’on ne peut pas soutenir impunément certains dictateurs. Si vous faites certains choix, vous devez en payer le prix. Même si dans ce cas, le prix était minime : manquer des supervisions cliniques. Il faut comprendre que nos choix ont un coût, même minime comme dans notre cas : c’est ce que signifie donner la mesure de la réalité. La réalité est un prix à payer. Bien sûr, chaque culture a ses propres principes, mais la psychanalyse est aussi basée sur une éthique donnée. Peu importe que cette éthique soit née en Occident : ceux qui veulent pratiquer l’analyse doivent pratiquer cette éthique. Et cette éthique consiste à ne pas agir en suivant nos pulsions de violence et d’oppression, qui existent en chacun de nous. Nous devons les reconnaître inconsciemment, ne pas les commettre dans la réalité. Je ne sais pas si ces principes sont occidentaux ou universels, mais ce sont les principes de base de la psychanalyse. Sinon, vous pouvez aussi bien faire un autre travail. »

1. Pour ma part, j’ai qualifié ce texte de « surréaliste » et je l’ai lu comme un récit de rêve, comme quelque chose qui certes, nous parle du réel, mais qui précisément ne doit pas être lu avec les coordonnées de la réalité quotidienne. Je me suis représenté, à partir du peu d’éléments livrés par ce texte, un groupe de collègues qui travaillent ensemble depuis des années, mais qui ne savent (semble-t-il) jusqu’à présent rien de leurs positionnements politiques réciproques. « La psychanalyse ne se déroule pas sur la lune », précise Benvenuto, mais elle semble toutefois s’être déroulée pendant des années sur la lune jusqu’au 24 février 2022, sans quoi on n’aurait pas à faire à deux camps qui « tombent des nues » en découvrant leurs positions respectives. Ces personnes semblent finalement à peine se connaître les unes les autres.

Ce manque n’est pas qu’une lacune intellectuelle, un oubli de la politique qui serait propre aux temps de paix. Cette discussion en ligne débouchant sur une rupture violente par écran interposé a ce quelque chose d’irréel qu’ont toutes les réunions à distance (généralisées par la pandémie), et je me suis demandé si ce type d’échange international, fondé sur des rencontres physiques rares et des échanges numériques, n’était pas propice au développement d’une « psychanalyse sur la lune ». Comment imaginer un seul instant que de tels échanges — qui excluent toute fréquentation quotidienne et toute intimité de la rencontre physique (c’est-à-dire aussi tous les embarras corporels, de l’autre qu’on « ne peut pas sentir » à l’autre qu’on désire), puissent soutenir autre chose que l’idéologie de la connexion universelle et de la communication instantanée, son inclusivité abstraite, son exotisme superficiel de l’autre culture ? Les objections adressées par certains à une psychanalyse effectuée par téléphone peuvent s’appliquer absolument aux échanges de travail qui sont une extension de l’analyse individuelle (sans lui être identique).

Lacan aimait dire qu’il faisait son séminaire en position analysante : on ne peut pas être en position analysante sans le partage d’un espace physique, avec tout l’embarras qu’il implique : le temps pour s’y rendre, le déplacement du corps dans l’espace, le partage d’une intimité spatiale, l’odeur de l’autre ou de son lieu (un analysant critiquait récemment l’odeur de mon couloir), la mimique de l’autre, la qualité changeante de la voix, etc. La parole, c’est du corps, et un échange de parole est un échange des corps — c’est pourquoi elle peut être si incestueuse, si scandaleuse, comme la psychanalyse le met en évidence. Une parole téléphonique, n’est plus une parole mais un précipité de voix coupé du corps.

Le transfert signifie l’effort de déplacer son corps dans un autre espace (certains analysants ne quittent leur lit ou leur table de travail quasiment que pour leur séance ; d’autres doivent à chaque fois « courir » pour arriver à l’heure au milieu de mille obligations : tout ceci fait partie d’une séance d’analyse). Le transfert signifie de parler avec l’organe de sa voix et d’entendre avec l’organe de l’oreille dans un espace physique commun qui médiatise l’objet du transfert. La médiatisation technique coupe cet espace transitionnel (pour parler comme Donald Winnicott) du corps des protagonistes : voix retransmise, image retransmise, geste plat, corps sans odeur, fausse instantanéité spatio-temporelle. L’odeur de cigarette ou le souffle d’autrui, le croisement des jambes ou l’objet incongru tombé à côté du divan, la température du lieu ou encore les traits tirés, sont autant de signifiants infra-linguistiques qui font l’épaisseur de cette rencontre dans un espace partagé. La parole n’est en aucun cas faite de la seule énonciation de mots jetés dans un canal de communication chargé de les transmettre sans faire de « bruit ». Sur un écran ou au téléphone, toute perturbation est du « bruit ». Dans un espace transitionnel, une perturbation est une occasion, une relance, une interprétation, une épaisseur. Ceci ne vaut pas que pour une séance de psychanalyse, mais pour toute situation de transfert (relation de soin, relation éducative, etc.) Si nous devons à Freud une volumineuse correspondance et une mise en forme théorique précieuse sous forme d’écrits, ces formes ne sont jamais venues concurrencer les analyses sur le divan, les supervisions, les promenades intellectuelles, les conférences, les réunions du mercredi, etc. Elles constituaient plutôt une alternance entre la solitude de l’écriture et les rencontres. A partir du moment où l’internet est dans chaque poche et le média technique omniprésent (sous forme notamment de la banalisation de rencontres « hybrides » et de la prolifération de réactions instantanés sur les médias sociaux), la parole et l’écrit se fondent dans un immense « bruit » qui ne cesse de parasiter les corps isolés mais jamais seuls et les esprits faussement réunis par objet interposée (le dualisme n’y étant pas dépassé mais renforcé). Il n’est pas vrai de dire que l’écriture et l’imprimerie sont la première « étape » de cette dépossession ; elles sont d’une autre nature. Les maillages techniques de communication modernes viennent parasiter conjointement la parole et l’écrit en attaquant à la fois la communauté spatiale des corps — redoublée dans l’écho fantastique de sa propre image projetée sur un écran — et le repli solitaire du même corps de moins en moins capable de se suffire de soi le temps d’une activité. Conformément aux principes de la thermodynamique, ce qui est gagné sur un plan (on peut communiquer presque instantanément avec le monde entier, ce qui apparaît un argument imbattable appartenant pourtant entièrement à la logique instrumentale de la rationalité moderne : « c’est pratique ») est donc nécessairement sacrifié sur un autre plan.

2. Les réflexions précédentes résonnent avec l’anthropologie de la guerre : quelle différence y-a-t-il entre une guerre menée devant sa porte, par exemple contre la tribu voisine, et une guerre menée par écrans, par techniques interposés, par décision à distance imposée à des armées complètement déconnectées de la responsabilité de leurs actes aussi bien que des décisions obscures de l’état-major (comme c’est le cas semble-t-il de l’armée russe en Ukraine), voire bientôt d’intelligences artificielles prenant des décisions autonomes ?

Ce n’est certainement pas la qualité de la violence agie qui fera ici la différence avec une guerre tribale : de ce point de vue, on aurait peut-être raison de dire que l’homme a toujours été violent et les pires atrocités sont attestées depuis des millénaires. C’est le régime de violence qui est de nature fondamentalement différente. Massacrer son propre voisin parce qu’on ne peut pas le sentir ou massacrer la nation voisine au nom d’une idée de la nation alimentée par un « impérialisme collectif en idée » (Robert Kurz) propre à la structure de l´État-nation moderne n’est pas du tout identique, même si d’un point de vue empirique les deux choses peuvent se rejoindre dans la concrétude des atrocités commises, comme ce fut le cas des Hutus massacrant à la machette leurs frères Tutsis avec une effroyable violence. Mais entre un massacre intertribal — comme on aime à le présenter en Occident de manière raciste — et un massacre effectué au nom de l’ethnie dominante dans un discours ethnique-nationaliste martelé quotidiennement sur une radio comme la radio rwandaise des Mille collines pendant le génocide, il y a littéralement un monde : la voix de la radio n’est pas pour rien dans un certain basculement, non de la qualité de violence, mais du régime de violence. Dans le cas d’une guerre intertribale traditionnelle, l’agresseur sait qu’il a transgressé un tabou, dans le second cas, il ne considère pas forcément avoir transgressé un tabou : ce qui explique comment des auteurs de génocide persistent, comme des automates, à ne voir aucun problème dans leurs actes ou à en attribuer la responsabilité à l’obéissance d’ordres donnés par des supérieurs, et ce qui explique aussi le refoulement collectif observable dans les guerres modernes une fois qu’elles se terminent. L’anthropologie met en évidence que les crimes de guerre sont considérés par certaines sociétés vernaculaires comme la transgression d’un tabou qui va faire l’objet d’un traitement symbolique collectif et non d’un déni (Freud lui-même commente ce fait dans Totem et tabou) : ce qui implique que la violence peut être atroce, mais elle ne peut pas être de l’ordre d’une escalade sans fin. Elle s’achève avec la suppression de l’ennemi personnel et le rituel de purification. La guerre n’est donc pas par nature « totale » et il y faut, pour qu’elle acquiert cette nature, la conjonction d’un support étatique, d’une idéologie centralisée, autonomisée, et de moyens techniques modernes supportant cette autonomisation en l’amplifiant à des degrés jamais atteints auparavant (de plus amples recherches sur ce sujet sont ici nécessaires et font partie de mon chantier). Il ne fait donc aucun sens de renvoyer sans autre forme de procès la violence à une nature humaine invariante dans le temps et dans l’espace : les formes qu’elle y prend peuvent en effet aller de la mise en scène par l’échange de dons agonistiques (relativement inoffensifs en termes militaires, la guerre ne représentant ici qu’une possibilité rare, d’après Marcel Mauss) à la guerre totale, en passant par toutes les autres formes qu’a pris la guerre dans l’Histoire. Mais il est tout aussi absurde de croire à une possibilité de « paix perpétuelle » sur le modèle kantien.

Revenons aux collègues russes. Ce texte met en évidence une identification profonde et assumée de ces psychanalystes avec Poutine et la nation russe ; cette identification choque le psychanalyste occidental, qui s’empresse pour sa part de dire qu’ils sont à présent dans des camps irréconciliables « non pas parce qu’ils sont russes et que je suis italien, mais la barricade est entre ceux qui soutiennent la politique de Poutine et ceux qui la combattent ». Or cette phrase n’est pas entièrement exacte : les psychanalystes russes, dans cet échange, ont clairement affirmé qu’ils se sentent russes et défendent Poutine parce que « Poutine est la Russie ». Il serait beaucoup moins évident d’attribuer la position de Benvenuto à sa nationalité italienne (ou son appartenance européenne) car il est très probable que, dans un régime de pluralisme démocratique, il ne se sente pas forcé de soutenir la politique de son gouvernement ni même la politique européenne. Comme chaque citoyen européen, il est probable que Benvenuto défend certaines idées (et leurs représentants) et critique d’autres idées (et leurs représentants). Dans les camps en présence, nous aurions donc, selon ce qui se dessine dans cet échange : des Russes qui ne font qu’un idéologiquement avec le représentant de la nation d’une part, et d’autre part, un Européen identifié non à sa nation ou son représentant mais avec « ceux qui croient à la démocratie libérale », dit-il.

Nous avons donc bien deux identifications qui, en effet, ne sont pas symétriques et donnent à cette discussion l’allure d’un dialogue de sourd ponctué de cette phrase énorme, qui ne peut que faire bondir n’importe quel ressortissant d’un pays régi par les principes de la « démocratie libérale » (et moi-même aussi) : Nous sommes russes et Poutine est la Russie. Cela me fait penser à la parole d’une femme russe dans le documentaire de Stéphane Bentura diffusé sur Arte Russie, le poison autoritaire : « Poutine est l’âme de notre pays. » Qu’en dit le psychanalyste ?

Ces phrases qui rappellent les pires heures du nationalisme européen, du fascisme et du culte de la personnalité — Benvenuto ne manquera pas d’opérer des rapprochements avec le nazisme — sont donc opposées à un régime politique qui lui serait éthiquement supérieur, qui serait la démocratie libérale. Toute la justification de Benvenuto tourne autour de cette conception de « l’éthique ». Comme nous l’apprend l’expérience dans les institutions de psychanalyse, ce point est au cœur de toute « politique de la psychanalyse » : il s’agit de défendre les conditions politiques minimales d’exercice de la psychanalyse, laquelle, dit-on, ne peut exister sous une dictature. C’est cela qui a conduit par exemple Jacques-Alain Miller à défendre publiquement la candidature d’Emmanuel Macron aux élections présidentielles de 2017. Certains psychanalystes (en général lacaniens et minoritaires dans le monde) se considèrent comme beaucoup plus radicaux parce que, outre la démocratie libérale, ils défendent un respect de non-ingérence de l´État dans les affaires de la psychanalyse, c’est-à-dire une sorte de poche de neutralité à l’intérieur du régime pluraliste. Pourtant, faire de cette condition négative (car personne ne peut s’exprimer dans une dictature) une précondition positive serait reconnaître que la psychanalyse a une accointance fondamentale avec le cadre politique qui garantit son confort institutionnel, mais qui en même temps contribue peu à peu à l’assimiler ou la supprimer par d’autres moyens que la dictature, par exemple par le poison lent de l’évidence-based-medicine. Ce serait un cuisant aveu d’échec pour sa prétention à sonder des phénomènes dont le monde extérieur ne veut rien savoir.

Il faut s’étonner que ce que Benvenuto appelle « the precondition of psychoanalysis », à savoir la démocratie libérale n’ait pas été requise avant le déclenchement de la guerre en Ukraine, au point que Benvenuto ait semblé ignorer les opinions politiques de ses collègues jusque-là. Poutine n’était pas plus « libéral » auparavant, même s’il est vrai qu’il est en train de parfaire sa dictature politique, notamment en interdisant toute source d’information contradictoire (au point que prononcer le mot « guerre » au sujet de ce qui se passe en Ukraine puisse être désormais puni de prison). Poutine avait déjà annexé la Crimée en 2014 et Benvenuto ne nous dit pas si cela a occasionné une brouille avec ses collègues russes à l’époque. Mais il semble qu’on puisse exercer la psychanalyse pendant très longtemps dans un complet cloisonnement avec non seulement la réalité politique alentour mais aussi les opinions des protagonistes et leurs identifications profondes. C’est l’un des aspects ahurissants de ce dialogue. On peut convenir qu’une nouvelle conjoncture politique (comme la guerre) crée nécessairement de nouvelles lignes de fracture en forçant chacun à sortir de son retranchement habituel, mais la psychanalyse se targue précisément d’analyser les identifications subjectives et cela ne saurait pas être valable qu’en temps de guerre. 

Que faut-il entendre par précondition de la psychanalyse (ou condition préalable) ? La psychanalyse a été inventée à Vienne dans une atmosphère marquée à la fois d’aristocratisme et de bourgeoisie libérale, et elle est née au sein d’un Empire qui avait les caractéristiques de l’impérialisme condamné à présent de manière virulente. Lorsque des psychanalystes avancent cette « précondition » aujourd’hui, ils ont probablement à l’esprit le versant « libéral » du creuset d’idées viennois dans lequel Freud a inventé la psychanalyse. Mais on ne peut pas dire que le régime formel de la démocratie libérale soit pour autant une précondition historique de la psychanalyse, qui est née au sein de l’Empire austro-hongrois, imbriqué dans un système international dont les antagonismes ont conduit non seulement à la Première guerre mondiale, mais à une infinité de conflits ultérieurs (luttes d’hégémonie, conflits frontaliers, guerres d’indépendance, guerres civiles, guerre froide, terrorisme, etc.). L’impérialisme prend au cours du XXème siècle des formes diverses qui débordent manifestement les formes classiques. La guerre froide a marqué l’affrontement entre deux formes de l’impérialisme que l’effondrement de l’Union soviétique n’a pas fait disparaître. De même, les décolonisations n’ont fait que substituer de nouveaux rapports post-coloniaux (la Françafrique par exemple) aux anciens rapports coloniaux. L’hégémonie américaine consacrée par la victoire des Alliés et, plus tard, l’effondrement de l’URSS et les différentes interventions américaines au Moyen-Orient n’est pas moins impérialiste que la nostalgie tsariste de Poutine, mais différemment. Elle n’est pas seulement impérialiste en raison de la défense de son hégémonie stratégique, économique et culturelle partout dans le monde, elle l’est surtout en tant qu’elle prétend exporter la forme sociale — le pluralisme procédural — qui s’accorde le mieux à un marché dérégulé et à l’axiome de la croissance. (C’est ce pluralisme culturaliste que Benvenuto convoque en concédant piteusement un « risque ethnocentrique », aussitôt corrigé par l’apologie d’une « éthique de la psychanalyse » apparemment hors du temps et de l’espace.) Du premier choc pétrolier jusqu’à la pandémie de coronavirus et la guerre actuelle en Ukraine, les crises géopolitiques menacent cependant la validité de cette doctrine en la confrontant, sur le marché extérieur, à des ruptures d’approvisionnement, surtout énergétiques, inhérentes aux interdépendances globales et dangereuses pour la paix sociale. Aujourd’hui, tout est fait pour isoler la Russie, mais pas encore au point d’interrompre l’importation de gaz et de pétrole russes en Europe. Mais le fait que les États-Unis se tournent à présent vers le Venezuela pour remplacer les approvisionnements russes en pétrole en dit assez sur la crise énergétique et la débandade géopolitique. Les menaces mutuelles d’embargos que s’adressent à présent la Russie et le monde occidental nous confrontent une fois de plus à la sinistre réalité d’une dépendance énergétique qu’aucune « transition », jamais, ne dépassera à l’intérieur de ce mode de production, condamnant l’ensemble de la planète à s’enfoncer toujours plus dans la destruction de ses bases naturelles. En défendant l’embargo sur le gaz russe, il se peut que l’ancien Président de la République François Hollande prenne une basse revanche politique sur son successeur, car chacun sait que le consommateur en payera le prix et répercutera sa frustration sur qui de droit. Son argument — partagé par d’autres moralistes sortis du bois — dans une tribune du journal Le Monde (7 mars 2022) n’en est pas moins intéressant : « Nous finançons ainsi la guerre que nous condamnons par ailleurs. » N’est-ce pas pourtant ce que nous faisons tous comme nous respirons, tout le temps et partout, dans le moindre de nos actes médiatisés par l’argent ? Que peut en dire la psychanalyse quand elle voit aussi les plus grosses entreprises internationales — qui par ailleurs participent de manière effrénée à la destruction du monde — se refaire une petite santé morale et se retirer une à une de la Russie pour se joindre à l’anathème (presque) universel contre la guerre de Poutine devenu en quelques jours le nouveau Hitler ? Que se passe-t-il ici ?

Lorsque les psychanalystes présentent la démocratie libérale comme la « précondition » de leur activité, ils ne le font donc que selon une conception étroite et fondamentalement apolitique de cette activité. Leur politisation sporadique est en fait destinée à défendre un exercice qui ne doit pas être dérangée par des circonstances extérieures. Tant que les psychanalystes sont laissés en paix par la grande politique, ils se comportent comme irréductiblement apolitiques ; dès qu’ils sont dérangés en revanche, alors ils se mettent à brandir de grandes déclarations sur la « politique de la psychanalyse ». Ils se font alors les défenseurs du régime politique qui est devenu, dans les conditions de métamorphose de l’impérialisme historique, le régime de légitimation du capitalisme actuel et de ce que Robert Kurz appelle son « impérialisme sécuritaire » (lequel lui aussi prend des formes diverses, allant des USA comme « gendarmes du monde » à la forme montante d’un état d’exception généralisé). La démocratie libérale est ce régime qui prétend encore — peut-être pour peu de temps, si l’on considère la montée inéluctable de formes néo-fascistes qui ne sont pas une régression vers un état dépassé, mais la forme actuelle que prend la décomposition de crise — organiser le « pluralisme » dans un monde qui a soumis toute la planète, de gré ou de force, aux impératifs du capital. Cet impératif s’est accompagné historiquement de la colonisation de toute la planète et de l’instauration autoritaire de frontières qui se muent aujourd’hui en barricades ; de ravages écologiques irréversibles à l’échelle de la vie humaine ; de la mise au travail obligatoire de toute l’humanité assorti de son exclusion progressive de ce même marché du travail peu à peu remplacé par l’automatisation, créant d’immenses zones de non-droit et de misère postmoderne ; de l’instauration d’un racisme suprémaciste structurel qui continue de considérer que l’autonomie d’un peuple amazonien ne mérite pas qu’on lève le petit doigt quand on n’a pourtant que le mot « droit » à la bouche ; de la mise en place d’une dissociation sexuelle systémique portant sur toutes les activités de reproduction, connotées comme féminines. Comment comprendre qu’un psychanalyste puisse encore se draper au nom de l’éthique dans la forme politique qui a produit et continue de produire tous ces fléaux ? Cela revient à défendre le droit d’avoir sa niche dans un monde en décomposition. Le délire de Poutine, offre un écran de projection opportun pour s’identifier à un camp « progressiste » qui s’effrite. Mais ce partage des rôles témoigne de la confusion qui règne entre l’actualité — qui exige en effet une condamnation claire de l’escalade et du non-respect des règles du droit international — et une perspective longue, dans laquelle la forme concurrente — la démocratie libérale — n’en porte pas moins la destruction du monde en tant qu’idéologie légitimatrice du capitalisme post-soviétique. Celui-ci respecte en détail des droits formels dont sa propre logique est la négation systémique à grande échelle. Dans ce partage des rôles, les deux « impérialismes » sont pareillement destructeurs, en tant que manifestations diachroniques d’une seule et même forme dynamique qui joue à tout moment le sort de toute la civilisation. En revanche, ils ne sont pas symétriques, car l’un des deux nous menace directement et immédiatement, pendant que l’autre progresse à petit feu de manière socialement et historiquement médiatisée. Comme deux lignes convergentes, si leur effets manifestes et immédiats ne sont pas identiques, en revanche leur dynamique apparemment contraire appartient au même ordre impérialiste mondial dont l’impérialisme poutinien « à l’ancienne mode » n’est que l’un des multiples visages.

Le face-à-face distrayant entre « nos valeurs démocratiques » et « les leurs », n’est pas de mise ici, aussi peu que la psychanalyse ne consiste en un face-à-face entre le moi de l’analyste et le moi de l’analysant, ou entre la morale de l’analyste et celle de l’analysant. La morale est bien plutôt comprise en psychanalyse comme issue d’une instance intimement liée avec ce qu’elle dénonce, aussi intimement que le surmoi se détache du moi pour venir le persécuter. C’est ce lien que l’analysant et le psychanalyste s’engagent chacun de leur côté à examiner. Le psychanalyste n’est pas le parangon d’une morale civilisée que Freud avait plutôt présentée comme une double morale dans son texte La morale sexuelle « civilisée » et la maladie nerveuse des temps modernes.

3. J’en viens ainsi au dernier aspect surprenant du texte de Sergio Benvenuto. Ce dernier affirme que la psychanalyse est porteuse d’une « éthique » qui serait celle de la non-agression. Il est vrai que le psychanalyste s’engage tacitement à ne pas utiliser la situation analytique pour exercer son influence ou en tirer un profit sexuel. Cet engagement toutefois n’est pas de type déontologique : je n’ai jamais signé ni fait signer à quiconque un tel engagement. La raison en est que nous sommes des adultes et nous savons que des transgressions de cet ordre constituent de facto une sortie du dispositif analytique pour entrer, disons, dans un dispositif de droit commun. Si je me mettais à frapper, insulter, manipuler ou séduire un ou une patiente, nous serions sortis du dispositif analytique et nous aurions à faire au droit commun (en cas d’infraction grave) ou à la morale ordinaire (en cas d’infraction mineure). Il arrive que des relations amoureuses se nouent entre analyste et analysant : ils ont de facto quitté ensemble le terrain de l’analyse. Selon Freud, ils ont empêché l’analyse (et peut-être mis en acte leur fantasme incestueux, mais cela n’est pas interdit et cela se produit tous les jours dans la vie normale). Leur seule infraction est d’avoir interrompu l’analyse avant son terme, c’est sans doute une transgression éthique à l’intérieur de l’analyse, mais elle reste immanente au dispositif ; elle ne le transcende pas, elle prend effet au début de l’analyse et cesse à l’instant où le rapport analytique est interrompu. La psychanalyse n’est pas gardienne de la morale ou du droit. C’est la raison pour laquelle une activation contractuelle ou une emphase de ladite règle d’abstinence n’est pas nécessaire ; elle fonctionne du seul fait que la psychanalyse se déroule non pas « sur la lune » mais dans une société qui secrète ses normes et les dicte aussi jusque dans le cabinet analytique. Si je viens pour parler, je ne viens pas pour autre chose. Si cela devient autre chose, nous avons quitté l’objet de nos séances. L’échec de l’analyse qui s’ensuit est à analyser analytiquement et non moralement. Un cas d’abus sexuel entre dans le dispositif de droit commun. Il n’y a pas une once de morale dans cette affaire, sauf à défendre une version paternaliste du psychanalyste comme gardien de valeurs plus élevées que la moyenne.

Benvenuto réaffirme ce qu’il appelle l’éthique de la psychanalyse qui selon lui « consiste à ne pas agir en suivant nos pulsions de violence et d’oppression, qui existent en chacun de nous. Nous devons les reconnaître inconsciemment, ne pas les commettre dans la réalité. » Or précisément, les psychanalystes russes interrogés n’ont pas commis de telle violence (jusqu’à preuve du contraire). Ils ont simplement adhéré à la violence d’un autre. Leur transgression est d’avoir fait l’apologie de ce que la démocratie bourgeoise a le génie d’aménager sous une forme hypocrite : il faut sanctionner Poutine mais je ne voudrais pas manquer de chauffage ou de carburant les prochains mois, le capitalisme est destructeur mais il faut le moraliser, etc. Le discours autoréférentiel du Bien délègue à d’autres la réalisation d’une équation objectivement impossible, mais dont l’impossibilité ne doit jamais être ni prononcée ni dénoncée. De ce fait, la morale se mue en exigence abstraite, adressée dans le vide ou projetée sur des figures électives : tout à coup, Poutine est Hitler dans le camp du Bien et on sent une intime satisfaction parcourir ceux qui se reconnaissent dans cette équation, comme si on s’offrait une chance de refaire l’histoire en se mettant du bon côté.     

L’éthique de la psychanalyse telle que développée par Lacan dans son séminaire du même nom est tout autre. Elle implique qu’il y ait du sujet pour assumer sa position. Il aurait été préférable que Benvenuto assume son soudain dégoût pour les positions pro-Poutine de ses collègues (ce qui l’aurait obligé à analyser son aveuglement précédent) et la décision de ne pas poursuivre sous de tels auspices le travail commencé. Mais il aurait pu aussi se pencher sur la formation de l’opinion publique en Russie, dans un contexte où l’on apprend que même les soldats russes n’avaient aucune idée de la mission et du terrain avant de partir en Ukraine.

Benvenuto termine son texte en comparant son attitude avec celle consistant à refuser qu’un analysant payse son analyse avec de « l’argent sale », par exemple issu d’un trafic de drogue. Il se peut que la relation transférentielle implique une telle mesure dans la particularité du cas. Mais elle ne saurait valoir comme principe éthique supérieur dans un monde où il n’y pas d’argent propre. L’argent est l’une des formes que prend le capital dans son mouvement de multiplication aveugle et sans limite. L’argent est produit au cœur d’une forme sociale qui repose sur l’exploitation universelle de la force de travail égalisée dans le temps de travail social moyen, et corollairement l’exclusion inéluctable d’une partie de la population rendue superflue par le même processus contradictoire en soi. De plus, comme les séances par téléphone, « l’argent n’a pas d’odeur » et il prend au cours de la circulation toutes les formes abjectes que nous croyons bannir de la morale quotidienne : il passe abstraitement et indifféremment par le trafic d’armes, le trafic d’organes, les énergies fossiles ou la spéculation financière avant de finir dans ma poche. Le psychanalyste ne peut pas défendre l’idée d’un argent « propre », ni au sens moral, ni au sens personnel, car l’argent est une catégorie sociale liée à des articulations collectives. Il appartient à l’idéalité bourgeoise de défendre un échange particulier — clivé de la réalité collective — comme un échange sain et comme argent dignement gagné (dans le travail honnête et pas dans le trafic de drogue par exemple). Je ne vois pas comment la psychanalyse peut persister à éviter d’examiner les catégories qui fondent la reproduction du système capitaliste quand elle mobilise de tels principes dans la cure individuelle. Freud ou Lacan étaient en cela bien plus « éthiques » quand ils faisaient valoir sans façons leur désir d’argent pour soutenir une activité souvent pénible et ingrate. Benvenuto finit par couronner cet échange d’une sanction en parfaite accointance avec la pluie de sanctions internationales que subit la Russie : ce ne sera pas impunément que vous soutenez Poutine et vous serez donc privés (par moi, Benvenuto) de supervision. J’aurais respecté qu’il affirme l’incompatibilité de sa position personnelle avec celle de collègues défendant un autocrate meurtrier et qu’il interrompe le travail pour ainsi dire à hauteur de sujet. Il arrive tout simplement que des amitiés ne soient plus possibles. Mais ici, la privation de supervision (censée être le « prix à payer » du poutinisme) est assénée par le psychanalyste dans une identification grandiose avec le principe de réalité qui transforme l’éthique analytique en paternalisme moral et en instrumentalisation perverse du prétendu principe de réalité. Car personne ne dispose du principe de réalité et surtout pas le psychanalyste.

Sandrine Aumercier, 15 mars 2022


[1] https://www.journal-psychoanalysis.eu/psychoanalysis-in-the-war-a-debate-with-russian-colleagues/

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